“Continuez, Elkabbach !”

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“Continuez, Elkabbach !”

L’interview de Poutine pour TF1 et Europe1, passée le 4 juin en soirée, on l’a vue, entendue et largement commentée (sauf dans la presse-Système anglo-saxonne où tout ce qui est Poutine tout en n'étant pas anglo-saxon ne passe guère). Russia Today en fait ses choux gras, ce 5 juin 2014, et l’on dira que c’est de bonne guerre. Plus intéressant, beaucoup plus intéressant, l'ensemble des impressions de Jean-Pierre Elkabbach, l’intervieweur d’Europe1.

Elkabbach est presque aussi vieux que la Vème République dans le sport de l’interview. Il en a vu de vertes et de pas mûres, et il a su manœuvrer avec habileté pour rester toujours dans les fauteuils d’orchestre. Elkabbach est un homme du Système, qui sait jouer au journaliste indépendant mais qui sait aussi jouer jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. De sa carrière, on a retenu ses joutes à la fin des années 1970 avec Georges Marchais, le dirigeant fameux du PC français, et le dernier stalinien de l’Occident de l’immédiat avant-Gorbatchev, qui jugeait en 1980 le bilan du communisme «globalement positif». (Cri de guerre resté fameux de Marchais lors de l’une ou l’autre de ses rencontres en studio avec Elkabbach  : «Taisez-vous, Elkabbach !») On a retenu aussi sa très longue interview de 1993, un peu pathétique, entre le parler franc et le sauvetage convenu, avec François Mitterrand proche du terme de sa vie et tentant d’écarter le poids de sa maladie pour répliquer ; c’était à la suite des révélations sur les mauvaises mais chaleureuses fréquentations du président avec des collaborateurs notoires, dont il ne se départit jamais d'avoir été leur ami.

... Mais tout cela, pour Elkabbach, est balayé, effacé, – “il se fout du passé”, comme dit la chanson de cette chère et bien française Edith, – pour avoir vécu le 3 juin, à Sotchi, «un moment que je n'oublierai jamais !» Ainsi europe1.fr donne-t-il, le 4 juin 2014 un texte dit Making Off, sur les coulisses de l’interview de Poutine. Sur la chaîne radio on avait pu entendre le même 4 juin 2014, peu avant l’interview, une mini-interview d’Elkabbach sur son exploit de Sotchi. Le texte du Making Off nous dit à peu près ceci :

«“Un entretien tout à fait libre”... Jean-Pierre Elkabbach a dévoilé les dessous de cet “entretien tout à fait libre”. “Cela peut être surprenant”, concède le journaliste d'Europe 1, mais l'interview avec le dirigeant controversé “s'est déroulée sans préalable, sans tabou”. “Ni Poutine, ni son entourage n'ont cherché à connaître les thèmes" des questions posées par Jean-Pierre Elkabbach et Gilles Bouleau [de TF1]. “Il les maîtrise, il vit avec”, explique le journaliste. “Il peut improviser.”

«Le dirigeant russe a pourtant fait attendre les deux journalistes pendant de longues heures, mais cela n'était pas une stratégie d'intimidation, insiste Jean-Pierre Elkabbach. En pleine crise internationale, un ballet de conseillers et ministres a précédé Europe1 et TF1 dans l'agenda de Vladimir Poutine.

»“La fermeté et la raideur brutale d'un timide”. Jean-Pierre Elkabbach a également livré ses impressions sur celui qu'on appelle le nouveau tsar. “Il a une sorte de charisme froid”, décrit-il. “Une énergie sans exubérance, la fermeté et la raideur brutale d'un timide”, raconte le journaliste. Selon lui, Vladimir Poutine “ne ressemble pas à sa caricature”, mais il concède qu'il faut “être vigilant” devant le président russe.»

