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1631Le 20 décembre, le site www.autodafe.org publiait plusieurs textes d'écrivains consacrés à ce qui est proposé de plus en plus souvent comme l'aspect le plus grave et le plus profond de la crise qui nous déchire, — et c'est effectivement notre analyse. Cet envoi était accompagné du commentaire suivant :
« A l’occasion du dixième anniversaire du Parlement international des écrivains, www.autodafe.org commence la publication d'une série d'articles chargés de recenser les nouveaux dangers qui pèsent sur la pensée et la littérature, les formes inédites que prennent aujourd’hui la censure et la propagande, mais aussi les moyens et les réseaux nouveaux de la résistance intellectuelle, littéraire, linguistique... »
Le même envoi proposait, comme autre citation pour mieux le caractériser, cette phrase d'Anna Arendt qui nous semble complètement pertinente, illustrant de façon fulgurante la crise terrible où nous nous enfonçons : «
Parmi les textes proposés se trouve une chronique de Stanko Cerovic, né en 1951 à Podjorica, au Montenegro, — « La critique de la raison absente ». C'est ce texte que nous reprenons ci-dessous pour le présenter à nos lecteurs (ceux-ci noteront qu'avec l'accès au texte dans sa publication initiale, ils peuvent trouver un lien vers une version en langue anglaise du même texte). Cerovic est actuellement directeur de la rédaction serbo-croate de Radio France internationale. Il a publié un essai sur la guerre du Kosovo, Dans les griffes des humanistes, chez Climats, à Paris, en 2001.
Nous dirons également un mot du livre de Cerovic, qui est une chronique d'un observateur engagé, qui a suivi avec consternation et une immense douleur l'imposture que fut la guerre du Kosovo. C'est ce caractère, surtout, qui retient notre attention, ce caractère d'imposture de la guerre, — caractère d'imposture dont on doit constater l'existence, dans l'analyse qu'on fait du conflit, au-delà même des prises de position qu'on a pu être amené à prendre sur le sens de ce conflit : cette imposture est désormais un comportement structurel des bureaucraties occidentales. (Nous-mêmes, nous tentons par ailleurs sur ce site, en l'une ou l'autre occasion, d'approcher ce phénomène.) Cerovic cerne, dans son livre, une situation qui n'est pas éloignée de ce que nous tentons de proposer comme définition pour le concept de “virtualisme”, que nous tentons d'explorer et de développer.
Son approche de ce phénomène encore mal appréhendé, dont beaucoup d'entre nous sentent l'importance considérable, — aussi grande que la difficulté à le définir précisément, — est intéressante dans la mesure où elle se fait d'une façon très réaliste. Ainsi Cerovic ne s'attaque-t-il pas aux “choses” (pour ou contre le mensonge, si vous voulez) mais aux attitudes des hommes vis-à-vis de ces choses, — conscient que ces choses sont une partie inaliénable de la vie, cas du mensonge pour poursuivre l'exemple.
Bien sûr, cet extrait, ci-après, montre ce que nous cherchons à dire, à la façon dont nous cherchons à le dire, d'autant plus qu'il concerne effectivement le mensonge. (Extrait de Dans les griffes des humanistes, p.96-97.)
« La différence entre les grands hommes d'État et les politiciens qui ne sont pas à la hauteur réside dans le fait que les premiers se résignent au mensonge comme à un pis-aller, pour exprimer ou réaliser leurs grandes visions, alors que les seconds pensent que la politique n'a de sens que dans le mensonge et la flatterie, le mensonge permettant d'occulter la vérité dont ils ignorent tout et avec laquelle ils n'ont pas envie de se coltiner. Comparez le rapport au mensonge de De Gaulle et de la génération clintonienne. La politique transforme les hommes, ceux qui sont bien en meilleurs, ceux qui ne valent rien en gredins. Cela n'est pas très différent dans l'art. »
Je n'ai jamais dansé avec un cobra royal sauvage comme le font des villageoises thaïlandaises. Au sommet de leur art, elles embrassent le plus redoutable être de cette terre et de notre inconscient, puis elles mettent sa tête dans leurs bouches. Il semble qu'on ignore l'origine de ce rituel qui est aujourd'hui exécuté pour les touristes pour 25 centimes. C'est un bel exemple de la loi de métamorphose des formes spirituelles : des mythes profonds qui cherchaient à apprivoiser les forces de la vie et de la mort en confondant le sang et le poison, en renversant le rôle de la bouche d'une femme et d'un serpent, deviennent un rituel qu'on répète parce que la tradition l'a figé, puis une danse fascinante dont la raison d'être est oubliée, puis un divertissement gratuitement dangereux, puis un métier comme un autre avec lequel des femmes pauvres essaient de nourrir leurs enfants… Comme si des profondeurs de l'esprit des formes remontaient en se déchargeant, en devenant de plus en plus légères, pâles, pour expirer à la surface de l'histoire.
