“Alliance” entre guillemets à propos de l’Irak

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“Alliance” entre guillemets à propos de l’Irak

La crise irakienne et l’avance de l’ISIS radical-islamiste jusqu’à menacer Bagdad accouchent d’une probable “allliance” de facto stupéfiante entre l’Iran et les USA, mais qui ne nous stupéfie pas vraiment. L’habitude commence à s’installer de constater des événements extraordinaires comme des choses ordinaires d’un monde plongé dans l’incontrôlable désordre des soubresauts de la crise générale d’effondrement. Il semble devoir s'organiser toujours de facto car ce ne sont pas des choses qui s’affichent, une coordination active quoique secrète entre l’Iran et les USA pour constituer une intervention étrangère destinée à limiter les dégâts causés par ISIS, dans tous les cas pour contenir l’avance de ISIS et, surtout, protéger à tout prix la capitale irakienne.

• Pour Patrick Cockburn, de The Independent ce 12 juin 2014, l’actuelle crise en Irak, avec l’attaque jusqu’ici victorieuse d’ISIS a déclenché un processus d’éclatement de l’Irak («Iraq is breaking up») avec, en plus de l’activisme d’ISIS, l’affirmation et le renforcement de la partie kurde de l’Irak (prise de Kirkuk). Cockburn signale également le fait extérieur majeur qui est l’intervention de l’Iran, plus certainement que les USA.

«Government rule over the Sunni Arab heartlands of north and central Iraq is evaporating as its 900,000-strong army disintegrates. Government aircraft have fired missiles at insurgent targets in Mosul, captured by Isis on Monday, but the Iraqi army has otherwise shown no sign of launching a counter-attack.

»The nine-year Shia dominance over Iraq, established after the US, Britain and other allies overthrew Saddam Hussein, may be coming to an end. The Shia may continue to hold the capital and the Shia-majority provinces further south, but they will have great difficulty in re-establishing their authority over Sunni provinces from which their army has fled. [...]

»Foreign intervention is more likely to come from Iran than the US. The Iranian President Hassan Rouhani said that Iran would act to combat “the violence and terrorism” of Isis”. Iran emerged as the most influential foreign power in Baghdad after 2003. As a fellow Shia-majority state, Iraq matters even more to Iran than Syria. Iran will be deeply alarmed by the appearance of a fanatically Sunni proto-state hostile to all Shia in western Iraq and eastern Syria. Abu Mohamed al-Adnani, the Isis spokesman, said today that the Shia, 60 per cent of the Iraqi population, “are a disgraced people”, accusing them of being “polytheists”.»

DEBKAFiles va plus loin dans la description de cette connivence Iran-USA. Répétons-le, DEBKAFiles peut être pris comme une source assez objective dans cette affaire qui voit s’affronter deux situations dangereuses pour Israël (affirmation des islamo-terroristes de l’ISIS, affirmation de l’Iran). En conséquence, les analyses du site ne sont pas distordues par une prise de position trop marquée, elles sont nuancées en renvoyant ainsi à une description plus juste de la situation. Il semble que les Israéliens soient confrontés pour leur appréciation politique de la crise, au choix du “moins mauvais possible”, en l’occurrence en préférant éventuellement un engagement de l’Iran au côté de l’Irak, ce qui signifie dans tous les cas une acceptation et la préférence du statut de puissance régionale de l’Iran à une poursuite de la blitzkrieg d’ISIS, avec la possibilité de création du fameux califat islamo-terroriste qui constitue la possibilité la plus spectaculaire et la plus symbolique de la crise. L’analyse de DEBKAFiles met en également évidence par la simple description et sans insister outre-mesure, comme s’il s’agissait désormais d’un fait notoire et structurel, la prudence et la crainte d’un engagement de la part des USA, actant par là la faiblesse désormais chronique et le repli de cette puissance. La description de la situation par DEBKAFiles montre combien les USA accepteraient que l’Iran soit le leader dans cette réaction extérieure à la poussée offensive d’ISIS qui menace l’Irak, pays pourtant si longtemps proclamé comme étant un enjeu stratégique majeur pour ces mêmes USA. (Le 13 juin 2014.)

«President Barack Obama is close to a decision on a number of US military steps for thwarting the march of Al-Qaeda in Iraq, now halted at Samarra 70 km short of Baghdad. In a comment Thursday night, June 12, he said: “We do have a stake in making sure that these jihadists are not getting a permanent foothold in either Iraq or Syria, for that matter.” He added that he was thinking of “short-term military things.” [...]

