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3642L’affaire du tsunami asiatique est un événement colossal par lui-même, mais aussi par les divers aspects qui le caractérisent, du point de vue des réactions, des comportements, des politiques, etc. Pour ce qui nous concerne, — nous, Occidentaux, nous, Européens et ainsi de suite, — il est d’une importance considérable de “décrypter” complètement sur cet événement. Ce travail en dit bien plus sur nous que sur les malheureuses victimes; il en dit beaucoup sur la colossale dérision qu’est devenue notre “civilisation”, qui n’a jamais eu autant besoin de guillemets qu’aujourd’hui; il en dit beaucoup sur les enchaînements économiques tragiques que notre système a mis en place, qui organisent mécaniquement le saccage de l’ordre naturel du monde.
Un point revient constamment dans les analyses, qui pour le mettre en cause, qui (dans la grande majorité) pour l’écarter: la globalisation, — ou la “mondialisation”, comme dit le philosophe français et transatlantique Michel Serres, l’homme jubilant de « la mondialisation de la solidarité » comme définition de la crise asiatique. Justement, la nuance, entre les deux mots, est de taille, — d’une taille telle que ce n’est pas une nuance.
Les Français, qui, en général, ne méritent pas la France, écartent souvent les grâces et les nuances de leur langue, dont ils font pourtant grand cas dans la promotion médiatique de leur condition. Une arme formidable du français aujourd’hui, dans la formation de l’esprit critique du monde, est que c’est la seule grande langue (“grande” par sa présence et son usage) à utiliser les deux mots de “mondialisation” et de “globalisation”. La plupart des Français utilisent à tort et à travers, sans en voir les différences, voire les oppositions qui les caractérisent l’un et l’autre de façon relative. Une telle confusion sémantique explique évidemment les fondements de l’incompréhension, voire de l’ignorance de la crise de l’ordre du monde.
Ci-dessous, nous publions un texte publié dans de defensa papier le 10 janvier 2000, rubrique Analyse. Il a été écrit après l’échec du sommet de l’OMC à Seattle, en décembre 1999. Il s’attache à une tentative de définition et de mise en perspective des deux termes. Nous pensions qu’il propose des observations intéressantes à l’heure où l’on peut mesurer les conséquences indirectes et souvent cachées de la globalisation.
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Question en ce début de siècle qui est aussi un début d'époque: où en est la globalisation après Seattle? Nous présentons ici une tentative de mise au point générale, renvoyant à la définition et aux racines historiques et politiques du mouvement, à ses développements récents, jusqu'au plus récent de tous que fut la conférence ratée de l'Organisation Mondiale du Commerce en décembre 1999 à Seattle.
La globalisation après Seattle? Notre approche est résolument politique, et nous nous en expliquerons chemin faisant. La globalisation n'est en aucune façon, de notre point de vue, un phénomène économique, ni même “économiste” pour employer un néologisme; l'économie n'est qu'une de ses dimensions, même si c'est la plus spectaculairement mise en avant. A cause de cette approche politique justifiée par la structure et l'historique du mouvement, on en vient naturellement par le biais de la globalisation aux relations entre les USA et l'Europe, et, plus particulièrement, entre les USA en tant qu'ils présentent implicitement un “modèle américain”, et quelque chose qui pourrait s'appeler “modèle français” dans la mesure où il influencerait, ou commencerait à influencer l'Europe.
Au travers de ces remarques introductives, on voit combien on se trouve effectivement dans le champ politique. Ceux qui réduisent la globalisation à l'économie, encore plus qu'être réducteurs (par inadvertance, pour ainsi dire), sont de facto des réductionnistes au sens doctrinaire ou idéologique. Il nous apparaît très probable que “les événements de Seattle” (c'est-à-dire les manifestations anti-OMC dans la rue et l'échec de la conférence) vont accélérer cette mise en évidence de la dimension fondamentale, idéologique et politique, de la globalisation; un peu comme la chrysalide finit par dégager le papillon de son cocon protecteur, en l'occurrence un cocon bien trompeur. L'opposition nettement marquée entre l'Europe et les USA au sein du chaos que fut la conférence de l'OMC (la partie-conférence des “événements de Seattle”) fut, selon notre jugement, l'événement principal de cette conférence. Cela n'a été dit que modérément, voire à peine suggéré et plus souvent contesté, car les élites transatlantiques (côté européen essentiellement) réfutent par avance tout constat d'affrontement, tout comme dans le cas du développement de l'initiative européenne de défense (ESDI) qui a sa place dans cette question de la globalisation, et que nous citerons également. Peu importe, la faiblesse remarquable des conceptions de nos élites et le conformisme systématique de leur rhétorique permettent aux forces fondamentales (la « force des choses » qui nous est chère) de se manifester avec d'autant plus de vigueur. Bien sûr, ces forces-là nous intéressent, et pas le reste.