Je n'ai jamais dansé avec un Cobra, mais cette métaphore m'est venue à l'esprit à propos du sujet de ce texte. Il s'agit du sujet à la fois le plus banal et le plus mystérieux qui soit : la propagande officielle, ou le rôle de l'intelligentsia officielle dans les sociétés dans lesquelles j'ai été condamné à vivre, le communisme et le capitalisme de la deuxième moitié du XXe siècle. On a trouvé une expression très juste pour désigner cette pratique, le “lavage de cerveaux”, ou encore le “bourrage de crânes”. L'image et l'intuition sont justes : il s'agit bien de la dé-spiritualisation de l'homme, de la société et de l'histoire, dont témoignent d'une manière presque trop monotone les guerres, les arts et l'expérience intime de l'homme moderne. On a écrit d'innombrables volumes sur ce thème, sur la logique du mensonge, sur la corruption des idées et du langage, on peut probablement affirmer que c'est la notion la plus banale de la société, dans le sens où littéralement tout le monde est au courant de ce processus de lavage qui a pris des dimensions planétaires, qui ne s'arrête ni le jour ni la nuit, qui cherche à inclure des tribus cachées au fond de la jungle et les individus les plus résistants… Parce que, dans sa manière de mourir au moins, l'esprit ressemble au monde : le lavage des coins les plus éloignés de la conscience correspond à la destruction et à la conquête des tribus le mieux et le plus longtemps cachées des centres du pouvoir mondial.
Le sujet le plus banal et aussi le plus mystérieux : aucun savoir, aucune expérience, aucune résistance ne peuvent modifier en quoi que ce soit ce processus de lavage. Le mensonge officiel qui commande au lavage des cerveaux est comme un serpent mythique dont personne ne voit ni le début ni la fin alors que chacun est conscient de sa présence. Il n'a pas la beauté majestueuse du cobra royal mais il en a tout le poison, tandis que les hommes qui en sont les victimes n'ont ni le courage ni l'habileté d'une danseuse Thaï mais toute sa mortelle fragilité.
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Hegel, si je me souviens bien, pensait que la bataille de Salamine était la plus extraordinaire de toute l'histoire, parce que dans le triomphe d'une poignée d'Athéniens sur l'immense armée perse il voyait la plus belle illustration de la supériorité de l'esprit sur la force brute. L'histoire semblait lui donner raison : dans cette bataille fut sauvée la civilisation grecque, avec des conséquences incalculables pour l'humanité. Deux millénaires et demi plus tard les penseurs officiels de l'Empire régnant, aux Etats-Unis et en Europe, avec l'euphorie de ceux qui sentent le grand souffle de l'Histoire dans leurs oreilles, qui se savent les agents de changements inoubliables, pariaient sur une autre guerre qui se déroulait sous leurs yeux.
La propagande officielle avait présenté la guerre de l'OTAN contre la Yougoslavie comme la plus importante de toute l'histoire, un tournant dans l'histoire humaine, parce que c'était la première guerre morale, pure de tout calcul égoïste, la preuve qu'un nouveau monde était en train de naître, un monde dans lequel les droits de l'homme et la générosité allaient remplacer le macabre diktat des intérêts économiques et politiques.
Dans ses motivations et dans la manière dont elle fut menée, elle a été, évidemment, la plus sale de toutes.
Et pourtant, la propagande officielle avait raison : cette guerre fut d'une importance historique.
Le 3 juin 1999, le monde a appris que la propagande officielle peut sans aucune difficulté convaincre des peuples entiers, les plus éclairés et les moins militaristes, qu'une guerre impériale est une guerre humanitaire, que les crimes les plus ignobles sont des exploits moraux, que la lâcheté est courage, que le Mal est le Bien, que chaque homme honnête doit soutenir ces guerres humanitaires, enfin que la précipitation du monde dans l'abîme de la violence arbitraire n'est rien d'autre que l'aube de l'harmonie, de la lumière et de la liberté.
Autant que je sache – et le comportement de ces élites avant et après la guerre le confirme – personne au sommet du pouvoir dans les pays membres de l'OTAN n’envisageait un triomphe du mensonge aussi facile contre une réalité qui le démentait jusqu'au moindre détail. Dans les chancelleries occidentales régna une atmosphère de panique pendant toute la durée de la guerre de l'OTAN. On craignait le réveil de la population à chaque instant, les mensonges étaient de plus en plus invraisemblables, des milliers de journalistes suivaient la guerre, des milliers d'intellectuels la commentaient, la jugeaient moralement et politiquement…
Et ce fut un triomphe, militaire et idéologique. Mais oui, chers amis, on pouvait bombarder à l'infini, on pouvait détruire des pays entiers sans aucun risque, on pouvait manipuler nos opinions publiques sans limites ! Un avenir fantastique s'ouvre devant nous. Ce n'est plus la guerre, c'est la pure volupté !
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Qui sont ces hommes qui se sentent obligés, comme si c'était leur raison d'être, de propager des mensonges aussi ridicules que néfastes pour le monde et sans aucun doute pour leurs proches et pour eux-mêmes ?
La guerre planétaire contre le terrorisme déjà lancée avec le soutien inconditionnel, comme les médias le répètent tous les jours, d'une immense majorité d'Américains, le reste du monde a reçu une « Lettre d'Amérique, les raisons d'un combat » , un long texte signé par des dizaines de ce qu'on appelle dans la presse les grands intellectuels, les penseurs, les historiens, les professeurs des grandes Universités. L'élite intellectuelle des Etats-Unis y explique pourquoi la guerre déclarée par le gouvernement de George Bush est bonne et juste.