»Thursday afternoon, Iran’s most powerful gun, the Al Qods Brigades chief Gen. Qassem Soleimani, arrived in Baghdad to take over the push against ISIS, in the same way as he has managed Bashar Assad’s war in Syria, and pull together the demoralized and scattered Iraqi army. Those steps by Washington and Tehran pave the way for the US and Iran to cooperate for the first time in a joint military endeavor.

»Since ISIS forces, albeit boosted by tens of thousands of armed Sunnis flocking to the black flag, are not capable of capturing Baghdad and have halted outside the city, President Obama and Iran’s Ayatollah Ali Khamenei have won a small space for deciding how to proceed. Khamenei must determine whether Gen. Soleimani with the help of American weaponry can stop al Qaeda, save Maliki from collapse and prevent the fall of Baghdad, and whether it is worth sending an Iranian army division over to Iraq, our intelligence sources reported earlier Thursday. They have since entered Iraq and are fighting ISIS forces. These moves by Tehran will determined how Washington acts in the coming hours...»

Il faut noter que Russia Today fait un recensement de la situation, ce 12 juin 2014, en axant complètement son commentaire sur la possibilité d'une coopération opérationnelle effective entre les USA et l'Iran. «“We do have a stake in ensuring these jihadists don't get foothold in either Iraq or Syria,” Obama said. Later in the day, White House Press Secretary Jay Carney clarified that US will not send ground troops to Iraq, but is seriously considering airstrikes that would help to drive jihadist militants out of their strongholds. Iraq has privately indicated to the Obama administration that it would welcome airstrikes with either drones or manned aircraft that target ISIS militants in Iraqi territory, US officials said Wednesday.»

• Aux USA même, il est manifeste que la réaction très-prudente de l’administration Obama mesure surtout la crainte d’un engagement extérieur. Par rapport à leurs prétentions, à l’affirmation de leur “exceptionnalisme”, à leurs engagements statiques par des bases et des accords divers, cette position constitue une reconnaissance de facto que la partie de la politique extérieure dynamique et encore sous un contrôle central dans l’administration Obama (au contraire de la position US dans la crise ukrainienne, qui vient d’une annexion par la fraction neocon-R2P de l’administration) peut être clairement qualifiée de “néo-isolationniste”.

Il est manifeste que cet aveu de très grande faiblesse décrit une situation où l'on cède devant la pression de l’opinion publique US, qui s’oppose de plus en plus fermement à la doctrine de l’interventionnisme. (Et cette dépendance de la pression de l’opinion publique est, en soi, un autre signe de la faiblesse du gouvernement, et du pouvoir en général à Washington.) Un article de Peter Gemma, ce 12 juin 2014 dans UNZ.com, analyse les très nombreux sondages US sur l’attitude du public US vis-à-vis de la politique interventionniste, type-neocon, pour mettre en évidence un accroissement sensible, en une décennie, d’une minorité à une forte majorité, d’un avis hostile à cette politique. Il n’a certainement pas plus révélateur et plus symbolique de cette situation que la prise de position d’Hillary Clinton, – qui est, en même temps, une reconnaissance indirecte par elle-même de la proximité d’une décision de candidature pour les présidentielles de 2016 ... Clinton, activiste très marquée, chef de la fraction neocon-R2P au sein de l’administration Obama quand elle était au département d’État, recommande la prudence, sinon l’abstention des USA vis-à-vis de l’option d’un engagement en Irak ... (Le Guardian du 13 juin 2014.)

«The US should not stage another military intervention in Iraq despite the recent gains made by Islamic extremists, the nation's former secretary of state, Hillary Clinton, has said. [...] Clinton insisted that, while she did not believe a military intervention at this stage was appropriate, President Barack Obama was right not to take any options off the table.

»She added that Obama was setting out preconditions to Iraq's prime minister, Nouri al-Maliki, before there could be any question of providing the military support the latter was seeking. Iraqi forces, she said, should take the lead in fighting Isis. “Maliki has to be willing to demonstrate unequivocally that he is a leader for all Iraqis, not for a sectarian slice of the country,” she said. Speaking to the BBC's Newsnight programme, she added: “The [Iraqi] army, which has not been able to hold territory, has to have an injection of discipline and professionalism, something the US has been trying to help with.”»

