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11606 septembre 2010 — Cette fois, on peut le dire, on peut le clamer comme le fit de façon élégamment prémonitoire GW Bush le 1er mai 2003 : Irak, “Mission Accomplished”. En un mot, l’Irak ayant coulé l’Amérique, et bientôt le système général, la mission est effectivement remplie. (Pour plus de sûreté, on en rajoute avec l’Afghanistan, mais ce n’est là qu’un zèle de travailleur consciencieux, pour bien s’assurer que le travail sera mené à son terme.)
Il s’agit de Joseph Stiglitz et de sa complice Linda J. Bilmes qui, en mars 2008, annonçaient déjà que la guerre en Irak coûterait aux USA, dans sa totalité, autour de $3.000 milliards. Ils renchérissent, en rajoutent (plus que $3.000 milliards finalement), et confirment le rôle extrêmement important de la guerre dans la crise financière. (Voir Ouverture libre, ce 6 septembre 2010.)
La belle manœuvre, effectivement, que cette guerre-là, et il y a de la matière pour la réflexion à propos de l’efficacité et de la perspicacité de la politique expansionniste de cette puissance-système. Certes, cette manœuvre est peut-être également une ruse, pour nous faire croire que l’Amérique va mal, en un mot un complot, – sort of, car les hypothèses trouvent toujours de quoi fleurir. Pour l’heure, voyons ce que Stiglitz-Bilmes ont à nous dire.
@PAYANT Les deux compères ont en effet choisi ce moment clef, selon la marche officielle des événements, avec l’annonce claironnante du président Obama de la fin de l’engagement US en Irak, pour rafraîchir leur bilan de cette guerre et le renforcer. Cela fait en effet quelques années que Stiglitz-Bilmes suivent l’affaire, avec leur évaluation du coût total de la guerre en Irak à $2.000 milliards en janvier 2006, puis à $3.000 milliards en février 2008, tout cela ponctué d’un livre sur le sujet. Aujourd’hui, s’ils ne fixent pas précisément leur nouvelle estimation (dans leur article commun du Washington Post du 5 septembre 2010), il est évident qu’en fonction des nouveaux éléments et des méthodologies affinées qu’ils proposent, l’estimation doit dépasser $3.500 milliards, en route résolument vers les $4.000 milliards.
Mais l’essentiel dans les observations de Stiglitz-Bilmes, alors que plus personne ne remet sérieusement en cause leurs estimations, c’est bien entendu le détail développé des interactions directes et dévastatrices de la guerre sur la situation intérieure des USA, c’est-à-dire du système de l’américanisme, sur la situation économique, sur les structures du système financier, sur la situation immobilière, sur la solidité des fondations du gouvernement, – et, par voie de conséquences directes et indirectes, sur la situation du “bloc” américaniste-occidentaliste, et du monde en général. Il s’agit d’un phénomène qui nous avait déjà intéressé d’une façon directe et particulièrement impressionnante, dans lequel nous voyons la rupture du contrat originel et fondamental du système de l’américanisme dans la séquence actuelle. Ce “contrat originel” date de l’immédiat après-guerre, passé entre le complexe militaro-industriel (CMI) en cours de structuration durable après l’impulsion phénoménale de la guerre, et les diverses instances de direction de l’establishment. (L’“Etat de Sécurité Nationale” formé en 1947-1948 avec le National Security Act de Truman fut la procédure opérationnelle d’application de ce “contrat”. Le National Security Act instituait la création du “vrai” Pentagone par la réunion des départements de l’armée et de la marine, la création du NSC auprès du Président, la création d’une USAF autonome, la création de la CIA.)
