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2289Nous avons déjà abordé le sujet dit du néo-impérialisme/néo-colonialisme, qui est aujourd'hui un sujet fondamentalement anglo-saxon (USA et UK), débattu dans ces deux seuls pays. Nos lecteurs ont pu en lire là-dessus, dans une première analyse sur notre site le 3 avril 2002, dont nous disions précédemment qu'il s'agit d'« une évolution des conceptions historico-stratégiques américaines vers la reconnaissance d'une sorte de néo-impérialisme, – disons l'''empire'' à visage découvert, dans ses manifestations les plus brutales et les plus décidées. » Puis, du côté britannique, nos appréciations, publiées sur ce site, le 7 avril 2002, où nous présentions, fortement lié à l'actualité, ce que nous percevions dans ce débat de l'argument de la partie britannique. Il était fortement question des arguments et des interventions de Robert Cooper, sans pour autant examiner le fond de ces arguments. Nous avions néanmoins retenu l’importance du nom de Cooper dans ce débat.
Dans ses éditions du 7 avril, le quotidien The Observer a publié un essai de Robert Cooper, dont ne savons pas s'il s'agit de la version initiale parue dans Prospect ou d'une version mise à jour. Peu importe. (The Observer présente la publication, à la fin du texte de Cooper, de cette façon : « Robert Cooper is a senior serving British diplomat, and writes in a personal capacity. This article is published as The post-modern state in the new collection Reordering the World: the long term implications of September 11, published by the Foreign Policy Centre. »)
Peu importe, disions-nous. La date de la publication et la présentation qui en est faite sont explicites : il s'agit bien des conceptions de Robert Cooper au 7 avril, c'est-à-dire maintenant sinon aujourd'hui, et, par conséquent, selon l'influence et la position de ce même Cooper, de conceptions que semble prendre à son compte le Premier ministre Tony Blair. Il s'agit sans aucun doute de la partie britannique du dossier. Cela mérite qu'on s'y arrête.
La publication de l'Observer est présentée sous le titre de « The new liberal imperialism ». Colonialisme (néo), impérialisme (néo), les mots sont jetés et utilisés à torts et à travers, et nous avons la confirmation qu'un exercice de définition est plus nécessaire que jamais. On s'y mettra sans doute. En attendant, voyons ce que Cooper a à nous dire, en ayant à l'esprit, — c'est important, selon nous, et détache le débat du seul domaine anglo-saxon, — que ce haut fonctionnaire du Foreign Office va occuper incessamment un poste de responsabilité au côté de Javier Solana, au coeur du dispositif chargé de développer une capacité militaire de sécurité pour l'Europe (la PESC). (Par conséquent, le débat strictement anglo-saxon s'élargit et nous concerne directement.)
Cooper présente dans son texte une classification du monde en États pré-modernes, modernes et post-modernes. On comprend que la classification “moderne” désigne les États selon l’entendement classique que nous en avons. Ils sont les moins nombreux désormais, laisse entendre Cooper, et en voie de disparition. Les deux autres catégories sont les plus intéressantes ; elles sont en pleine évolution et répondent à une nouvelle situation.
• Les États pré-modernes sont des pays qui ont subi une évolution décisive et souvent brutale (décolonisation, désoviétisation). Au lieu de s’adapter à leur nouvelle situation dans un sens positif, soit vers l’état courant (moderne), soit vers la situation nouvelle (post-moderne), ils ont brutalement reculé et sont tombés dans un état d’anarchie, de désordre plus ou moins grand, c’est-à-dire un état où ce qu’on nomme l’État n’existe plus dans la plénitude de ses moyens, où il est un trompe-l’œil, soit impuissant soit corrompu. Triomphent dans ces pays des forces incontrôlées, illégales, totalement déstructurantes (banditisme, mafias, trafics divers, tribalisme, etc). Ces pays tendent d’ailleurs à perdre leurs attributs géographiques en plus de leur souveraineté, les frontières deviennent incertaines, elles sont incontrôlées, etc.
• Les États post-modernes représentent le modèle, selon Cooper, de l’adaptation réussie aux nouvelles conditions de la civilisation. Ils ont écarté toute possibilité de conquête et d’agression violente entre eux. Ils ont accepté des règles, voire des lois communes. Ils acceptent l’existence de nombreuses institutions internationales. Ils ont transféré une partie de leur souveraineté à ces institutions qui les lient entre eux. Leurs liens au niveau du commerce, des hautes technologies, de la circulation de l’information, sont nombreux et très forts. Pour Cooper, il s’agit évidemment du modèle de l’avenir.
