Élargissement du domaine de la crise de nerfs

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Élargissement du domaine de la crise de nerfs

Le champ d’action de la Grande Crise est aujourd’hui essentiellement psychologique et se traite nécessairement dans le domaine d’une sorte de psychiatrie analytique portant sur un objet collectif, cela considéré comme un outil d’analyse central pour déterminer la vérité de la situation. C’est la première leçon de l’espèce de crise de nerfs qui a éclaté à Washington, à l’encontre des “alliés” britanniques, brutalement fustigés pour leur intention de devenir l’un des membres fondateurs de l’AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank), conduite par la Chine, suivie d’une réaction d’une brutalité assez proche de la Chine elle-même.

Au départ, il s’agit d’une affaire intime de l’anglosphère. Comme le montre la dépêche AFP (le 12 mars 2015) qui la présente, tout cela semblerait se passer dans une atmosphère assez contrainte, mais diplomatique. Cette “affaire intime” suit l’annonce par le Royaume-Uni qu’il rejoint une vingtaine de pays qui ont signé en octobre 2014 un protocole d’accord pour l’établissement de la banque d’investissement asiatique AIIB mise en place par la Chine. (Les signataires du protocole d'accord conclu en octobre sont, outre la Chine, l'Inde, Singapour, la Birmanie, la Mongolie, la Malaisie, le Laos, le Koweït, le Cambodge, Brunei, le Bangladesh, le Népal, Oman, le Pakistan, les Philippines, le Sri Lanka, l'Ouzbékistan et le Vietnam. D’autres pays ont annoncé leur intention de rejoindre l’AIIB, dont l’Indonésie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie. Jusqu’ici, les USA ont réussi à bloquer cette intention, notamment par une intervention directe auprès de l’Australie.)

«Le gouvernement britannique a annoncé jeudi qu'il voulait faire partie des pays fondateurs de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB), devenant ainsi le premier grand pays occidental à soutenir cette initiative de Pékin que Washington voit d'un mauvais œil. [...] Cette initiative est une manière pour le Royaume-Uni de se rapprocher encore un peu plus de la Chine, avec laquelle Londres cherche à multiplier ses échanges commerciaux, notamment à coup d'accords et de contrats bilatéraux. [...]

»Sans critiquer ouvertement la décision du Royaume-Uni, la Maison Blanche a rappelé avec force ses réticences face à cette initiative de Pékin, appelant Londres à faire preuve de vigilance. “Il s'agit d'une décision souveraine du Royaume-Uni”, a déclaré à l'AFP Patrick Ventrell, porte-parole du Conseil de sécurité nationale (NSC). “Nous avons l'espoir et nous nous attendons à ce que le Royaume-Uni utilise sa voix pour pousser à l'adoption de critères exigeants, a-t-il ajouté. Notre position sur l'AIIB a toujours été claire... Toute nouvelle institution multilatérale doit inclure le niveau d'exigence élevé qui est celui de la Banque mondiale et des banques régionales de développement”, a-t-il ajouté. “Nous ne sommes pas convaincus que l'AIIB répondra à ce niveau d'exigence, en particulier concernant la gouvernance et les questions environnementales et sociales”, a-t-il encore souligné.»

La présentation de l’affaire par la presse britannique est tout à fait différente. On choisira notamment le très-fameux Financial Times, le 12 mars 2015, qui présente la réaction des USA comme “une très sérieuse brèche dans les relations spéciales” entre UK et USA. «The Obama administration accused the UK of a “constant accommodation” of China after Britain decided to join a new China-led financial institution that could rival the World Bank. The rare rebuke of one of the US’s closest allies came as Britain prepared to announce that it will become a founding member of the $50bn Asian Infrastructure Investment Bank [...]