Dès mars 2008, en commentaire des avancées des estimations de Stiglitz-Bilmes, nous nous intéressions à cet aspect de leurs trouvailles, le 8 mars 2008 et le 22 mars 2008. De ce dernier texte du 22 mars 2008, nous rappelons ce passage qui résume l’appréciation principale qu’on peut tirer de l’aventure irakienne :
«L’idée de base que nos développions le 8 mars [8 mars 2008] était moins la question spécifique du coût de la guerre ou des caractères de la crise aux USA, que celle du lien, – négatif et destructeur, certes, – entre la guerre et la crise comme étant une rupture du contrat à la base de la politique de sécurité nationale des USA. C’est ce que nous résumions sous le titre “le Complexe contre le système”. Le “contrat” initial (années 1945-1948) entre le système et le complexe militaro-industriel (CMI) était que l’établissement du CMI au centre de la politique étrangère US, la transformant en “politique de sécurité nationale” à finalité expansionniste et éventuellement belliciste, devait évidemment être productif et avantageux pour les deux contractants. La guerre en Irak, la comptabilité puis le lien direct guerre-crise observé par Stiglitz, actent la rupture du contrat, – typiquement, une “rupture abusive de contrat”. Les remarques de simple bon sens venu d’un homme du milieu des affaires, Richard Vague, ne font qu’établir la conséquence pour la poursuite des affaires... Comment continuer à “faire des affaires” alors que le contrat qui les régit est rompu?»
Toutes ces idées sont renforcées, multipliées, largement documentées aujourd’hui, objectivant de facto la thèse selon laquelle l’activité “créatrice” de la guerre (pour celui qui la fait, pour le système qui la suscite) dans la politique générale du système est devenue profondément et paradoxalement destructrice selon l’évolution perverse du fonctionnement de ce même système ; l’activité de déstructuration (des autres) à l’avantage du système, devenue déstructurante pour le système lui-même, selon une logique suicidaire. (Nous nous passons ici des références morales qui n’ont aucun intérêt, d’abord parce qu’elles n’arrêtent pas les chars, ensuite parce qu’elles sont complètement distordues, déformées et martyrisées par le système de la communication et tout ce qui va avec, – propagande, mensonge, virtualisme, bonne conscience, etc.) Ce renversement quasiment anti-orwellien pour le système (le principe fondamental et fondateur de “la guerre est bonne” [pour le système] devenant “la guerre est mauvaise” [pour le système]) est un événement considérable, qui n’est pas seulement de l’ordre du symbole ni du jugement de valeur, mais qui est aussi de l’ordre de la réalité matérielle du système. Il y a en effet cette évidence que ce système en est évidemment au stade où il se dévore de lui-même, par le feu qui brûle dans ses entrailles, – comme il sied au système de “la matière déchaînée”, né également du choix de la thermodynamique parmi ses trois événements fondateurs entre 1776 et 1825 (voir notre thèse, notamment dans La grâce de l’Histoire).
Quoi que pourront dire, faire et calculer les comptables du système, il est indubitable qu’ils (nos chefs du moment) sont partis en guerre, la fleur au fusil, en jurant que la guerre coûterait au pire $50 milliards. Ce qui s’est passé, c’est un événement catastrophique et imprévu. La guerre en Irak est certainement la première guerre complètement “globalisée” dans ses effets, en amont et en aval ; la première guerre où ces effets sont essentiellement dus aux mécanismes de fonctionnement des armées effectivement “globalisées” (les forces anglo-saxonnes, dans ce cas, qui s’imaginaient se battre au nom du monde civilisé et globalisé), avec des conséquences catastrophiques hors du champ de bataille encore plus graves que les conséquences catastrophiques sur le champ de bataille. C’est donc la première guerre intégrée du système, intégrée dans le système, exactement comme l’est une bombe à retardement placée au cœur d’un système.
Les coûts réels de cette guerre (et des autres à suivre), qui font désormais du concept de la guerre une monstruosité difforme, se réalisent, pour l’essentiel, hors du champ de bataille, dans une chaîne sans fin d’effets bureaucratiques, d’effets de corruption, d’effets de redondance de la production, d'effets d'empilement et d'engorgement des technologies avancées et nouvelles, etc. La marche de la guerre, et ses effets conséquents, sont formidablement encadrés et protégés par le système de la communication en mode hyper-patriotique, comme ce fut le cas aux USA depuis 2002, qui ne cessa jamais aux USA jusqu’à l’extinction systémique de la guerre. On doit accepter l’idée que cette guerre, conçue par certains comme un “chaos créateur” tout à l’avantage du système triomphant, d’où sortirait «le vrai laboratoire de la démocratie dans le monde arabe [..] un modèle politique pour ses voisins» (selon l’ambassadeur de France à Bagdad il y a une semaine), s’est effectivement révélée comme le “chaos destructeur” activant la crise ultime du système (de notre système).