La proposition principale de Cooper, celle qui a soulevé le plus de polémique dans tous les cas, c’est la partie qui concerne les rapports entre post-modernes et pré-modernes. Autant les premiers sont régis par des lois communes qui leur permettent des liens complètement dégagés de toute brutalité et de toute agressivité, autant les seconds dépendent à nouveau de « la loi de la jungle ». Il faut agir en conséquence. Cela signifie que les post-modernes doivent ne pas craindre, vis-à-vis des pré-modernes, d’employer des méthodes brutales. Cela signifie aussi que les post-modernes ne doivent pas céder à la tentation, illusoire dans ce cas, du désarmement qui semblerait logique dans les conditions d’apaisement et de quasi-renonciation à la force qui leur sont communes.
« The challenge to the postmodern world is to get used to the idea of double standards. Among ourselves, we operate on the basis of laws and open cooperative security. But when dealing with more old-fashioned kinds of states outside the postmodern continent of Europe, we need to revert to the rougher methods of an earlier era - force, pre-emptive attack, deception, whatever is necessary to deal with those who still live in the nineteenth century world of every state for itself. Among ourselves, we keep the law but when we are operating in the jungle, we must also use the laws of the jungle. In the prolonged period of peace in Europe, there has been a temptation to neglect our defences, both physical and psychological. This represents one of the great dangers of the postmodern state. »
Pour Cooper, certes, cette organisation post-moderniste est l’organisation la plus vertueuse possible aujourd’hui. C’est le “modèle” vers lequel toutes les nations, toutes les zones du globe doivent tendre. En un sens, c’est plutôt là l’affirmation centrale de Cooper. La nécessité d’un néo-colonialisme, libéral ou pas, qui est l’aspect de sa thèse qui a fait recette, n’est qu’un aspect secondaire, et un aspect qui, selon la logique d’une vision progressiste, devrait être promis à disparaître au fur et à mesure que les pré-modernes évolueraient.
Il n’est pas sûr que ces réflexions soient si révolutionnaires et méritent tout le bruit qu’on fait autour d’elles, surtout avec l’idée d’une sorte de “retour au colonialisme”. Cooper s’emploie surtout à mettre en théorie un modèle qui s’est déjà exercé dans les faits, par le biais de l’interventionnisme humanitaire, des Balkans à l’Afghanistan. Pour ce qui concerne les grandes lignes, on comprend cette tentative de mettre en modèle une nouvelle forme de relations internationales et de tenter de constituer une cohérence impliquant une lutte contre les tendances au chaos distinguées ces dernières années.
L’ambition du projet autorise les remarques critiques. On en fait au moins trois :
• Cooper ne fait guère d’allusion à un moteur extrêmement puissant aujourd’hui dans les relations internationales : la culture. Cet aspect des relations internationales, qui correspond si bien aux technologies modernes, notamment des communications, suggère évidemment des regroupements différents de ceux qu’il présente dans son analyse. Cooper envisage-t-il de mettre certains anciens pays communistes dans les pré-modernes, voire la Russie elle-même ? C’est très probable, selon son approche. Mais ces pays, certains d’entre eux sans aucun doute, représentent de vieilles et riches cultures et, par conséquent, avec des potentiels très différents de certains autres pré-modernes qui n’ont pas cette caractéristique.
• Il y a une impasse de poids qui est faite dans la thèse de Cooper sur les responsables de ce chaos où il essaie de mettre un peu d’ordre. Et, dans ce cas, la critique est très forte, elle est même fondamentale. Cooper considère que la globalisation économique est l’un des aspects de ce nouveau néo-colonialisme nécessaire, qu’elle a un effet particulièrement bénéfique sur les États en perdition, qu’elle aide à sauver quelques pré-modernes et à les mettre sur la voie du post-modernisme. (Parlant des institutions financières de la globalisation type-FMI : « These institutions provide help to states wishing to find their way back into the global economy and into the virtuous circle of investment and prosperity. ») L’affaire n’est pas si simple, les cas sont nombreux où l’on comprend bien que c’est l’action de la globalisation qui précipite un pays dans un état quasiment pré-moderne, avec pertes et fracas encore, qu’il y a suffisamment d’exemples pour faire croire à une tendance plus qu’à des “accidents”. (Nous irions même jusqu’à avancer l’hypothèse sacrilège qu’il y a des cas où la colonisation classique, celle dont les post-modernes ne veulent évidemment plus entendre parler, — vertu progressiste oblige — fit bien moins de mal que la globalisation moderne.) Dans ce cas, c’est clair : le vertueux pompier se révèle être l’incendiaire, et toute la thèse a du plomb dans l’aile.
