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90012 janvier 2010 — Il y a un an et demi, deux ans ou trois ans, quatre ans même, les chefs militaires US s’acharnaient à écarter la possibilité d’une attaque contre l’Iran, face à un pouvoir politique qu’ils jugeaient assez irresponsable pour envisager d’ordonner cette attaque. Aujourd’hui, l’argument est complètement différent. Les chefs militaires, de toutes “tendances” dirait-on, semblent plutôt attachés à nous convaincre qu’ils peuvent lancer une attaque contre l’Iran – c’est-à-dire, très précisément, que la machine militaire US est effectivement capable de conduire une telle attaque.
…“Très précisément” signifie bien ceci: les chefs militaires US ne veulent pas nous laisser croire qu’une attaque de l’Iran est imminente, mais bien que les USA ont les moyens de lancer cette attaque. Ce n’est pas une question d’intention militaire, c’est une question de crédibilité militaire.
• On a déjà vu, le 9 janvier 2010, l’amiral Mullen nous affirmer (il parlait le 7 janvier) que le Pentagone est “tout à fait à l’aise” avec la possibilité d’une attaque de l’Iran. Mullen dit cela en précisant qu’il juge qu’une telle attaque serait “very, very destabilizing”, donc qu’il est plutôt contre, et plutôt nettement contre. D’ailleurs, nous devrions tourner autrement notre phrase dans l’ordre des priorités, car tout cela est susurrée, dit entre les lignes et entre les nuances: “Mullen dit qu’une telle attaque serait ‘very, very destabilizing’, en précisant tout de même qu’il est ‘tout à fait à l’aise’ quant aux moyens pour l’effectuer”. Nous avions déjà noté combien cette réaffirmation d’une puissance qui devrait être perçue comme telle sans avoir besoin de le dire était étonnante.
• Deux jours plus tard parle le général Petraeus, qui est le chef de Central Command et qui n’est pas précisément parmi les plus grands amis de Mullen. (Petraeus vient de la clique Bush & compagnie, Mullen est du côté de la Navy qui a passé son temps ces dernières années à contrer toutes les intentions supposées de Bush & compagnie de lancer telle ou telle attaque “very, very destabilizing”.) C’est à la doyenne des stars de CNN, Christiane Arnanpour, que Petraeus confie l’évidence, à savoir que le chef de Central Command qu’il est fait des plans d’attaque au cas où cela serait nécessaire, et qu’il a donc, lui aussi, tous les moyens pour mener cette attaque. (Sur CNN, le 10 janvier 2010.)
«In addition to diplomacy and sanctions, the United States has developed contingency plans in dealing with Iran's nuclear facilities, a top U.S. military commander told CNN's Christiane Amanpour.
» Gen. David Petraeus, head of U.S. Central Command, did not elaborate on the plans in the interview, to be aired Sunday. But he said the military has considered the impacts of any action taken there. “It would be almost literally irresponsible if CENTCOM were not to have been thinking about the various ‘what ifs’ and to make plans for a whole variety of different contingencies,” Petraeus told Amanpour at the command's headquarters in Tampa.»
• Un des passages de l’interview de Petraeus par Arnanpour est relatif à un aspect technique: la position des installations nucléaires iraniennes, dans des bunkers bétonnés, souterrains, etc. Sur ce point, Petraeus se montre un peu plus circonspect… «But when asked about the vulnerability of the facilities, Petraeus said Iran has strengthened the facilities and has enhanced underground tunnels. Still, the facilities are not bomb-proof. “Well, they certainly can be bombed,” he said. “The level of effect would vary with who it is that carries it out, what ordnance they have, and what capability they can bring to bear.”»
• Cela nous conduit à un autre article, celui de Gareth Porter, de IPS, un spécialiste des questions nucléaires iraniennes, sur Antiwar.com ce 11 janvier 2010. Le thème de l’article est simple: les divers sites souterrains construits ou en construction en Iran, certains localisés et d’autres pas, comprennent une partie de sites contenant réellement des installations nucléaires et d’autres pas – ces derniers constituant autant de leurres…
«The New York Times reported Tuesday that Iran had “quietly hidden an increasingly large part of its atomic complex” in a vast network of tunnels and bunkers buried in mountainsides.
»The story continued a narrative begun last September, when a second Iranian uranium enrichment facility near Qom was reported to have been discovered by U.S. and Western intelligence. The premise of that narrative is that Iran wanted secret nuclear facilities in order to be able to make a nuclear weapon without being detected by the international community.
»But all the evidence indicates that the real story is exactly the opposite: far from wanting to hide the existence of nuclear facilities from the outside world, Iran has wanted Western intelligence to conclude that it was putting some of its key nuclear facilities deep underground for more than three years.
»The reason for that surprising conclusion is simple: Iran’s primary problem in regard to its nuclear program has been how to deter a U.S. or Israeli attack on its nuclear sites. To do that, Iranian officials believed they needed to convince U.S. and Israeli military planners that they wouldn’t be able to destroy some of Iran’s nuclear sites and couldn’t identify others.»