Ce texte, finalement assez prudent dans l’atmosphère générale des salons parisiens, ne rend pas justice à l’enthousiasme difficilement contenu d’Elkabbach pour Poutine, que l’on constate à la vision et l’écoute de la vidéo donnée en référence. (Sa réplique complète sur la question concernant la liberté de l’entretien et les conditions qu’il a rencontrées à Sotchi : «Pas du tout, pas du tout, ç’a été un entretien tout à fait libre des deux côtés et je sais bien des dirigeants français qui pourraient en prendre de la graine.» Ainsi Poutine deviendrait-il un exemplaire ès-liberté des contacts avec la presse pour les salons parisiens...)

Elkabbach est un vieux routier du monde de la communication et des salons parisiens, habile comme on l’a décrit, toujours prudent et ainsi de suite. Le vieux routier, habitué aux cahots, aux dépassements interdits et ainsi de suite, plutôt dans la catégorie “vieille canaille” (genre affectueux, type-Gainsbourg ou Eddy Mitchell) que vieille midinette s’il fallait l’apprécier, s’est pourtant laissé surprendre, c’est-à-dire séduire, et il est tombée sous le charme de Poutine... De quel charme s’agit-il ? A nous commentateurs de faire des hypothèses, et nous avons la nôtre. Il y a certes les qualités de l’homme (Poutine) mais il y aussi, – et surtout pour notre propos, et cela en ayant dans l’oreille et à l’esprit l’interview où Poutine fut excellent, – il y a surtout la fermeté et l’évidence du propos d’un homme qui s’appuie sur la force des principes. Il ne perd pas trop de temps, ni ne nous fait perdre le nôtre, à nous exposer que la Russie est un grand pays, – on le sait, – ni même un pays “exceptionnel” – cela est bien possible, sans avoir à en faire le sujet d'une doctrine stratégique pour la communication. Poutine décrit et explique, et alors l’affirmation de la souveraineté nationale dans la politique vous permet d’exposer cette politique avec une force principielle, c’est-à-dire qu’elle vous donne le talent et l’éloquence qu’exsude la structuration évidente du propos. On comprend la remarque d’Elkabbach («... et je sais bien des dirigeants français qui pourraient en prendre de la graine.») : même pour le vieux routier retors et désabusé de la communication parisienne, le discours d’un homme qui applique une politique principielle pulvérise les slogans psalmodiés des dirigeants-Système du bloc BAO, qui ne peuvent s’appuyer que sur le vide de l’absence de substance. Par ailleurs, Poutine est habile : on ne parle pas en vain à un journaliste français, type-vieux routier de la Vème République à qui il reste toujours un reste de sentimentalisme pour la grandeur disparu, de De Gaulle et de Mitterrand, – c’est-à-dire, lorsqu’il s’agit de rappeler le souvenir de ces hommes qui surent montrer cette même éloquence que donne la pratique d’une politique principielle, du temps où un président français, quels que soient ses défauts et ses qualités, savait être transcendé par la fonction. (Et Elkabbach de conclure l’une de ses interventions, au cours du même mini-interview : «A Moscou, la France compte toujours !»)

Quoi qu’il en soit, l’interview est, du point de vue de la communication, un coup de maître de Poutine. Il plante un coin dans la structure psycho-hyper-rigide antirusse et anti-poutinienne des salons parisiens en touchant des personnalités au cœur du Système et non plus seulement des marginaux et des dissidents hors-Système et limite antiSystème. Il rameute l’esquisse de ce qui pourrait être un changement de ton parisien à son égard, avec son déjeuner avec Sarkozy (dont Elkabbach, justement, est un fidèle), au moment où le gymkhana parisien imposé par les exigences de communication d’Obama (éviter à tout prix une rencontre avec Poutine entre deux dîners, ce 5 juin au soir, à Paname) a un peu agacé la crème politicienne de la capitale. (Pour tous ces épisodes, voir le 3 juin 2014.)