On remarque combien on emploie, aussi bien dans les conversations banales que dans les discours officiels, indistinctement les termes “mondialisation” et “globalisation” pour décrire le mouvement général qui parcourt les relations internationales. Nous rappelons ici combien ces termes diffèrent dans leur signification. Ce simple exercice de définition éclairera le choix constant que nous faisons d'employer le mot “globalisation”.
• “Mondialisation” n'implique pas un changement de substance [nature]. Il s'agit littéralement d'« une extension au monde », sans autre caractéristique spécifique fondamentale. C'est un mouvement géographique naturel qui n'implique ni n'empêche éventuellement quelque autre modification que ce soit. Il s'agit d'une ouverture d'une région, d'une communauté, d'une nation, vers le reste du monde, selon les possibilités et les opportunités, et dans des dimensions mesurées par les réalités du monde. Pour cette raison, on dira que la mondialisation est de tous les temps, de toutes les époques, dès lors qu'existe une communauté dont l'évolution naturelle est d'établir des contacts extérieurs de toutes les sortes (commerciale, mais aussi culturelle, politique, etc). La mondialisation connaît également des phases différentes, de ralentissement, d'accélération, des phases agressives et des phases apaisées, selon les circonstances. C'est un mouvement de l'histoire conforme à la géographie. Finalement, la mondialisation a toujours existé comme la respiration du monde, et si elle a changé c'est que le monde a varié de dimensions dans l'histoire.
• La “globalisation” renvoie in fine a une thèse qui est le globalisme. C'est une doctrine et nullement un constat, marquant une différence essentielle d'avec la mondialisation. Le globalisme implique que « le tout est plus que l'addition des parties qui le composent » : dans la fusion des « parties » se réalise un changement de substance [nature] qui est une nécessité impérative du concept.
Un autre aspect méthodologique doit être signalé pour progresser dans cet exercice de définition: pour bien embrasser l'entièreté du concept de globalisation, pour l'apprécier à sa juste dimension, on doit le traiter hors du seul point de vue économique. On l'a vu, c'est le parti que nous proposons. Pour nous, la globalisation est un phénomène d'abord et essentiellement politique, culturel et historique (même s'il se prétend anti-historique). Il a bien entendu une dimension économique puissante, et qui est présentée, souvent à dessein, comme sa dimension principale, voire unique. On dit “à dessein” car ainsi, avec cette seule dimension économique, on dissimule effectivement la démarche politique, culturelle et historique. Au contraire, pour en avoir une appréciation satisfaisante, il faut placer la globalisation dans un contexte et une perspective historique. C'est ce que nous ferons.
[Au reste, l'histoire récente nous invite à cette démarche. On a déjà noté combien l'actuel mouvement de globalisation, au contraire de ce que répètent nos hommes politiques, européens essentiellement, n'est pas une fatalité économique, en quelque sorte hors du pouvoir politique. On sait de façon précise et documentée (voir trois articles à ce sujet dans le New York Times des 15-18 février 1999) qu'il a été préparé, décidé et exécuté par l'administration Clinton, sous l'impulsion du parti démocrate et des banquiers démocrates de Wall Street. L'aveu d'impuissance de nos hommes politiques concerne la politique financière de l'administration Clinton, pas un soi-disant phénomène immanent de la globalisation. Cela a une toute autre signification.]
