«System is people, my friend»

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Comme l’on sait, les candidats républicains sont dans l’Iowa, et Mitt Romney, l’un d’eux, se trouvait jeudi à la Foire commerciale de Des Moines, Iowa. Confronté lors de l’une de ses interventions à un groupe hostile, Romney eut avec ses interrupteurs un échange devenu depuis (en deux jours) fameux. Il s’agit du «Corporations are people, my friend».

Le Washington Post (le 11 août 2011) rapporte l’échange de ce jeudi de très beau temps à Des Moines, avec Romney installé sur des bottes de paille, en polo et pantalon sport, comme vous et moi, arranguant la foule (?). (L’échange est précisément bienvenu dans la mesure où Romney est connu, outre d’être candidat républicain, comme entrepreneur privé qui a fait une fortune importante dans son activité. Par conséquent, aucun besoin réel d’être corrompu ni convaincu… Romney est-il lui-même un débris, plus ou moins informe et fortuné, de cette chose nommée corporation ?)

«Romney explained that one way to fulfill promises on entitlement programs is to “raise taxes on people,” but before he could articulate his position on not raising taxes, someone interrupted.

»“Corporations!” a protester shouted, apparently urging Romney to raise taxes on corporations that have benefited from loopholes in the tax code. “Corporations!”

»“Corporations are people, my friend,” Romney said.

»Some people in the front of the audience shouted, “No, they’re not!”

»“Of course they are,” Romney said. “Everything corporations earn ultimately goes to [the] people. Where do you think it goes?”

»The heated exchange prompted an attack from Democratic National Committee Chairwoman Debbie Wasserman Schultz. “Mitt Romney’s comment today that ‘corporations are people’ is one more indication that Romney and the Republicans on the campaign trail and in Washington have misplaced priorities,” she said in a statement, calling the comment a “shocking admission.”»

• En rapportant cet échange, Associated Press (le 11 août 2011) le documente par le rappel de divers incidents de cette sorte. Il nous rappelle notamment la performance d’Hillary Clinton, lors de la campagne de 2008 : «Sen. Hillary Rodham Clinton drew fire during her Democratic primary for defending lobbyists. “A lot of those lobbyists, whether you like it or not, represent real Americans,” she said. “They represent nurses, they represent social workers, yes, they represent corporations that employ a lot of people.” It did little to endear her to her party's base.» Dans ce cas, Clinton, brave petit soldat encore mal dégrossie du Système général en campagne électorale, ne personnifie pas le Système (les lobbies en l’occurrence, l’une des choses appartenant à la substance du Système, comme les “corporations” de Romney).

• Il y a eu d’assez nombreuses réactions à ce que certains nomment “une gaffe” de Romney, d’autres une mise au point salutaire. Pour ces derniers, il s’agit de montrer pour la nième fois que le corporate power enrichit les gens par la vertu d’essence du capitalisme naturellement redistributeur de richesses ; cette ignorance de la situation de subversion complète du Système, par rapport à une idéalité grotesque, conduit à n’accorder aucun intérêt à cette sorte de digression d’une extrême bassesse. Plus intéressant est un texte, évidemment très critique de Romney et du corporate power, de Mark LeVine, professeur d’histoire et dissident notoire des thèses officielles, sur Aljazeera.net, le 12 août 2011. Son texte commence justement, pour son compte mais aussi pour le nôtre, par ceci : «Thank God for Mitt Romney»… Merci pour avoir permis, en l’exposant involontairement, de nous faire avancer dans l’exploration du pot-aux-roses.

LeVine fait d’abord une mise au point en prenant la réaction de Romney dans ses variations subtiles autour du mot “people” (avec ou sans “the”), avec la plus grande sincérité qui est celle de la réaction initiale («“Corporations are people, my friend,”»), – que LeVine précise d’ailleurs par la citation complète : «Corporations are people, my friend ... of course they are. Everything corporations earn ultimately goes to the people. Where do you think it goes? Whose pockets? Whose pockets? People's pockets. Human beings, my friend.» LeVine commente d’abord : «In fact, he's right. Corporations are people, or rather “legal persons”, which is not to be confused with “natural persons”, or as Romney terms us, “human beings”. The original Latin term is actually persona ficta, or artificial person, which I think has an even nicer ring, because it shows that, at the very least, they weren't born the natural way.»