Curieusement, on retrouve cet avis chez Pépé Escobar ; tout cela, dirait-on, avec l’ombre du Mistral qui se profile, qui fera plus de vagues dans le sens transatlantique que nulle part ailleurs. Répondant à une interview de Russia Today le 4 juin 2014, Escobar nous emporte dans son habituel style imagé et ironique, pour nous faire comprendre finalement qu’à son point de vue, nous ne serions peut-être plus très loin d’un certain rapprochement franco-russe coordonné avec une certaine et nouvelle distance entre Paris et Washington. On verra...

Russia Today: «President Hollande plans to dine twice in one night, separately with Barack Obama and with Vladimir Putin. Is this smart diplomacy or exacerbating the awkwardness?»

Pepe Escobar: «I’ve been wondering about the menu actually. Who gets the cheeseburger, who gets the stick of foie gras. But this is really very serious because Ben Rhodes, that spectacular mediocrity that acts as one of Obama's foreign policy advisors, leaked to the American press that there was never supposed to be a one-on-one meeting between Obama and Putin. So, the White House actually refused to be in the same room with Hollande and Putin. So the French had to scramble to organize two dinners in a row. This is so ridiculous I cannot find words to qualify it. And coming on the heels of the $1 billion Obama hammer, which is more NATO expansion in Poland and close the Ukrainian border as well, practically giving a blank check to the extremely hysterical Polish government to keep trying telling the world that Russia is going to invade tomorrow, or the day after. It’s completely absurd. And they are in Normandy to celebrate 70 years [since the Normandy landings in WWII]. This is an extremely serious business, the participation especially of Russia. Twenty five million to 30 million people there were dead. In fact, Russia won the war first, and then the West won the war against Nazi Germany. So Obama and Putin should be in the same room, they belong to the same room vis-à-vis the effort of the 70 years ago. Now because of schoolboy tactics of the Obama administration we have these ridiculous two dinners in a row on Thursday in France.»

Russia Today: «Obama will get the first meal sitting, the Russian president second. That's probably no accident, is it?»

Pepe Escobar: «The empire first with cheeseburgers and then Putin with borshch and beef stroganoff. Obama doesn’t know how to drink wine and Putin is not a big fan of it, so who is going to drink the big ones? Hollande. We have been diverted into faits de guerre as the French say. Stupidity. When we should be talking about serious business like Obama, Putin and Hollande in the same room at a dinner discussing Ukraine, discussing the expansion of NATO, discussing the BRICS and NATO as opposing camps nowadays and trying to diffuse the international tensions they were stalked up essentially by the Obama administration going back to the putsch in February in Ukraine. And now we have the completely crazy narrative that over 200 or 300 civilians killed in Eastern Ukraine are terrorists. We have the victims being blamed. This is completely crazy. This should be discussed at the presidential level at the same room.»

Russia Today: «Which of the dinners is likely to prove toughest for Hollande to digest, in your opinion?»

Pepe Escobar: «I would say more indigestible dinner would be with Obama in fact. French big business, they are not interested in applying more sanctions on Russia. French business wants to stay in Russia and do business with Russia and the Russian sphere. The Americans are more complicated because they are trying to ram over the heads of assorted European governments, the Trans-Atlantic Partnership and the French are absolutely terrified about it. Not only parts of Hollande’s government but the average French citizen. First of all, because of the drubbing that the Socialists got in the European Parliamentary elections, much of it had to do with the Trans-Atlantic Partnership, which is in a nutshell American big business taking over large slates of European industry and markets. This is what Obama is going to be plugging to Hollande on Thursday night: “Please, sign the Trans-Atlantic Agreement.” Obama is on a military trip – Poland, Brussels, NATO – and on a commercial trip, which is this very special meeting with Hollande, trying to convince Hollande to sign this agreement within the next few months. It’s not going to happen, and public pressure in France is going to be enormous against it.»

 

Mis en ligne le 5 juin 2014 à 18H26