La spécificité de la globalisation n'est pas l'ouverture des marchés (le libre-échange). La mondialisation a aussi cet effet, selon des périodes qui varient dans leurs orientations. Autrement dit, le libre-échange n'est pas une particularité “progressiste”, dans le sens où il y aurait un progrès continu, partant d'époques sombres ultra-protectionnistes, en route vers un accomplissement dont l'issue serait la situation d'un libre-échange idéal et général. Au contraire, le protectionnisme organisé et systématique est plutôt une particularité moderne, d'autant plus qu'il dépend pour sa bonne marche d'un État ou d'un gouvernement organisé ou puissant, de type moderne. L'historien Lucien Romier a déterminé qu'il existe deux sortes de protectionnisme: un “protectionnisme de défense”, suscité par la guerre totale moderne dévastant les pays touchés et les conduisant à protéger leur économie pour permettre un relèvement. Le second type de protectionnisme est le “protectionnisme conservateur”, ou “protectionnisme apaisé”, cas de nations disposant d'un marché intérieur puissant dont la protection favoriserait une expansion rendue possible par les moyens de production moderne de ce que les historiens Robert Aron et Arnaud Dandieu nommèrent « l'économie de force ». Ce type de protectionnisme est caractéristique des États-Unis, notamment dans sa période de montée en puissance dite du gilded age, entre la fin de la Guerre de Sécession (1865) et la fin du XIXe siècle. Dans les deux cas, on voit que le protectionnisme est la conséquence de situations essentiellement modernes, ici la guerre totale moderne, là la disposition de « l'économie de force »moderne, née du machinisme et de l'industrialisation.
Souvent mise en accusation (notamment et selon un paradoxe dont on peut ici juger, par les États-Unis), l'Europe présente l'exemple de périodes de libre-échange dans le passé, dans des époques jugées aujourd'hui rétrogrades. Ce fut la caractéristique évidente de républiques, de principautés, de royaumes dont la fortune s'appuyait sur les échanges. Le Royaume-Uni conservateur fut libre-échangiste au XIXe siècle parce que sa puissance était appuyée sur le commerce et qu'il s'y trouvait en position de force; il se plaçait alors dans une optique complètement contraire à la politique américaine, et cette situation fit qu'il soutint, pendant la Guerre de Sécession, le Sud libre-échangiste (pourtant unanimement dénoncé comme réactionnaire et rétrograde) contre le Nord protectionniste (pourtant unanimement acclamé comme progressiste).
Comme on le voit confirmé par cette situation historique, le libre-échange ne constitue certainement pas la caractéristique spécifique de la globalisation. Ce qui caractérise d'une façon spécifique la globalisation, c'est la dérégulation, c'est-à-dire l'attaque générale portée contre les règlements issus de l'autorité publique (des États, des gouvernements et d'autres autorités). Cette attaque de la globalisation contre la réglementation issue de l'autorité publique (l'exécutif, chargé de la défense du bien public) implique une attaque contre la souveraineté en tant précisément qu'expression de l'autorité représentant le bien public. La dérégulation n'implique pas, par contre, l'abrogation des lois et autres entraves mises à la liberté du commerce. Le cas américain, central à toute ces questions, en est l'exemple même: si le gouvernement fédéral peut effectivement abroger des règlements anti-libre-échangistes, il ne supprime pas pour autant les lois du Congrès ni celles des États constitutifs de l'Union qui peuvent interdire ou réglementer pour telle ou telle raison l'accès de tel ou tel produit. En ce sens, la dérégulation est une idée typiquement américaine. Elle se fonde sur l'hostilité fondamentale du système de l'américanisme à la notion d'autorité politique centrale (au profit d'une main-mise économique centralisée répondant à des intérêts particuliers), l'hostilité à l'idée du bien public régi par une autorité politique, du droit régalien et ainsi de suite.
Ce point apparaît ici comme un élément fondamental : au travers de la technique de la dérégulation, la globalisation est une attaque, non contre la souveraineté in abstracto (la souveraineté comme principe d'autorité), mais contre la souveraineté en tant que principe concret (principe régalien) issu du bien public, c'est-à-dire la souveraineté en tant qu'outil identitaire qui fait qu'une communauté existe en tant qu'identité. La conséquence de la globalisation serait par conséquent le remplacement de la souveraineté régalienne et identitaire des nations par une autre souveraineté. (Laquelle? La question est ouverte et laisse place à l'imagination; c'est là qu'abondent les hypothèses “conspirationnistes” sur le New World Order et autres autorités supranationales. Dans tous les cas, l'hypothèse porte sur une souveraineté manipulable.)
Ainsi, la globalisation telle qu'elle apparaît n'implique pas la suppression du rôle de l'État dans ce sens où elle serait concurrente et acharnée à sa destruction. Elle cherche plutôt à faire de l'État qui la favorise un auxiliaire précieux, un instrument, ou un “complice” si l'on veut. Une seule sorte d'État peut permettre ce comportement et cet usage: l'État non-régalien, l'État sans fonction identitaire. C'est-à-dire, principalement, dans l'état actuel des choses, le gouvernement, ou l'administration américain(e). La globalisation ne veut pas détruire l'État mais le vider de sa substance souveraine identitaire. Dans ce cadre de la dérégulation où elle aurait la complicité de cette sorte d'État, la globalisation a comme véritable but, non pas le libre-échange mais la conquête des marchés (là aussi, le libre-échange n'est qu'un outil). La puissance nécessaire pour cette conquête implique la rationalisation et la concentration, et l'on a chaque jour des exemples de cette tendance. Au bout du compte, la globalisation recherche ce qui est l'antithèse du libre-échange puisque sa logique la conduit au monopole.