»Thursday’s reprimand was a rare breach in the “special relationship” that has been a backbone of western policy for decades. It also underlined US concerns over China’s efforts to establish a new generation of international development banks that could challenge Washington-based global institutions. The US has been lobbying other allies not to join the AIIB. [...] A senior US administration official told the Financial Times that the British decision was taken after “virtually no consultation with the US” and at a time when the G7 had been discussing how to approach the new bank. “We are wary about a trend toward constant accommodation of China, which is not the best way to engage a rising power,” the US official said...»

D’une façon assez caractéristique, le FT ajoute que “les relations entre Washington et le gouvernement de David Cameron se sont tendues, avec des officiels US critiquant le Royaume-Uni pour la réduction de son budget de défense”. Face à ces critiques concernant l’adhésion à l’AIIB, le FT qualifie la position des dirigeants britanniques, dans tous les cas du ministre du trésor Osborne, de unrepentant.

Le Guardian du 13 mars 2015 cite des sources proches du gouvernement britannique, disant au contraire de l’affirmation US selon le FT («...the British decision was taken after “virtually no consultation with the US”» ) que le Royaume-Uni a été en constante consultation avec les USA sur le sujet : «Britain was unsurprised by the decision of the US administration to air its concerns in public after the formal announcement that the UK would join the new investment bank. Sources said, in addition to the talks about British plans between the chancellor and the US treasury secretary, British and US officials have been in regular contact ahead of the announcement. UK officials say that, by joining the bank as a founding member, Britain will be able to shape the new institution...» Le Guardian poursuit en citant une interprétation critique de la position US, jusqu’à des doutes concernant la cohérence de son comportement ...

«“I think the US has had its questions about the UK posture towards China on other issues and I suppose this announcement probably triggered renewed concern in Washington about overall British politics vis-à-vis China. But [we] don’t normally arbitrate these things in public and I’m a little unsure as to why the US has chosen to pick a fight with the UK on this bank at this time, because I thought it had somewhat softened its posture on the bank. It’s a bit surprising to me,” said Matthew Goodman, senior adviser for Asian economics at the Center for Strategic and International Studies.

»Goodman said the US had legitimate questions about the AIIB when it was first announced last summer, such as the governance of the institution, its lending standards and procurement rules. “Notwithstanding that, I think they should have been more willing to engage in discussion with China and others about the institution. There’s a big infrastructure gap in Asia, existing institutions are not filling it and China has the wherewithal to contribute on the right terms.” Some surmised that the US was responsible when Australia backed away from signing up to the bank at the Asia-Pacific Economic Cooperation summit in Beijing last autumn, after widespread speculation a deal was on the cards. “The US did reach out to Australia, Koreans and others to consult about questions and concerns, and that’s been interpreted as leaning on allies not to join the bank,” said Goodman...»

• La cerise sur le gâteau dans cette affaire vient directement de la Chine. L’occurrence est remarquable : une réaction chinoise, par le moyen d’un “commentaire officiel” de l’agence de presse Xinhua, d’une violence inhabituelle. Les USA sont décrits comme manifestant, dans leur réaction vis-à-vis de la décision britannique, une “hystérie paranoïaque” d’une catégorie peu flatteuse puisqu’il s’agit d’une “paranoïa infantile”. Sputnik.News, qui présente ce commentaire, le 13 mars 2015, qualifie la réaction chinoise de “furieuse”.

«An editorial in the Chinese state-run Xinhua news agency blasts the US government for its attempts to steer Britain away from China's new infrastructure investment bank. [...] “The US has again launched into paranoid hysteria by manifesting its skepticism toward China's creation of the Asian Infrastructure Investment Bank.” [...]

»The editorial also notes that certain US politicians “sometimes simply cannot restrain themselves from making picky and irresponsible remarks” about China. “This reaction of the US Government is nothing but childish paranoia toward China, which should not be surprising considering that Washington has long ago set itself on a wave of distrust.” [...] The official commentary also added that while China seeks a mutually beneficial relationship with the United States, its current paranoia can only threaten future prospects: “The US Government must understand that prejudice and deep-seeded strategic mistrust toward China cannot help develop healthy and strong relations with this Asian country.”»