• Et Porter poursuivant en observant que, loin de vouloir cacher les travaux qu’ils font dans l’installation souterraine de leurs capacités nucléaires, les Iraniens font tout pour qu’on voit ces travaux. L’explication est simple: certains de ces travaux n’aboutissent à aucune installation nucléaire mais deviennent des leurres qui multiplient les cibles en semant la confusion sur leur réalité. (A propos de la centrale nucléaire de Qom, dont l’existence fut “révélée” en septembre: «French security consultant Roland Jacquard, who had contacts in the intelligence community, recalled to Time magazine last October that some analysts suggested that it could be a “decoy,” aimed at fixing intelligence attention on that site, while the real nuclear facilities were being built elsewhere.»)
…Et c’est ainsi que les Iraniens sont en train de mettre en place une nouvelle dimension, dans sa plénitude stratégique, de la G4G (Guerre de 4ème Génération), dont les prémisses involontaires furent établies par les Serbes dans la province du Kosovo en 1999. (Nous parlons de “prémisses involontaires” pour cette ère de la G4G face à l'hyper-sophistication américaniste. Le leurre, lui, est une technique militaire de tous les temps.)
@PAYANT Rappelons-nous la guerre du Kosovo, notre première guerre entièrement virtualiste. Après un peu plus de deux mois d’attaques aériennes, du 23 mars au début juin 1999, après que les Russes aient lâché les Serbes à la demande des Américains, les Serbes de Milosevic abandonnaient la partie face à l’OTAN. Les forces de l’OTAN affirmaient alors que leur offensive aérienne avait été un succès remarquable, avec la destruction, notamment, de plus de 150 chars de l’armée serbe au Kosovo. Lorsqu’on put vérifier les résultats des attaques, grande fut la surprise des “experts” otaniens: 14 chars détruits. Le reste des “chars détruits” dans de très belles boules de flammes des bombes intelligentes à $500.000 l’exemplaire touchant la cible de plein fouet se révélèrent être des leurres de bois ou de carton imitant la forme des chars. Le rapport coût-efficacité n’était pas impressionnant, mais qu’importe ils (l’OTAN et l’Occident civilisateur) avaient gagné.
Cette fois, la partie est plus rude et l’équation est renforcée, notamment en étant renversée. On ne fait pas des leurres qu'on dissimule pour tromper l’ennemi lors de son attaque mais on annonce indirectement, on laisse dire, laisse croire, etc., qu’il y a des “leurres” (des souterrains avec bunkers où sont entreposés des stocks de vieux journaux par exemple) en bonne part dans les divers souterrains et bunkers construits, qu’il y en a peut-être d’autres bunkers souterrains non repérés, qui sont soit des vrais soit des leurres, et ainsi de suite. Les Iraniens savent, comme vous et moi, que la planification, avec la recherche de la précision de l’impact, de la force explosive concentrée dans la précision, de la connaissance topographique avec identification certaine des cibles, est devenue dans les états-majors occidentalistes hyper-sophistiqués et “liftés” au technologisme sans mesure une part essentielle, fondamentale, voire exclusive de son existence de toute opération aérienne. Cette nécessité de l’hyper-précision pour l’efficacité maximale implique l’hyper-identification. On comprend le problème ainsi posé aux planificateurs américanistes, avec des Iraniens qui sont en train de raffiner quelques principes essentiels de la G4G.
Les Iraniens ont naturellement saisi la faiblesse de la puissance, qui devient impuissance de la puissance lorsqu’elle est poussée dans ses derniers retranchements. Plus la puissance (celle du technologisme, certes) grandit, plus l’exigence des paramètres de précision de l’action est grande. La puissance absolue exige l’absolue identification des paramètres de précision de l’action. Voyez ce que font les Iraniens! Face à la machine de guerre américaniste qui croyait avoir dissipé le “brouillard de la guerre” (fog of the war), les Iraniens dispensent avec un sourire sardonique d’insupportables nappes de brouillards artificiels avec les leurres évidemment par nature non identifiés comme tels, qui généralisent ainsi à toutes les cibles identifiées l’insupportable question: vraie ou fausse? Leurre ou pas?
Face à cela, les chefs américains se mobilisent dans leur domaine favori de la communication. Ils réaffirment la puissance américaine. Nous pensons qu’il faut voir dans les déclarations de Mullen et de Petraeus moins les tambours de la guerre prochaine que l’inquiétude que, soudain, la confiance dans cette machine formidable vacille; les USA et le Pentagone placés face à cette question incroyable: sont-ils vraiment capables d’attaquer efficacement l’Iran? Ce n’est même plus la question du volume de la quincaillerie, de la sophistication de la quincaillerie, de la complication sophistiquée de la planification pour l’emploi de la quincaillerie, de la logistique massive et forcenée pour soutenir la quincaillerie – c’est la question ultime de savoir si la réalité ultime correspondra aux projets absolument précis de préparation d’une éventuelle attaque. Non seulement les moyens US sont au bout de leurs disponibilités concrètes et opérationnelles pour une attaque éventuelle mais désormais se pose la question de la confiance préliminaire fondamentale dans la possibilité de pouvoir faire encore une planification “parfaite” (en théorie, s’entend) comme l'exigent les bureaucraties. La dissuasion par des moyens rustiques dont la seule vertu est de brouiller la réalité déterminée par la planification est désormais utilisée comme un instrument à finalité paralysante pour cette planification.