D'innombrables textes censés justifier ces guerres sont publiés, tous reprennent les mêmes arguments, mais cette « Lettre » est peut-être plus importante que les autres. D'abord, c'est la parole qui descend du sommet de la pyramide du pouvoir. Elle vient des grandes Universités – en première place Harvard – et d'innombrables Instituts, “privés et indépendants”. Si l'on pouvait savoir qui l'a commandée et comment cette lettre a été faite, on en apprendrait beaucoup sur le mécanisme caché du “pouvoir réel” aux Etats-Unis et dans le monde. C'est le genre de texte qu'on appelle “programmatique”. On les publie rarement, d'habitude au moment des grands tournants politiques, lorsqu'il faut montrer au peuple les grandes lignes de la nouvelle orientation. Seulement pour ces tournants on sort l'artillerie lourde de la propagande, on réunit les grands noms de la vie publique, ceux qui sont censés convaincre une immense majorité de la population. Dans le communisme l'élite intellectuelle était ainsi mobilisée seulement lors des congrès du parti.
Dans ces textes, toujours et partout, on revient d'abord sur les racines de notre foi commune, les racines du peuple, de la civilisation, de l'idéologie, de la religion, de la nature humaine ; puis on fait appel aux plus grandes valeurs morales qui obligent tout le monde ; puis on démontre ce que “nous” devons faire pour être fidèles à ces valeurs et à nos ancêtres ; puis c'est le tour de nos adversaires qu'on désigne comme le danger mortel pour nos valeurs (ici, il y a une règle absolue : jamais, au grand jamais, vous ne devez admettre que c'est vous, ou votre gouvernement, ou vos intérêts qui sont menacés mais souligné que c'est le “peuple” qui est menacé, les petits gens, les ouvriers et surtout — c'est la dernière invention de la propagande — les femmes) ; puis on cite les noms de nos grands ancêtres, aux Etats-Unis ce sont Washington, Lincoln et dernièrement Martin Luther King pour couvrir le gouvernement du côté raciste et impérial. Alors on arrive au noyau de la propagande, le point le plus délicat où il faut montrer qu'une conclusion s'impose d'elle-même, presque malgré nous, parce que nous sommes mus par nos valeurs et nous tenons à notre indépendance : on souligne que nous sommes très critiques par rapport au pouvoir, que le pouvoir commet des erreurs regrettables — et nous sommes les premiers à le dire ! —, mais tout compte fait, tout bien analysé et pesé, en toute liberté et d'une manière absolument désintéressée, notre gouvernement n'est pas responsable de ce qui se passe, il a choisi la meilleure, la plus courageuse et finalement la seule politique possible, que nous devons, en tant qu’hommes moraux et responsables, soutenir.
Il n'y a plus qu'à dire l'inverse sur vos adversaires ; ils ne suivent pas de valeurs universelles et n'ont pas de morale, ils ont une culture de la mort, ils se sont égarés par rapport même à leurs propres traditions, à leur religion, ils sont trompés par des groupes corrompus, égoïstes et méchants, ils devraient se révolter eux-mêmes contre ceux qui prétendent les défendre et se joindre à nous pour le bien commun ; on lance obligatoirement quelques déclarations d'amour pour les peuples que notre armée bombarde ou se prépare à bombarder, surtout pour les pauvres et les femmes. Ainsi la boucle est bouclée : les grandes lois de la vie et de l'histoire, les dieux de toutes les religions, les valeurs de toutes les civilisations et de tous les hommes honnêtes, comme des analyses raisonnables et responsables, sont réunis pour prouver que notre politique est la meilleure, que nous sommes bons et justes, que la guerre que notre pays mène — tout en étant une chose terrible en soi à laquelle nous sommes très désolés d'être obligés de recourir — est un choix indispensable pour tous les hommes de bonne volonté.
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Les grands intellectuels, du sommet d'une civilisation, au moment où leur pays mène une campagne de colonisation de la planète selon les règles éternelles de la conquête, sous la direction d'un lobby militaire brutal, d'un gouvernement incapable et d'une élite financière aveuglée par l'avidité, les grands intellectuels s'efforcent d'envelopper ce crime, qui poussera bientôt le monde au bord du gouffre, dans une propagande à la fois menaçante et douce, doucement menaçante.
Cela sonne ainsi :
« Nous reconnaissons que notre nation a parfois fait preuve d'arrogance et d'ignorance envers d'autres sociétés […] Nous sommes unanimement convaincus […] que l'invocation de telle ou telle faute spécifique en matière de politique étrangère ne peut en aucun cas justifier, ni même servir d'argument préalable pour le massacre massif d'innocents […] Bien que nous ne prétendions pas connaître en profondeur les motivations de nos agresseurs et de leurs sympathisants, ce que nous en savons donne à penser que leurs griefs s'étendent bien au-delà des seules considérations politiques […], en ce sens on peut dire qu'ils ont tué pour tuer… »
Ayant ainsi établi que “notre” gouvernement n'est responsable de rien, que notre “être” est visé, que nos ennemis sont des monstres qui tuent pour tuer — et se suicident pour s'amuser —, on revient sur notre grandeur morale :
« Aucune autre nation dans l'Histoire n'a aussi explicitement forgé son identité — sa Constitution, ses textes fondateurs et même sa propre perception de soi — sur la base des valeurs universelles. Avec optimisme, mais rigueur, nous faisons nôtres les propos du Dr Martin Luther King lorsqu'il dit que, si l'arc de l'univers moral est vaste, il s'incurve vers la justice, non seulement pour quelques privilégiés mais pour tous. » (Que conclure ? Que les autres peuples et civilisations, du passé, du présent et de l'avenir, n'ont qu'à sortir de l'histoire et de la vie devant ceux qui ont atteint l'absolu ? Que le monde qui crie contre l'arbitraire de la politique américaine est incapable de comprendre que la justice veut que les intérêts américains soient sacrés ?)