Il s’agit donc d’un triangle inattendu, pas vraiment amoureux mais sans aucun doute illustratif d’un problème considérable au niveau de la pathologie de la psychologie. Sur l’essentiel, l’incident ne nous apprend rien de nouveau : l’AIIB est un projet chinois qui fait partie de l’établissement d’un système financier et bancaire indépendant de l’actuel système dominé par les USA et le bloc BAO. Les Chinois, qui sont désormais sur la voie d’un développement rapide de ce système, le présentent à la fois comme naturel en raison de la puissance économique que la Chine et ses partenaires représentent, et plutôt comme complémentaire du système existant ; les USA le voient non seulement comme concurrent, mais bien comme “tueur” du système en place, de “leur” chose à eux. (Dans le cadre des dynamiques en cours, on conviendra que les USA n'ont pas tort d'entretenir quelque crainte.)

Bien entendu, la “trahison” britannique est patente, et d’ailleurs elle ne saurait étonner personne si l’on s’en tient à la nature même de la politique générale naturellement générée par le Royaume-Uni sous l’empire complet de la City. Toute anglo-saxonne qu’elle soit, la City est d’ores et déjà sur la voie de tenir une place de choix dans le nouveau système que les Chinois mettent en place. Elle tient son rôle de place-force de la globalisation, en accordant à ce phénomène (la globalisation) la seule mesure du profit, de préférence à l’absolutisme du suprémacisme idéologique et hégémonique qu’affirment les USA. Pour la City, c’est une bonne occasion de renforcer sa position, cette fois, par la simple logique des forces en présence, dans ses rapports avec la position dominante des USA... Les loups ne se dévorent pas entre eux parce que ce sont de nobles bêtes, les Anglo-Saxons c’est moins sûr.

Il y a d’abord une “fureur” américaniste dans le chef de cette réaction de Washington, notamment dans l’appréciation conflictuelle opposant l’affirmation US (absence totale de consultation de la part de UK) à l’affirmation britannique (consultation constante entre UK et USA). Qui ment, qui dit la vérité ? Il y a sans doute un premier aspect de la “paranoïa” US, par opposition à l’habituelle duplicité britannique : pour les USA, “consultation” entre UK et USA signifie que les Britanniques s’alignent sur les consignes US, ce qu’ils n’ont manifestement pas fait. Impavides, les Britanniques affirment qu’ils sont dans l’AIIB, bien entendu, pour le bien commun ; bien entendu, pour veiller à ce que l’AIIB ait bien le niveau d’excellence que les USA réclament hystériquement, en présentant leur propre système comme le “modèle” impératif (et puisque le “modèle” existe, pourquoi le dupliquer par une infamie, celle des Britanniques ralliant l’AIIB et trahissant leur devoir de “relations spéciales” ?).

Dans cet échange violent où la “paranoïa” US côtoie amoureusement l’hypocrisie britannique, le dragon chinois intervient avec une violence inaccoutumée. C’est une des premières fois d’une façon aussi spectaculaire que le dragon montre qu’il a des dents et qu’il prétend s’en servir. Si son intervention en soutien indirect des Britanniques peut paraître tactique, et elle l’est évidemment par la force des choses, elle montre d’abord que la Chine n’entend plus accepter sans réagir elle-même les réactions absolument irrationnelles des USA. Le flegme du dragon chinois s’est coloré cette fois d’une rougeur inhabituelle, qui justifie le terme de “fureur” que lui décerne Sputnik.News. Tout cela souligne la pression en constante augmentation que font peser les projets alternatifs, dans tous les sens (structures financières, dédollarisation, etc.), de la part de plusieurs pays ou groupes au poids considérable (la Chine en Asie, mais aussi avec la Russie, l’Iran, les BRICS, etc.). Cette pression a, pour la première fois d’une façon aussi visible et violente, fait apparaître une divergence fondamentale dans l’axe central du Système, qui est l’axe UK-USA ; parce que, pour les Britanniques, dans leur politique réduite aux acquêts opulents de la seule finance, la nécessité de la City est peut-être la seule, sinon à dépasser, au moins à concurrencer à valeur égale la nécessité des “special relationships” avec les USA.

