$1.200 milliards par an pour la paralysie et l’impuissance

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Le site War In Context cite, le 16 avril 2010, un discours de l’ancien ambassadeur US Ches Freeman. L’ancien diplomate parle de la “militarisation” des USA .

«…The excesses that brought about the wide-ranging devaluation of our global standing originate, I think, in our politically self-serving reinterpretation of the Cold War soon after it ended. As George Kennan predicted, the Soviet Union was eventually brought down by the infirmities of its system. The USSR thus lost its Cold War with America and our allies. We were still standing when it fell. They lost. We won, if only by default. Yet Americans rapidly developed the conviction that military prowess and Ronald Reagan’s ideological bravado — not the patient application of diplomatic and military “containment” to a gangrenous Soviet system — had brought us victory. Ours was a triumph of grand strategy in which a strong American military backed political and economic measures short of war to enable us to prevail without fighting. Ironically, however, our politicians came to portray this as a military victory. The diplomacy and alliance management that went into it were forgotten. It was publicly transmuted into a triumph based on the formidable capabilities of our military-industrial complex, supplemented by our righteous denunciation of evil.

»Many things followed from this neo-conservative-influenced myth. One conclusion was the notion that diplomacy is for losers. If military superiority was the key to “victory” in the Cold War, it followed for many that we should bear any burden and pay any price to sustain that superiority in every region of the world, no matter what people in these regions felt about this. This was a conclusion that our military-industrial complex heard with approval. It had fattened on the Cold War but was beginning to suffer from enemy deprivation syndrome — that is, the disorientation and queasy apprehension about future revenue one gets when one’s enemy has irresponsibly dropped dead. With no credible enemy clearly in view, how was the defense industrial base to be kept in business? The answer was to make the preservation of global military hegemony our objective. With no real discussion and little fanfare, we did so. This led to increases in defense spending despite the demise of the multifaceted threat posed by the USSR. In other words, it worked.

»Only a bit over sixty percent of our military spending is in the Department of Defense budget, with the rest hidden like Easter eggs in the nooks and crannies of other federal departments and agencies’ budgets. If you put it all together, however, defense-related spending comes to about $1.2 trillion, or about eight percent of our GDP. That is quite a bit more than the figure usually cited, which is the mere $685 billion (or 4.6 percent of GDP) of our official defense budget. Altogether, we spend more on military power than the rest of the world — friend or foe — combined. (This way we can be sure we can defeat everyone in the world if they all gang up on us. Don’t laugh! If we are sufficiently obnoxious, we might just drive them to it.) No one questions this level of spending or asks what it is for. Politicians just tell us it is short of what we require. We have embraced the cult of the warrior. The defense budget is its totem.»

Notre commentaire

@PAYANT Chas Freeman, ancien ambassadeur US (notamment en Arabie Saoudite), fut la première victime d’importance du lobby israélien à Washington sous l’administration Obama, en mars 2009. Le lobby israélien à Washington est l’une des pièces de ce système anthropotechnique militaro-industriel dont le Pentagone est la pièce centrale (cela, tout en observant que cette partie du système, entre Pentagone et lobby israélien, est lui-même aujourd’hui plongé dans une crise sérieuse sinon gravissime – les choses évoluent vite). Ce système a conduit à une intense “militarisation” des USA, notamment durant ces vingt dernières années. C’est sur ce sujet que Chas Freeman s’est exprimé.

Dans l’extrait de son discours donné par War In Context, ci-dessus, on retient ce passage où Freeman explique ce nouveau stade de “militarisation” des USA à partir des années 1980, avec son évaluation des véritables allocations budgétaires du Pentagone. Cette évaluation est évidemment celle d'une somme colossale. La chose vient ici d’un diplomate et non d’un expert militaire, ce qui donne plus de poids à une évaluation qui tend de plus en plus, et fort heureusement, à remplacer dans l’esprit général des observateurs la narrative que recouvre la comptabilité officielle, évidemment faussaire, que le système donne de ses dépenses militaires. Le niveau atteint ne se commente plus en termes budgétaires et comptables, mais en observations évidentes sur une schizophrénie de système. Dans ce cas, oui, nous pouvons parler de la pathologie d’un système anthropotechnique comme si nous parlions d’une personne.