On entrevoit la grandeur des guerres futures :
« Nous reconnaissons que toute guerre est terrible… Nous savons aussi que la frontière entre le bien et le mal n'est pas une frontière entre deux nations […] En fin de compte, ceux d'entre nous — juifs, chrétiens, musulmans et autres — qui sont des gens de foi savent très bien que leur devoir, inscrit dans leurs Saintes Ecritures respectives, leur commande d'être miséricordieux […] Cependant, la raison et une réflexion morale attentive nous enseignent que, face au mal, la meilleure riposte consiste à y mettre fin. Il arrive que la guerre soit non seulement moralement permise mais moralement nécessaire […] C'est le cas aujourd'hui. »
Après la réflexion morale attentive, les Saintes Ecritures sont amendées par l'élite de la nation qui a, mieux que qui que se soit dans l'histoire, forgé son identité sur des valeurs…
« Certains estiment que l'argument du “dernier ressort” dans la théorie de la guerre juste […] suppose que le recours aux armes doit être approuvé par une instance internationale reconnue, telle que l'ONU. Cette proposition est problématique […] historiquement, l'approbation internationale n'a jamais été considérée par les théoriciens de la guerre juste comme une juste exigence […] par exemple le soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 contre l'occupation nazie — l'exigence de l'autorité légitime dans la théorie de la guerre juste n'invalide pas moralement le recours aux armes par ceux qui résistent à l'oppression… »
On approche de la fin de l'exercice : les guerres impériales de la plus grande puissance militaire de toute l'histoire, menées avec la tactique “zéro mort” contre des peuples sans aucune possibilité de défense, sont moralement justifiées par le soulèvement du ghetto de Varsovie contre les nazis.
Pour la fin on évoque les émotions hollywoodiennes ; nous sommes à la fois justes et invincibles, fermes et généreux, nous forçons votre admiration : « … Nous combattons pour nous défendre, mais nous croyons aussi nous battre pour défendre les principes des droits de l'homme et de la dignité humaine qui sont le plus bel espoir de l'humanité […] Nous avons tant à faire ensemble. Votre dignité humaine… voilà ce pour quoi nous croyons combattre. […] Nous espérons pouvoir œuvrer avec vous et tous les hommes de bonne volonté à la construction d'une paix juste et durable. »
Je regarde dans le journal Le Monde les photos des célébrités qui l'ont signée. Les sourires bienveillants, les regards intelligents. Qui sont ces gens ? Comment fonctionnent-ils ? Où est leur plaisir ? Je sais ce que tout le monde sait, l'importance de l'argent, de la carrière, la puissance de la bêtise et la perversité de l'intelligence, le désir d'appartenir et de participer, la peur d'être isolé et rejeté, la fascination de la force brute et du pouvoir, mais j'ai suffisamment fréquenté l'élite intellectuelle pour savoir que tous ces mobiles, si puissants soient-ils, n'expliquent rien, ou presque rien.
Un autre groupe d'artistes et intellectuels américains, de toute évidence consterné par la première « Lettre » et porté par le désir de sauver son honneur et l'honneur de l'Amérique, a rapidement envoyé une réponse sous le titre « Lettre de citoyens américains à leurs amis en Europe » . Au moment où le pouvoir réel de la plus grande puissance du monde engage toutes ses forces, au moment où une immense majorité du peuple suit aveuglément ce pouvoir et où chaque critique est dénoncée comme trahison nationale, un groupe d'hommes cherche des amis de par le monde.
Ça vaut la peine d'écouter presque simultanément cette autre voix, si humaine dans son vain espoir de résister au Mal.
Cela sonne ainsi :
« Cette guerre n'a aucune limite visible, ni dans l'espace, ni dans le temps, ni dans l'ampleur dévastatrice qu'elle peut entraîner. Nul ne peut dire quel pays pourra être soupçonné d'avoir abrité des éléments “terroristes” ou accusé de faire partie d'un “axe du Mal” […] Nous, citoyens des Etats-Unis, avons une responsabilité toute particulière de nous opposer à cette folle course à la guerre. Vous autres, Européens, avez aussi une responsabilité particulière […] Beaucoup de gens bien informés sont conscients des périls que la ligne Bush vous fait courir. Mais trop peu osent le dire ouvertement. On craint d'être étiqueté “anti-américain” […] En tant que puissance dominante à l'échelle mondiale, les Etats-Unis n'ont aucun mal à attirer les louanges des dévots qui incitent leurs dirigeants à employer toujours plus vigoureusement leur force militaire pour inculquer la vertu aux récalcitrants… Le sophisme fondamental de ceux qui font l'apologie de la guerre est de confondre les “valeurs américaines”, telles qu'elles sont comprises à l'intérieur du pays, et les effets de l'exercice du pouvoir économique et surtout militaire des Etats-Unis à l'étranger… La plupart des citoyens américains ne savent pas que les effets du pouvoir américain à l'étranger n'ont rien à voir avec les “valeurs” célébrées dans leur pays.