En vérité, le caractère le plus explosif de l’incident, qui ne peut être réglé comme une circonstance conjoncturelle mais qui pose un problème structurel nouveau de toutes les façons inéluctable dans le cadre du développement de la crise d’effondrement du Système, ce caractère le plus explosif est bien l’aspect d’exacerbation psychologique qu’il illustre. C’est bien sur ce territoire-là (“hystérie paranoïaque”, “paranoïa infantile”) que nous sommes et c’est sur ce territoire-là que la réaction chinoise est “furieuse”. Il ne s’agit donc pas seulement d’une mise en cause de l’hégémonie d’un des acteurs principaux du drame au travers de diverses manœuvres, trahisons, hypocrisies, etc., mais bien d’une mise en cause du comportement fondamental d’un des acteurs principaux du drame. Les USA sont accusés de maux qui ne peuvent être appréhendés dans leur propre chef par leur seule raison, parce que leur raison est décidément devenue trop catastrophiquement une “raison-subvertie” et engendre un comportement irrationnel, erratique et pathologique qui menace l’équilibre, ou ce qu’il reste d’équilibre dans l’arrangement du monde.

Cette accusation est d’ailleurs ambiguë du fait de son contexte, même si elle est aussi nette que les commentaires de Xinhua, et elle permet de hausser encore plus haut le commentaire. On pourrait tout aussi bien dire que la Chine dénonce un “comportement irrationnel, erratique et pathologique qui menace l’équilibre, ou ce qu’il reste d’équilibre dans l’arrangement du” Système... Dans cette passe d’armes de première importance et au bout du compte, la Chine s’érige en protectrice raisonnable du Système, pour ce cas dans le chef de la nécessaire structure financière du Système avec sa nécessaire évolution, en arguant qu’il est raisonnable en fonction de sa propre puissance qu’elle mette en place ses propres outils et son propre système financier comme complément du reste. Cela renvoie à la relativité de la position antiSystème : il va de soi que le développement d’un système financier alternatif, quasiment anti-US quoi qu’il en soit dit, est une initiative vertueuse, donc antiSystème, qu’il faut soutenir à tout prix ; il va tout autant de soi que cette initiative ne tue pas le Système, qu’au contraire elle s’y insère, donc qu’elle ne constitue en aucune façon la clef décisive de l’impasse où nous nous trouvons, face au Système, même si la séquence permet d’avancer dans la bataille antiSystème.

... Ainsi, oui, “dans cette passe d’armes de première importance et au bout du compte, la Chine s’érige en protectrice raisonnable du Système”. En face d’elle, – et c’est ce qu’elle dénonce avec “fureur”, – elle trouve une psychologie s’ébrouant dans la pathologie complète d’une raison-subvertie, entièrement prisonnière de l’hybris qui rend fou. En un sens, inconsciemment, elle tient le même discours, mais sous forme d’avertissement “furieux”, que celui que tenait Lincoln en 1838 («Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant») ; elle accuse effectivement les USA d’un penchant suicidaire qui menacerait, – non, qui menace inéluctablement d’emporter tout le Système. C’est une de ces étranges occurrences où les USA, dans le retournement classique surpuissance-autodestruction qui fait tant songer au scorpion, se retrouvent dans leur errance dans une position objectivement antiSystème ... Bienvenus à bord, même si c’est le temps d’une “paranoïa puérile”.


Mis en ligne le 14 mars 2015 à 08H59