Observons aussitôt que ce processus recèle son double pervers (si l'on est partisan de la globalisation) ou son contre-poison (si l'on en est adversaire). Le monopole crée le gigantisme, c'est-à-dire l'inefficacité et la paralysie bureaucratique, en même temps que la soumission aux forces financières (nécessité de disposer de fortes sommes d'argent, donc appel à la finance, pour réaliser les opérations de concentration aboutissant aux monopoles). Il existe d'ores et déjà un exemple “en temps réel” souvent évoqué dans ces colonnes, qui montre le cas le plus achevé de globalisation monopolistique: le stupéfiant destin de l'industrie stratégique américaine. (On remarque à cette occasion que la globalisation n'a pas besoin d'impératifs géographiques internationalistes pour apparaître significative: l'industrie stratégique américaine concerne une affaire purement américaine. Mais cette industrie a évidemment une dimension globalisante remarquable et indéniable)
On a déjà pu constater combien la globalisation renvoie à l'américanisme dans ses modalités, les conceptions qui l'animent, voire sa dynamique elle-même. Il n'est pas étonnant que la globalisation reflète une ambition historique également américaniste. La conception implicite fondamentale de la globalisation renvoie au caractère central de l'américanisme, qui est son exceptionnalité. L'Amérique se percevant, par la voie de son système de l'américanisme, à la fois comme un pays unique et un modèle, son extension au monde est inéluctable. Le processus annoncé est évidemment de type globaliste: il est évident que le monde américanisé sera bien plus que l'addition de ses parties.
Une autre dimension importante de l'exceptionnalité américaniste est sa perception d'être “en-dehors de l'Histoire” courante, c'est-à-dire d'inventer sa propre Histoire et d'être naturellement conduite, en vertu de ce qui précède, à l'imposer au monde. L'américanisme est inéluctablement conduit à la perception d'être le monde à lui seul, et, par conséquent, de devenir quelque chose comme “la souveraineté du monde”.
Les efforts correspondants de la globalisation sont évidents. Ils vont dans le sens d'une poussée générale (implicitement soutenue par l'Amérique, ou plutôt par le système de l'américanisme) hostile à l'autorité politique, et favorable à l'individualisme économique et au nivellement culturel. L'hostilité au pouvoir politique du mouvement de globalisation/américanisme est évident dans la crise asiatique, déclenchée par une poussée de cette sorte, hostile au pouvoir politique. L'individualisme économique triomphe dans le système boursier, spécifiquement américain. Le nivellement culturel est une spécificité américaine aujourd'hui largement reconnue, et d'abord en Amérique même.
Le but implicite, non exprimé, ni même peut-être réalisé, mais évident dans la nature du système de l'américanisme, c'est nécessairement la déstabilisation et la déstructuration d'ensembles en place, pour pouvoir y installer son ordre propre. Et cette poussée s'exprime prioritairement par une attaque contre la souveraineté identitaire des communautés qu'elle vise, de façon à leur dénier leur caractère historique et à les “sortir de leur Histoire” pour les faire entrer dans la “nouvelle Histoire”. On retrouve cette démarche au coeur de la globalisation, par le biais de la dérégulation.
Cette attaque déstabilisante et déstructurante est ressentie d'abord par ceux-là même qui ont les plus vieilles traditions de souveraineté identitaire et qui sont, en même temps, les plus proches du système de l'américanisme. C'est le cas de l'Europe. Cela explique que l'Europe soit à la fois l'entité la moins inclinée à se mobiliser contre la globalisation, et celle qui finit par se mobiliser le plus fermement.
Qui plus est, 1999 a vu se développer cette attaque de la globalisation dans d'autres champs que l'économique. Certains aspects de la guerre du Kosovo constituent une attaque contre la souveraineté identitaire. La conséquence du Kosovo a été, dans ce cas, que l'Europe, qui a mené cette guerre au côté de l'Amérique, en a conçu comme conséquence l'accélération remarquable d'un processus (qui était déjà en cours) dont la cohérence implicite devrait conduire, s'il est mené à son terme, à une affirmation souveraine et identitaire dans le domaine essentiel de la sécurité, vis-à-vis des USA.