» Depuis le 11 septembre, les Etats-Unis se sentent attaqués. En conséquence, leur gouvernement prétend avoir un “droit à l'autodéfense” qui l'autorise à mener la guerre comme il souhaite, contre tous pays qu'il désigne comme ennemi, sans preuve de culpabilité et sans base légale.
» C'est seulement en étant solidaires des victimes de la domination américaine que nous, dans les pays riches, manifesterons les valeurs universelles que nous prétendons défendre. »
C'est la voix de la morale contre la voix du mensonge officiel, la voix de l'homme contre la marche de l'Histoire.
La première voix est impériale dans tous les sens du mot : le message est clair, le ton est rhétorique ; la pensée est absente, mais la logique est de fer. Chaque phrase est fausse dans ce texte. Pourtant, cette fausseté fait l'Histoire ; l'Histoire, pour ainsi dire, exige de l'homme et reçoit en soi, comme un dû, seulement sa raison absente. Les autres formes de l'esprit, celles qui sont réelles en l'homme lui-même, l'histoire n'en veut pas. C'est pourquoi la voix de la raison, de la valeur et de la sincérité, qui s'élève pour protester contre le pouvoir de la raison absente, reste suspendue dans l'air, en dehors de l'Histoire, plutôt comme cri que comme langage de l'esprit.
Tout est beau dans cette voix. C'est beau, dans la vie et dans la littérature, quand le bon sens réagit contre le mensonge prétentieux ; c'est beau, parfois jusqu'aux larmes, lorsque les voix des citoyens s'accordent pour dénoncer la violence et l'injustice du pouvoir suprême de l'Etat. Seule la réalité est belle, ou encore les illusions nées directement des peurs et des souffrances, avant que les ambitions et les désirs ne les infiltrent. Mais alors, si la première voix représente l'histoire, et la deuxième voix la vie réelle de l'homme, cela veut-il dire que l'histoire n'a rien à voir avec la réalité ? Qu'elle est une sorte de fausse projection de l'homme ? Que l'homme vit dans une dimension et “fait” l'histoire dans une autre ? Peut-être que ces dimensions se croisent de temps en temps avec le fracas, la haine et la violence inévitables lors de la rencontre du néant et de la vie, notamment dans les désastres et les guerres, lorsque l'Histoire vient chercher l'homme qui sous-estime toujours sa propre raison absente, ou lorsque l'Homme lui-même se rue à l'Histoire, pour s'en débarrasser, ayant compris qu'elle est en train d'étouffer la vie, de devenir la vraie réalité ?
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Dans le prestigieux New York Review of Books, au début de l'année 2002, est paru un article, signé par deux écrivains, sous le titre « Occidentalism ». Cet article a apporté à la propagande officielle une profondeur historique et morale. Ces idées — par les chemins secrets du pouvoir, ou par la force contagieuse de l'auto-illusion, — se sont transformées tout de suite en dogmes.
Dans ce texte les attaques du 11 septembre sont mises dans le contexte d'une guerre éternelle que le Mal mène contre l'Occident qui résiste vaillamment tout en détestant la guerre et en offrant tout le temps à tout le monde sa main amicale. Le Japon, la Chine, la Russie, les pays du tiers monde, tous détestent l'Occident parce qu'ils lui envient ses valeurs. « Certains haïssent les USA parce qu'ils les ont aidés et certains parce qu'ils ne les ont pas aidés » (la possibilité que certains haïssent les USA parce qu'ils leur ont fait du mal ne peut même pas être évoquée). Les valeurs qui provoquent cette haine aveugle et éternelle sont représentées par quatre termes : la Cité, le Bourgeois, la Raison et le Féminisme.
« Les ennemis de l'Occident aspirent à être des héros… Islamisme, nazisme, fascisme et communisme sont des idéologies de héros… Leur ennemi est le bourgeois paisible, l'habitant de la ville, qui s'occupe seulement de ses affaires, bref, le genre d'homme qui aurait pu travailler au World Trade Center… Le héros cherche la mort… Lorsque le mépris du bourgeois devient mépris de la vie, sachez que c'est l’Occident qu'on attaque… Depuis les temps anciens les femmes sont les donneuses et les gardiennes de la vie… A vrai dire, la sexualité féminine ouvertement exposée est une provocation, pas seulement pour les saints, mais pour tous les peuples oppressés dont la seule manière de s'exalter est de mourir pour une cause supérieure… »
Ainsi donc le reste du monde a peur de la sexualité féminine et c'est pourquoi il s'attaque à l'Occident…
Voilà une des raisons pour lesquelles il est impossible d'écrire sur la propagande officielle : elle est trop éloignée de la réalité, de la raison, de la langue humaine, c'est en dehors du champ des émotions possibles. Pour le faire, l'homme doit lui-même quitter la réalité, accepter de manier le non-sens, et se résigner finalement à l'échec émotionnel devant le terrible spectacle d’hommes ravagés par le mensonge : rien de plus dévastateur pour la conscience que de se sentir incapable de communiquer à l'autre conscience les évidences de base sur le monde commun.