On ne peut en effet concevoir aujourd’hui le moindre jugement sur la guerre en Irak qui soit dégagé de la séquence générale 2003-2008 au moins, c’est-à-dire avec cette guerre directement liée, comme une des causes à la fois technique et psychologique, à la crise dont un autre pic est le 15 septembre 2008. Ainsi y a-t-il un lien direct, presque technique, presque de cause à effet, entre le 1er mai 2003 (le “Mission Accomplished” de Bush, qui marque le basculement définitif des dirigeants du système dans une auto-suggestion fascinatoire générale sur l’efficacité de leur action) et le 15 septembre 2008. Dans l'interprétation plus large et plus structurée, bien entendu, le lien évident entre le 11 septembre 2001 et le 15 septembre 2008 est essentiellement assuré par cette guerre qui semblerait alors n’avoir existé que pour alimenter la crise précipitée le 11 septembre 2001, la faire grandir, la faire enfler, assurer sa subsistance jusqu’à l’explosion de septembre 2008, celle-ci prenant alors le relais. Les calculs de Stiglitz-Bilmes ont l’immense avantage de substantiver cette analyse à l’aide de données effectivement comptables et économiques.
Dans ce sens, la séquence est une double trahison du “contrat” entre le CMI et le système qu’on a signalé plus haut, à l’époque du National Security Act de 1947-1948. Outre l’aspect qui n’a pas été rencontré des avantages économiques qu’on attendait d’une politique guerrière favorisée par le CMI, tel qu’on l’a également signalé, il y avait une autre convention tacite qui tenait à ce que la politique belliciste et expansionniste du CMI devrait fixer l’“Ennemi” et les effets de son action hors du territoire national des USA, pour éviter une répétition de la Grande Dépression dans son aspect historique et psychologique (la crainte de la rupture interne du pays). Ce que nous montrent Stiglitz-Bilmes et tous les constats qu’on peut faire à partir de leur analyse, c’est que la guerre en Irak a eu des effets intérieurs dissimulés mais beaucoup plus profonds et beaucoup plus forts que, par exemple, ceux de la guerre du Vietnam. L’opposition antiguerre a été faible et l’on ne s’est guère préoccupé du conflit au contraire du cas vietnamien, mais le conflit a, dans ses effets, agi comme ces fameuses termites qui minent le système. Il s’agit de la formule déterminée par l’économiste Herb Stein et reprise par l’économiste Tom Gallagher, qui est développée pour l’économie mais qui vaut également dans ce cas pour les effets de la guerre en Irak ; effets de la guerre imprévus, non identifiés, etc., et surtout venus de l’intérieur même du système après avoir été “‘recyclés” en pénétrant à l’intérieur du système, “loups” ainsi transformés en “termites” : «[T]he problem isn’t that wolves are at the door, it’s that termites are in the foundation. Some of our country's problems are termites, not wolves. Unfortunately, […] our system is geared more toward dealing with wolves.».
Avec la guerre en Irak, le système a développé lui-même, d’une façon imparable puisque conforme à ses propres conceptions et à son fonctionnement vital dévoyés, le moyen de son ébranlement décisif. La démonstration comptable de Stiglitz-Bilmes est un facteur intéressant de l’analyse de ce phénomène qui domine tous les autres, pour caractériser le temps historique que nous vivons. Comme nous le signalions plus haut, elle n’est nulle part sérieusement mise en cause, ce qui montre combien la perception du caractère suicidaire du système est aujourd’hui grande dans les psychologies.