Ainsi, en attaquant la souveraineté, la globalisation amène l'attaque qu'elle porte dans le champ de l'Histoire. Elle ressuscite la notion même de souveraineté identitaire et de pouvoir régalien, et déclenche un débat très vif à ce sujet, alors que cette notion était en train de se dissoudre dans les conditions de la Guerre Froide. Aujourd'hui, l'Europe est conduite à prendre des attitudes tranchées et volontaristes que l'on n'aurait pas imaginées il y a seulement 10 ans (à Seattle, un événement remarquable a été que l'Europe est arrivée avec une position commune et, tant bien que mal, s'y est tenue, sans céder rien). Dans ce courant, bien entendu, la France a une place très particulière.
Une référence historique rapide est que la France est perçue comme l'archétype de l'État-Nation, de la souveraineté et de l'identité nationale. Cela fait de la France l'archétype de la Nation, avec son identité correspondant fortement à sa souveraineté. La politique extérieure classique de la France, de Richelieu à Vergennes et à de Gaulle, repose sur l'affirmation identitaire (la sienne et celle des autres). Elle est ennemie de tous les concepts qui tendent à rendre flou le concept de souveraineté identitaire; elle est ennemie du concept d'Empire dans la mesure où il dilue la souveraineté identitaire à cause de l'imprécision nécessaire de sa propre identité; plus encore, elle est ennemie de la globalisation, pour la raison évidente que la globalisation détruit la souveraineté identitaire.
Qu'elle le veuille ou non, et souvent contre la politique de ses dirigeants actuels (d'ailleurs ambiguë et soumise à un débat permanent), la France est le point de ralliement de l'opposition à la globalisation, bien plus par ce qu'elle est que par ce qu'elle fait. (Ainsi est-ce la France, à terme au nom de l'Europe, qui rencontre en décembre 1999 le Japon et souscrit avec les dirigeants japonais « à l'urgente nécessité de défendre leur identité [de la France et du Japon] face à une logique planétaire tendant à l'aplatissement des particularités. ».)
Bien sûr, Seattle, en décembre 1999, est un événement capital pour la globalisation. Nous ne l'envisagerons certainement pas dans le cadre des règles de la globalisation, comme il en a été souvent débattu. (Qui a gagné? Qui a perdu? Pourquoi attaquer l'OMC qui pourrait être un instrument de régulation de la globalisation? Ces questions nous paraissent inutiles ici.) Nous l'envisagerons dans le cadre plus large de l'attaque de la globalisation contre l'identité et de la résistance de l'identité contre la globalisation. C'est la seule bataille qui compte, et l'on voit bien que le débat n'a rien à voir avec la seule économie, ou plutôt, avec le phénomène-globalisation réduit à l'économie.
Nous proposons quatre enseignements principaux après Seattle. Le premier est que la France n'est pas seule dans son opposition instinctive. Sur le fond, dans l'esprit (au travers de questions telle que celle du trans-génétique), l'Europe elle-même, d'autres pays, d'autres régions, rejoignent les conceptions fondamentales françaises reposant sur le principe de la distinction du qualitatif contre le quantitatif, c'est-à-dire un principe qui implique l'affirmation identitaire. Bien sûr, les uns et les autres ne rejoignent pas une thèse française (donc, pas de victoire politique française); ils rejoignent cette position évidente où se trouve la France (« plus par ce qu'elle est que par ce qu'elle fait »). Pour les Français, l'enseignement important est qu'ils devraient ne pas craindre d'écarter leur stupide hantise de l'isolement.
Le second enseignement de Seattle est l'irruption tonitruante du public. Pour la première fois de façon spectaculaire (une intervention du public, plus discrète, avait conduit à l'abandon de l'Accord Multilatéral d'Investissement en 1998), un rapport direct s'est établi entre le sentiment du public et la globalisation. Il est absurde de séparer les manifestations de Seattle du résultat de la conférence de l'OMC à Seattle. Une négociation, c'est d'abord une bataille psychologique ; celle-ci eut l'issue qu'on lui connaît parce qu'il y eut le désordre des rues de Seattle. Parmi les analystes économiques qui feignent de ne pas s'étonner du résultat de la conférence pour ne pas prêter le flanc à l'interprétation du rapport public-conférence, pas un n'aurait osé avancer, avant la conférence, que celle-ci allait échouer. La pression de la rue a rendu aléatoire toute tentative de maquiller l'échec en une simple difficulté de passage, par exemple en rédigeant un communiqué sans signification ni utilité mais qui aurait eu l'effet, essentiel pour la stabilité des choses, de sauver l'apparence. A Seattle, la rue a balayé les préoccupations d'apparence de l'establishment transnational. Elle a arraché le masque des acteurs de la globalisation et montré leur diversité, leurs oppositions, leurs divisions.