Le culte de la mort devrait expliquer les attaques suicides des islamistes. Ils aiment mourir en se jetant sur nous parce que nous aimons la vie. Ça n'a rien à voir avec la politique que notre gouvernement mène dans leurs pays. Ni le pétrole ni les intérêts de l'empire planétaire. Ils aiment la mort, c'est tout. Pourquoi ne pas faire une expérience ? Et si on leur donnait les B-52, les missiles et les autres armes qui nous permettent d'exterminer les autres avec l'amour de la vie, pour voir si vraiment ils sont différents de nous ? Qu'en dites-vous, continueront-ils à se suicider ou nous bombarderont-ils sans risque ?
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En essayant de citer quelques exemples pour illustrer le mensonge officiel, je découvre un autre trait fascinant de ce phénomène. Son omniprésence, sa visibilité partout où le regard se tourne, servent comme bouclier contre chaque homme ou chaque pensée qui voudrait l'attaquer. Non pas en utilisant la force, mais, de la manière la plus paradoxale, en se servant de son omniprésence comme preuve de son inexistence. C'est la nature de ce qu'on appelle les lieux communs et le lieu commun est l'idéal visé par la propagande : se transformer et disparaître dans le lieu commun. Ceux qui s'y attaquent, invariablement tombent dans le vide. C'est sans doute la force de la banalité dont la grandeur proprement diabolique a été perçue depuis longtemps, probablement par Adam et Eve. Flaubert y voyait le noyau secret de la tragédie humaine. Mon ami Danilo Kis avait compris que la banalité est la seule idéologie totalitaire. Il faudrait ajouter, à la lumière de notre expérience actuelle, qu'elle s'épanouit avec beaucoup plus de force dans les sociétés dites “démocratiques” que ce n'était le cas avec le communisme ou le fascisme, ce qui lui permet d'être plus efficace avec des moyens moins ouvertement violents.
Le mensonge fait le lien entre les puissants et les impuissants, entre les pauvres et les riches, entre les malhonnêtes et les honnêtes. Avec la crise de la société et de l'homme, le mensonge devient le seul moyen de garder l'apparence d'une vie sociale et la publicité le métier le plus important, tandis que tous les hommes se sentent une sorte d'obligation de le respecter comme le seul tabou vraiment sacré, excluant ceux qui s'y refusent comme de dangereux extrémistes.
Il existe en France depuis une trentaine d'années un phénomène qu'on appelle “les nouveaux philosophes”. Il semble qu'au départ ce fut simplement un label publicitaire, mais, comme cela arrive, dans une époque où la publicité a remplacé les autres formes de vie de l'esprit, un label, appliqué à la plus sublime activité de la pensée, se transforma en une métaphore profonde. L'époque, la première de toute l'histoire, en effet avait donné naissance aux “nouveaux philosophes”. Comme il n'y en avait jamais eu.
Ils étaient les premiers, je crois, à trouver une formule miraculeuse pour l'efficacité de la propagande postcommunisme : être toujours au pouvoir mais toujours avec l'air rebelle. Je crois que cette trouvaille fut un hasard, mais rapidement elle a donné naissance à la nouvelle science de manipuler les peuples : toujours développer ensemble, mais dans des sens contraires, ce qu'on veut et ce qu'on paraît. Plus on est avide de pouvoir en réalité, plus on doit fabriquer l'image du rebelle en apparence. Ce n'est pas de la ruse, ni l'art de réussir socialement. C'est une nécessité de la société et de l'époque : les pays occidentaux seront gouvernés dans les années quatre-vingt-dix par des agents de publicité. Ce sont eux qui mèneront les guerres. Même philosophiquement, cela a créé une expérience nouvelle : un rapport entre l'essence et l'apparence qui n'a pas été analysé, que je sache, dans l'histoire écrite.
Ces opportunistes sont devenus les “hommes à tout faire” des nouveaux pouvoirs. Ils sont toujours là pour intervenir du côté des puissants, les critiquer parce qu'ils ne vont pas assez loin, parce qu'ils sont trop mous, trop honnêtes, trop démocrates. Les médias, l'immense machine publicitaire du pouvoir, les ont transformés en “conscience” du monde, en grands penseurs et encore plus grands écrivains, dangereusement indépendants, que seulement leur immense sens de la responsabilité pousse à se trouver toujours du côté du pouvoir.