• Enfin, il existe des cas-limite, concrets, qui nous paraissent inquiétants, et pour lesquels rien n’est prévu. Prenons l’UE et l’élargissement : il ne fait aucun doute que certains des candidats à l’entrée dans l’UE sont dans un tel état de corruption, d’inefficacité bureaucratique, de banditisme organisé et d’irresponsabilité du soi-disant État qui les dirige, qu’ils pourraient bien apparaître aussi comme une variante un peu fardée du pré-modernisme. Alors, on plongerait ces pré-modernes dissimulés dans le système post-moderne que Cooper nous montre en exemple ? Il y a là un problème de dimension. On s’étonne que le gouvernement britannique, sur les conseils de Robert Cooper, n’ait pas soulevé ce problème. Reste qu’il ne l’a pas fait et qu’il dit le catéchisme de l’élargissement comme les autres. Il faut le savoir.
… Finalement, c’est dans l’accessoire, c’est-à-dire ce qui est implicitement présenté comme accessoire (cette discrétion est-elle voulue? Question intéressante) que Robert Cooper se révèle le plus intéressant. Voyons cela.
Il y a certes quelque chose de peu ordinaire dans la réflexion de Cooper, et c’est ce qui n’est pas directement lié au sujet traité. Ce qui nous apparaît peu ordinaire, c’est la description que Cooper fait de l'état du monde, entre pré-modernes et post-modernes principalement, avec manifestement à l'esprit tout le bien qu'il faut penser de la situation post-moderne. Cette description met en évidence deux choses, qui sont époustouflantes pour un Britannique, pour un fonctionnaire britannique de ce rang, et sans aucun doute dans la situation actuelle où son gouvernement joue un jeu d'enfer à tenter de paraître, – au moins paraître, – “collé” à la ligne américaine :
• La première est que l'UE est le modèle du rassemblement d'États post-modernes pour l'avenir, la véritable formule à suivre.
• La seconde est que les USA apparaissent pour le moins comme retardataires, voire faisant complètement fausse route, bref le contraire du “modèle américain” dont on nous rebat les oreilles.
Voici le passage impliqué :
« The EU is the most developed example of a postmodern system. It represents security through transparency, and transparency through interdependence. The EU is more a transnational than a supra-national system, a voluntary association of states rather than the subordination of states to a central power. The dream of a European state is one left from a previous age. It rests on the assumption that nation states are fundamentally dangerous and that the only way to tame the anarchy of nations is to impose hegemony on them. But if the nation-state is a problem then the super-state is certainly not a solution.
» European states are not the only members of the postmodern world. Outside Europe, Canada is certainly a postmodern state; Japan is by inclination a postmodern state, but its location prevents it developing more fully in this direction. The USA is the more doubtful case since it is not clear that the US government or Congress accepts either the necessity or desirability of interdependence, or its corollaries of openness, mutual surveillance and mutual interference, to the same extent as most European governments now do. Elsewhere, what in Europe has become a reality is in many other parts of the world an aspiration. ASEAN, NAFTA, MERCOSUR and even OAU suggest at least the desire for a postmodern environment, and though this wish is unlikely to be realised quickly, imitation is undoubtedly easier than invention. »
Cooper a-t-il realisé les implications de ce jugement à l’emporte-pièce? En d’autres termes : ne s’agit-il pas d’un jugement à l’emporte-pièce, justement pour qu’on ne s’y attarde pas, justement parce que Cooper tient à dire cela mais tient aussi à ce qu’on ne s’y attarde pas, dans tous les cas pour l’instant?
Si l’on s’y attardait, en effet, nous lirions entre les lignes que Robert Cooper considère les USA comme un État incapable de s’adapter au post-modernisme, notamment à cause de ses tendances unilatéralistes et hyper-nationalistes ; que Cooper considère in fine qu’il y a des disparités structurelles et culturelles fondamentales entre les USA et les pays de l’UE ; que, semble-t-il, cette malheureuse situation a toutes les chances de se poursuivre et de s’aggraver. On peut par conséquent s’interroger sur la politique (la politique officielle, s’entend) du gouvernement de Robert Cooper, sur l’exaltation habituelle des “valeurs communes” (aux USA et à l’Europe) qui nous est présentée comme le principal, sinon le seul argument pour le maintien de la grande alliance transatlantique. Bon sujet de réflexion.