L’intérêt de l’intervention de Freeman est qu’il place son évaluation dans la perspective historique et fait implicitement justice de la version selon laquelle c’est le “réarmement” entrepris sous Reagan qui eut raison de l’Union Soviétique. Au contraire, Freeman estime que c’est la diplomatie prudente des USA qui permit l’évolution de la situation où l’URSS s’écroula de l’intérieure, “toute seule” si l’on veut (c'est-à-dire sans l'intervention US mais avec l'intervention essentielle de Mikhaïl Gorbatchev). «As George Kennan predicted, the Soviet Union was eventually brought down by the infirmities of its system. The USSR thus lost its Cold War with America and our allies. We were still standing when it fell. They lost. We won, if only by default. Yet Americans rapidly developed the conviction that military prowess and Ronald Reagan’s ideological bravado […] had brought us victory…» C’est après cet effondrement que l’histoire fut réinventée d’une victoire par “la course aux armements” imposée par les USA, justifiant qu’on lance effectivement aux USA une politique de surarmement après la chute de l'URSS, qui devint effective à la fin du siècle, avec le passage de l’administration Clinton à l’administration GW Bush.

Il s’agit d’une “réécriture” de l’histoire récente qui est un pur produit du système de communication. Cette réécriture fut développée dans les années 1990, notamment grâce à l’habileté de communication des groupes néoconservateurs soutenus par des puissances d’argent. L’aspect le plus remarquable de cette évolution est qu’elle se fit sans aucune nécessité stratégique et militaire de quelque ordre que ce soit, puisque, dès les années 1990, les USA constituaient la puissance militaire dominante sans la moindre rivale possible (l’“hyperpuissance”, disait Védrines à la fin des années 1990). Les dépenses qui vinrent ensuite, caractérisées par l’absence complète de frein et de contrôle comme conséquence du climat établi par l’attaque 9/11, ne présentaient pas la moindre nécessité et apportèrent au contraire une sorte de grippage, un blocage complet du système du Pentagone. Sur ce point, on peut aisément montrer que la puissance militaire US, depuis 2000, a décru en efficacité, en puissance d’influence et en capacité de projection, alors que la budget réel du Pentagone a été multiplié par quatre ou cinq. (Par exemple, l’USAF a perdu en en un peu plus d’une décennie un gros tiers de ses capacités de combat en nombre d’avions et la moitié de ses capacités de projection. Il serait aujourd’hui hors de question de monter une opération comme “Tempête du Désert” en 1990-1991 contre l’Irak, avec 600.000 hommes; les plus récents calculs envisageant le cas de la nécessité d’une invasion terrestre de l’Iran avec un million de soldats envisagent un délai minimum de 4 à 5 années pour constituer cette force d’invasion.)

Il ne s’agit plus des seules incompétences de gestion, des habituels travers humains de corruption, de duplication, etc., propres aux bureaucraties. On se trouve devant un phénomène qui renvoie sans le moindre doute à la crise centrale du système anthropotechnique, à son étrange caractère de multiplier l’inefficacité et la paralysie à mesure que les moyens financiers à sa disposition s’accumulent.

Comme le fait remarquer Freeman d’une façon classique, il s’agit certes d’une “militarisation” de l’action diplomatique, mais il nous semble nécessaire d’aller au-delà, et d’avancer ces explications d’ordre systémique où les hommes ne jouent plus qu’un rôle secondaire d’exécutants. Il y a un véritable mouvement presque “positif”, presque “constructif” (de notre point de vue, s'entend), qui évolue d’une façon inéluctable vers l’inefficacité, vers l’impuissance des processus bureaucratiques et technologiques, vers le blocage de tous les efforts d’intégration qui permettent d’aboutir au développement de systèmes, aux efforts d’organisation des forces permettant de mettre en place des unités combattantes en nombre suffisant.


Mis en ligne le 19 avril 2010 à 06H10