Grâce à son esprit indépendant, le gouvernement français envoya un nouveau philosophe en Afghanistan comme messager de la grande culture française, même si les B-52 continuaient à pilonner le pays avec audace. Le nouveau philosophe y a soutenu le nouveau président afghan, Karzaï, un petit agent américain dont la presse avait découvert, comme preuve de son progressisme, le goût immodéré pour les vêtements des grands couturiers et que le “tout” New York avait transformé en son “chouchou” pendant le bombardement de l'Afghanistan. La première action de ce souverain éclairé, lorsqu'il forma son gouvernement, fut de signer un accord avec les pays occidentaux dans lequel il est garanti qu'il ne peut y avoir de poursuites pour crimes de guerre contre leurs soldats. Cela donne une idée sur les lumières qu'ils ont apportées en Afghanistan. Le nouveau philosophe proclama Karzaï « porteur des lumières » pour le monde musulman. Il fit un discours, dans lequel il salua le courage du peuple de Kaboul qui avait résisté héroïquement à la dictature soviétique, à leur pluie de bombes et aux taliban avant de mériter la liberté apportée par les B-52. Il salua « en particulier les femmes » et rappela que le monde avait trop longtemps hésité avant de les libérer : « Nous vous devons beaucoup, car vous avez représenté un exemple pour le monde, bien avant que le monde ne songe à vous apporter ses lumières. » Porter la lumière, dans le langage soutenu des services secrets, veut dire travailler pour la CIA.
Un autre nouveau philosophe, tout aussi révolté, fut comparé à Dostoïevski grâce à un livre qui mérite de rester dans l'histoire comme une parodie à la fois du cynisme et de la stupidité abyssale de la propagande officielle. Il développait la thèse selon laquelle le tiers monde, les tribus, les pauvres de la planète attaquent les pays riches en tant que nihilistes qui haïssent les peuples qui respectent les valeurs morales, citant en exemple les nihilistes palestiniens qui attaquent la démocratie israélienne.
Il terminait son livre en appelant lui aussi les grandes démocraties à utiliser ou à soutenir les B-52 au nom des sourires des femmes afghanes.
Je sais, dès qu'on sort un morceau de la propagande du contexte de l'immense campagne publicitaire qui le porte, on a l'impression d'une caricature. La propagande elle-même barre la route à toute critique par une astuce. Elle jongle avec les extrêmes : pendant qu'elle est agressive elle se présente comme d'une importance vitale pour chaque être vivant, mais dès que les affaires sont réglées on s'efforce de l'oublier totalement, en quelques heures il devient trop tard pour en parler, c'est inintéressant, c'est de mauvais goût, quoi qu'on puisse dire sur ce qui s'est passé et qui est déjà oublié, doit être exagéré. De cette façon sont commis les plus grands crimes de l'histoire.
Les vainqueurs gardent le droit de faire oublier leurs propres crimes et obligent tout le monde à se souvenir des crimes, même inventés, de leurs ennemis. On purifie sans arrêt l'histoire par la propagande, comme on purifie sans arrêt la mémoire et la conscience individuelles. Ce jeu rend ridicule ce qui reste des plus grandes tragédies humaines, l'esclavage, le colonialisme, le fascisme, le communisme, l'holocauste, les camps de concentration — aucun mot ne dit ce qu'il devrait dire, aucune larme n'est versée pour qui elle devrait l'être, aucune rage n'atteint celui qu'elle cherche, la réalité est barrée par d'innombrables fausses pistes.
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Je n'ai pas cité les noms des êtres qui développent la propagande officielle. Non pas par délicatesse, mais parce que les noms trompent, ce sont des noms de code. L'idée de combattre le mensonge officiel est loin de moi en ce moment, je cherche plutôt à rendre hommage à un ennemi fascinant, qui probablement ne peut être vaincu, si ce n'est par lui-même. La nature de cet ennemi est monstrueuse au sens strict de ce terme : il est composé de contradictions. La première étant qu'il est omniprésent et inexistant. Cette nature, parce qu'elle dépasse l'entendement humain, cache une immense question métaphysique. Peut-être est-ce pourquoi elle fascinait à ce point un esprit aussi supérieur que celui de Flaubert.
Un monstre composé de contradictions, mais de contradictions qui se suivent dans une logique de fer, créant tout un univers parallèle à la vie, comme animé — même si dépourvu de vie — par une ambition : remplacer la vie. Remplacer la vie par sa parodie. Créer des structures parallèles, cloner des êtres après avoir cloné des pensées et des émotions, un univers faux, mais tellement ressemblant au vrai, qu'il soit impossible de les séparer. Dans le cerveau et dans le cœur de ces êtres tout peut se passer comme dans la vie, les pensées, les images, les émotions, les souvenirs, tout y est, même la contradiction du monstre : rien, absolument rien ne se passe ni dans ces cerveaux ni dans ces cœurs. Une fantastique agitation de la mort, d'ailleurs toujours un peu plus grande que dans la vie... Des êtres étranges dans cet univers fascinant : usés et intacts, les plus grands criminels d'une innocence angélique, les destructeurs de la vie qui n'ont pas touché à la vie.
Aucun homme ne pense ce qui est dit dans cette propagande. Ni l'intelligence ni la stupidité ne sont derrière ces phrases. Personne ne pense ce qui est pourtant le discours de tout le monde. D'où sa force diabolique : il peut être utilisé pour justifier des guerres terribles, pour la destruction du monde, et il est la cause directe de la destruction de l'homme moderne, mais chaque fois qu'on cherche à le combattre, la même chaîne humaine qui l'a construit démontrera qu'il s'agit d'un petit jeu social dont personne n'est responsable.