Il y a cinq-six ans, il y a dix ans, ce constat d’une probable “alliance” de facto et ouverte, avec éventuelle coordination opérationnelle, entre l’Iran et les USA pour un combat commun en Irak aurait constitué une nouvelle sensationnelle. Aujourd’hui, elle n’apparaît que comme un signe de plus de la puissance du désordre régnant... Certes un signe remarquable, et d’autant plus remarquable que ce serait l’Iran qui prendrait l’initiative et s’imposerait, de facto encore, comme le meneur de la chose, entérinant son statut de puissance régionale aux dépens de l’hégémonie globale des USA qui se confirme chaque jour, en Irak et ailleurs, comme en rapide déclin. Mais il ne s’agit que de considérations annexes, tant domine le facteur de l’importance du désordre et, par conséquent, la politique des différents acteurs de plus en plus réduite à la possibilité de le contenir ou pas ; avec la question, “peut-on arrêter décisivement la progression de l’ISIS, qui est pour l’instant un producteur massif de désordre” ? On comprendra que, pour cette raison, l’“alliance“ éventuelle Iran-USA mérite bien ses guillemets, puisque, dans la situation de toute-puissance du désordre, elle ne constitue pas un fait essentiel, tout comme la positon de puissance régionale de l’Iran qui n’est pas plus un fait essentiel. Le désordre règne, et dans ce cas toutes les mesures qu’on peut prendre seront secondaires tant que l’une d’elle n’aura pas réduit le désordre, – ce qui n’est nullement le cas dans cette occurrence, et d’ailleurs on ne voit aujourd’hui aucune initiative, aucun acte dans la politique classique, qui puisse prétendre réduire le désordre jusqu’à le dominer.

L’“alliance” mérite des guillemets également, parce qu’elle n’en est pas vraiment une dans le sens même du concept. Nécessité née du désordre, c’est, surtout pour les USA, une mesure de circonstance qui ne sera jamais reconnue comme telle. Plus encore, cette circonstance de rencontre ne présage nullement, par elle-même, une amélioration décisive des relations Iran-USA. En fait, le facteur “amélioration décisive” n’est pas à considérer, chacun, de plus en plus pressé par les événements, réduisant de plus en plus son jeu à la tâche globale de containment du désordre général et réduisant ses analyses et ses actes à son seul intérêt immédiat dans chaque circonstance imposé par le désordre, et selon un fractionnement qui empêche effectivement de développer un dessein global. Les USA, particulièrement, devraient prendre grand soin de ne pas afficher cette éventuelle “alliance” comme une alliance, et même dénier complètement la chose, parce que la doctrine de l’“exceptionnalisme” qui a pour rôle de maquiller et de dissimuler la retraite US ne le permet pas. Obama, dans son rôle habituel de président cédant aux quatre vents, ne peut pas risquer de prêter le flanc à la critique d’un rapprochement avec l’Iran, surtout dans une position plutôt de faiblesse, même si par ailleurs il est critiqué pour ne pas faire assez contre l’ISIS. (Les querelles politiques, à Washington particulièrement, ne s’embarrassent pas de cohérence ni de logique.)

Il s’agit donc, dans le chef de cette “alliance” contenue par les guillemets, d’une circonstance imposée par un désordre qui est lui-même le legs constant et en constante augmentation de la politique-Système, production du Système hors de tout contrôle. La politique-Système traduit donc l’habituel paradoxe surpuissance-autodestruction : alors qu’elle chercherait à imposer le rassemblement de plus d’acteurs possible pour la servir et favoriser sa surpuissance, elle produit naturellement et irrésistiblement un désordre qui constitue un frein grandissant, voire une impasse vers de tels rassemblement ; alors qu’elle devrait favoriser le renforcement en puissance des principaux acteurs qui favorisent la politique-Système, et la suivent en général, elle provoque au contraire leur affaiblissement constant. (Le cas US est bien entendu exemplaire de ce destin. Le cas iranien est beaucoup plus ambigu parce que l’Iran, traité comme “paria” depuis plus de trois décennies, est nécessairement tenu à la marge du Système et a été maintenu jusqu’à très récemment dans une complète hostilité, ce qui lui permet d’échapper en un sens à certains effets d’autodestruction de la politique-Système.)


Mis en ligne le 13 juin 2014 à 09H11