Si nous faisons de cet épisode qui prend une importance technique et opérationnelle grandissante un élément de la G4G, c’est parce qu’il présente la vertu de faire passer l’équation du militaire au politique avant même que l’action soit déclenchée, ni même envisagée — ni même préparée sérieusement en théorie. Nous dirions même qu’il s’agit de l’identification d’un aspect assez nouveau, peu exploré jusqu’ici, de la G4G telle qu’on l’a envisagée jusqu’ici. Il s’agit d’un acte de dissuasion concernant une action qui n’a pas été décidée, mis en place par des moyens conceptuellement rudimentaires, utilisés à rebours de leur usage habituel (le propre du leurre est de ne pas apparaître comme tel alors qu’ici on tend au contraire à favoriser la publicité de l’existence du leurre). La dissuasion n’opère plus selon une menace similaire en ampleur à celle de l’attaque, mais selon une modification de la réalité qui fait craindre que les effets de la menace se dissolvent dans un désordre et une confusion délibérément établis.
Est-ce bien du G4G? Sans aucun doute selon nos conceptions, nous qui faisons de la G4G une riposte structurante à une action (une menace, fondée ou pas) déstructurante. A l’ordre déstructurant de la planification rigoureuse et puissante d’une attaque déstructurante contre les installations nucléaires de l’Iran, ce même Iran oppose le désordre d’une réalité transformée en une confusion affolante, et ce désordre et cette confusion prenant un caractère structurant par la dissuasion qu’ils opposent à la possibilité de l’attaque à finalité déstructurante.
C’est encore plus du G4G dans la mesure où l’effet de cette “dissuasion par confusion” tend à déplacer le problème du seul plan opérationnel au plan politique et stratégique. La planification de l’attaque avec la possibilité de l’attaque signifient que nous sommes passés au plan opérationnel. Mais voilà que les planificateurs de l’opération, placés devant la “dissuasion rustique” des Iraniens, se retournent vers le pouvoir politique en lui disant: “Non seulement je ne peux pas assurer l’efficacité des effets de l’attaque même lorsque les cibles sont touchées, mais je ne peux pas même plus assurer, en toute connaissance de cause, que l’attaque se fera contre les véritables cibles”. On a vu plus haut que Petraeus est un peu moins affirmatif sur la capacité des bombes spéciales US à pénétrer le sol pour aller exploser jusqu’aux bunkers souterrains. Il y a déjà une certaine hésitation dans cette affirmation prudhommesque revenant à dire que l’efficacité du bombardement dépendrait de l’efficacité avec laquelle on bombarderait («Well, they certainly can be bombed. The level of effect would vary with who it is that carries it out, what ordnance they have, and what capability they can bring to bear»). Nous gagerions que cette hésitation cache une réelle angoisse et que le superbe général se demande également si telle ou telle superbe bombe ne fait pas tout ce superbe travail pour aller démolir un bunker-leurre rempli de stocks de vieux journaux.
C’est là une autre marque essentielle de la G4G, telle qu’on devrait l’envisager dans notre poursuite de son identification, cette capacité, par des moyens rudimentaires qui interfèrent sur la formidable machine du technologisme américaniste, de forcer à renvoyer la possibilité d’une confrontation opérationnelle où les moyens iraniens sont en principe largement inférieurs aux moyens des attaquants, au domaine diplomatique et politique où les Iraniens tiennent la dragée haute à leurs adversaires. C’est une façon de forcer à passer d’un domaine de confrontation de puissance où l’on est en position de faiblesse, à un domaine de négociations où toutes les manœuvres “du faible au fort” sont possibles (notamment et essentiellement parce que certains “forts”, comme la Chine et la Russie, sont proches de soutenir “le faible”, à peine en sous-main); ou, plus précisément dit pour le cas, un moyen de forcer à revenir au domaine de la négociation que “le fort” aurait été tenté d’abandonner pour le domaine opérationnel de l’attaque.
La G4G transforme alors (dans le cas des leurres) une tactique d’interférence ou de retardement opérationnels en une stratégie de renversement des domaines de l’opérationnalité de la crise dans toutes ces dimensions, d’un domaine où l’on est supposé “faible” à un autre où l’on tient de bonnes positions. Le “very, very destabilizing” de l’amiral Mullen, portant aussi bien sur la possibilité d’un Iran nucléaire que sur la possibilité d’une attaque contre l’Iran, et recommandant de s’en tenir au maximum à la diplomatie, est, peut-être, également, un hommage du vice à la vertu – du technologisme à la “dissuasion rustique” de la G4G.
Refrain… Avec la G4G, nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
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