Il n'y a pas d'être vivant responsable de cette propagande, mais il y a un monstre capable de porter ces crimes. Ses contours se dessinent devant nous si l'on essaie de composer un être, un seul, des débris humains qu'on a rencontrés tout au long de la chaîne du pouvoir : les militaires et les financiers, les hommes politiques, les intellectuels, les journalistes, les activistes humanitaires. Ce monstre fait de morceaux humains, de pièces d'armes, de regards sévères, de sourires gentils, de dents de crocodile, de la corne du rhinocéros, habillé par de grands couturiers et peint en or, ce monstre d'une obésité formidable mais toujours affamé, c'est lui qui réunit tous ces gens qui ne se connaissent pas même s'ils se doutent qu'ils travaillent pour le même maître, c'est lui qui écrit dans les journaux, qui parle à la télévision, qui promet et qui menace, qui caresse et qui tue, que chaque homme finit par imiter au moins en partie, dont l'illusion se nourrit de la vie.
Il se peut aussi qu'une des sources de la force de la propagande soit dans la curiosité presque irrésistible qu'elle suscite. Elle est toujours très simple, toujours ridicule, toujours ennuyeuse, toujours répétitive, mais elle a une capacité à accrocher l'esprit toujours comme la première fois, de l'enflammer par la même énigme insoluble : d'où vient cette voix, qui sont ces hommes ?
Le front d'une guerre d'horreur absolue passe par l'homme. Parfois au milieu de l'homme, parfois vers les dernières lignes de défense de son âme, parfois menée de loin, parfois dans les tranchées des dents à la gorge. Les images de cette guerre apparaissent sur nos visages, ses prouesses dans nos regards, ses causes aussi obscures et lointaines que les Commencements et les Fins donnent à notre comportement cette apparence irrationnelle. Aux moments où cette guerre devient particulièrement dramatique, l'homme donne l'impression d'être sous une charge électrique, comme si sa force vitale était testée. De tels moments, je suppose, donnent naissance à des hallucinations qu'on appelle, selon les époques, la guerre entre les ténèbres et la lumière, entre le Diable et le Dieu, entre le Virtuel et le Réel… Nous vivons peut-être la plus dramatique de ces guerres, parce que la ruse du monde virtuel, comme celle de son illustre Ancêtre, est de nous maintenir dans la conviction qu'il n'existe pas, que rien d'important ne se passe.
Mais que la guerre se passe en l'homme lui-même, que l'enjeu en est la vie, ça, ce n'est pas une hallucination. Je suppose aussi que dans ces moments les plus dramatiques naît l'idée de l'apocalypse : en lui-même l'homme voit le bord de la vie, il sent une force qui le pousse vers le néant sans qu'il soit ni mort, ni malade, ni vieux. Il est retenu sur ce bord par le sentiment de culpabilité qui, étrangement, est devenu une sorte de tabou, de honte, de malédiction dans la société virtuelle. C'est ce sentiment qui ramène l'homme à la vie par une thérapie faite de torture et de peur. Dans la géographie de l'âme, ce sentiment monte la garde à un carrefour crucial, inoubliable, marqué à jamais dans toutes les grandes expériences spirituelles. Le sentiment le plus respecté et le plus décrié.
Ainsi, autour du remord est menée la dernière bataille, la plus acharnée : tout l'horizon virtuel, la propagande officielle, toujours pleine d'amour et d'amitié, pousse l'homme à faire un dernier pas et tout sera fini, lui répète qu'il est innocent, qu'il peut continuer à danser parce que “quelqu'un” pense pour lui et s'occupe de tous les problèmes, pendant qu'un Perdant, déformé, sale, sourd-muet, magnifique et irrésistible, par son silence et son indifférence le rappelle à ses promesses trahies. Ce sont des images usées, mais elles parlent d'un drame terrible qui se déroule de temps en temps dans l'âme de l'Homme, lorsqu'il se trouve au bord de soi-même et au bord de la vie. La dimension morale du sentiment de culpabilité, si difficile et désagréable, n'est que le souvenir d'un mouvement surnaturel de l'esprit, qui sans aucun doute ne s'effectue nulle part ailleurs en dehors de l'âme humaine. C'est le moment où l'esprit revient dans le temps pour corriger les causes du mal. C'est le moment où l'Esprit se retourne sur lui-même, marche en sens inverse comme un guerrier fou mais invincible, fait face à la meute des illusions, provoque un vrai carnage partout sur sa route. C'est le point fondateur dans la vie de la psyché.
L'interprétation morale appelle ce moment “le remords”, l'intuition poétique parle de l'Amour comme du fondement de la vie parce que ce qui se passe dans ce moment ressemble à un souvenir amoureux, à un sacrifice de soi-même au nom d'une fidélité insensée. La propagande en revanche décrit le remords comme un sentiment qui gâche la vie, le retour de l'esprit comme de l'obscurantisme, tandis que l'idée de l'amour est réinterprétée comme un jeu de mensonge et de plaisir, usé dans la propagande jusqu'au dégoût, pour qu'il finisse dans la corbeille du kitsch et du désespoir.
Il y a un bon côté dans le fait qu'une guerre aussi terrible que celle entre l'illusion et la vie soit menée en nous-mêmes comme si elles n'avaient pas assez d'espace pour jouer ailleurs. Le bon côté est que celui qui gagne la guerre en lui-même aura sauvé le monde.
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