Le troisième enseignement, c'est la confirmation que l'enfant-chéri de la globalisation, Internet, est bien le traître par excellence. Internet a été le principal outil, voire l'outil exclusif du rassemblement de l'opposition à la conférence de l'OMC. Cet événement ne fait que confirmer une évolution qu'on connaît déjà (depuis la révolte du Chiapas, au début de 1994). Il renforce l'hypothèse déjà souvent rencontrée (voir notamment, plus haut, l'évolution monopolistique de la globalisation) selon laquelle la globalisation est une mécanique dont la faiblesse intérieure fondamentale serait de secréter elle-même son propre antidote.
Le quatrième enseignement, peut-être le plus important, est qu'il y a politisation du processus globalisation-résistance contre la globalisation: lorsqu'on parle “globalisation”, désormais, c'est de culture, de choix de société voire de civilisation, bref c'est de politique qu'on parle. Les événements de Seattle ont été un révélateur fondamental du phénomène, par ailleurs évident, dans la mesure où ils l'ont installé littéralement sur “la place publique mondiale”. Encore ne s'agit-il que d'une moitié de ce quatrième enseignement, et l'autre est bien plus importante encore: cette politisation concerne essentiellement l'Amérique, tout comme l’“irruption tonitruante du public” concerne d'abord le public américain. Là aussi, nous sommes dans un paradoxe qui ne nous étonnera pas: la position dominante de la globalisation, c'est-à-dire de l'américanisme, est d'abord attaquée, au niveau du public, du dedans de l'Amérique (et, dans ce cas, la conjonction France-Amérique, par le biais de la tournée triomphale du Français José Bové aux USA, ne peut surprendre une seconde). L'Amérique elle-même découvre peut-être ce qui pourrait être sa contradiction interne, et qui porte sur l'opposition qu'elle développe à la mise en question de la souveraineté-identité réalisée par un système qu'elle instrumente, qui attaque aussi la souveraineté-identité de l'Amérique. L'Amérique réagirait contre l'action destructrice du système de l'américanisme, cela n'est pas vraiment nouveau, et l'hypothèse est plus qu'acceptable. Tom Hayden, ancien contestataire des années 1960 et député du Congrès de l'État de Californie, exprime cela lorsqu'il écrit le 5 décembre : « Pour la première fois, le patriotisme des dirigeants du Big Business américain est mis en question, pas celui de leurs opposants ». Il compare Seattle à la “Boston Tea Party”, incident qui, en 1774, déclencha la chaîne des événements jusqu'à la révolte des Américains contre les Britanniques, plus qu'à la révolte des années 1960.
Concluons: la globalisation nous apparaît comme beaucoup plus qu'une thèse économique, qu'une conception d'organisation mondiale de l'économie. C'est une proposition de caractère historique, manifestement politique et fondamentale. Elle pourrait apparaître également comme la concrétisation d'une perception et d'une conception du monde développée depuis la Renaissance, et comme une proposition d'organisation du monde capable de bouleverser de fond en comble la civilisation.
C'est autour de telles données qu'il faut considérer la globalisation et faire ses choix. Il faut décidément écarter les appréciations totalement biaisées et manipulées des économistes; ils montrent ici la limite décisive d'une science qui, entre l'humain et l'organisation mécaniste qui sont également l'objet de son observation, n'a jamais pu choisir que l'organisation mécaniste en l'assimilant à un humanisme.
Là-dessus, peut-être notre époque figure-t-elle comme un grand Moment historique. Les enjeux des choix proposés commencent à apparaître clairement, pour la première fois. La conférence de Seattle, avec ce qui s'y est passé et ce qui ne s'y est pas passé, et ce qui s'est passé autour, constitue un signe important de ce Moment historique. Ç'a été, après tout, une façon étonnante et inattendue de saluer le passage d'un siècle à l'autre, d'un millénaire à l'autre.
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