Après avoir longuement rappelé les conditions et l’histoire du corporate power aux USA, LeVine termine par l’évocation du livre (1966) et du film (1973) Soleil Vert, montrant, en 2022, un monde plongé dans un environnement dévasté, vivant dans l’humidité et la semi pénombre d’une brume sordide permanente (effet du global warming) ; grouillant d’une population dévastée, à la démographie galopante, réduite à l’état d’une clochardisation moutonnière et terrorisée, sous l’empire d’un corporate power tenu par une élite insaisissable et privilégiée, ; l’euthanasie est pratiquée sur une grande échelle, les corps étant transformés en “nourriture” produite par la Solyent Corporation qui exerce sa dictature, et tire du produit des corps humains recyclés sa nourriture universelle Solyent Green (le titre original est Green Solyent). Voilà donc ce que le corporate power magnifié par Romney nous promet peut-être, conclut LeVine.

Auparavant, il a fait une dernière digression sur la signification profonde des paroles de Romney concernant l’assimilation “corporations”-people :

«If we return to Romney's comment, the confusion within it is illustrative of the larger problem of considering corporations as people. First he argues that “everything corporations earn ultimately goes to the people”. The people? As in “We, the People”? That is certainly how the wealthy would like us to imagine corporate wealth being distributed. Indeed, the most basic argument of the neoliberals is that corporations and corporate capitalism is the most efficient and equitable means available for ensuring the widest distribution of wealth and resources among the people.

»But of course, as the bounding inequality in the United States makes clear, the wealth is not going to the people. It is going to very, very few people – who use corporations and their fictive personhood to help ensure that skewed distribution of wealth stays that way, no matter what the majority of Americans want. That's why, in the next sentence, Romney inadvertently drops the “the” and just says the money goes in “people's pockets - human beings, my friend”. He knows it's not going to the people as a society, just to those with the ability to grab as much of it as they can.»

Notre commentaire

Nous avons surtout jugé précieuses les considérations de LeVine sur la question de “la personne” ; le corporate ce sont “les gens”, ou “certaines personnes”, ou des “êtres humains”, ou une persona ficta, etc. On peut en effet reprendre la question du point de vue inverse, non plus en s’interrogeant sur “les gens” dont veut parler Romney (comme le ferait chaque politicien de ce standard, y compris la glorieuse Hillary Clinton, et BHO sans le moindre doute, malgré les larmes sentimentales qu’il nous tire) ; à la lumière de cette proposition, nous sommes amenés à considérer une interrogation inverse sur le corporate power, c’est-à-dire sur le Système, dont Romney nous a imprudemment avoué, sans vraiment mesurer les implications de ce qu’il disait, que “le corporate power” ce sont “les gens”, ou bien, de façon plus intéressante, “des gens”.

Nous raisonnons en choisissant la référence maistrienne, parce qu’elle nous permet de tenir une explication structurée de la déroute extraordinaire des serviteurs du Système, lequel représente évidemment le produit postmoderniste du “déchaînement de la matière” ; la référence maistrienne s’inscrit fort bien dans notre schéma général, – lequel fait appel bien entendu à d’autres références que Maistre qu’on retrouve ici et là dans nos colonnes, – en contribuant à donner une image cohérente, voire impérative, des bouleversements en cours. Cette référence (ces références) explique(nt) de façon exceptionnellement satisfaisante l’évidence lumineuse qui nous dit évidemment qu’un Romney, et les autres du même acabit jusqu’à BHO, n’ont strictement aucune substance dans cette circonstance. Par la grâce, totalement invertie pour leur cas, de leurs faiblesses, de leur volonté exprimée selon une logique d’inversion et vécue comme une capitulation, ils se sont faits volontairement marionnettes du Système, en s’intégrant dans le Système, en devenant Système eux-mêmes. En d’autres termes, “les gens” qu’on croirait “être” le corporate power, comme Romney lui-même bien sûr, et d’autres acteurs plus dissimulés mais pourtant bien connus (le complot est à ciel ouvert, à cet égard), semblent de plus en plus n’être que des sous-fifres, des marionnettes sans intérêt. Dans ce cas, les remarques de Romney prennent une signification symbolique qui le dépasse évidemment, dont il n’a et ne peut avoir aucune conscience, – ce qui lui permet de montrer une exceptionnelle sincérité par inadvertance, c’est-à-dire par inconscience.

Nous renversons donc complètement la proposition, en observant que le corporate power, qui n’a per se aucune unité d’action, aucune communauté d’intérêt, aucune solidarité, étant fondamentalement basé sur la concurrence la plus sauvage malgré les affirmations de convenance du contraire aussi bien relayées par ses soutiens dans le système de la communication, que par ses adversaires qui ont besoin d’identifier un Ennemi cohérent, – le corporate power n’a de réelle existence qu’en tant qu’il fait partie intégrante du Système, et intégré à lui. Dans ce cas, il est complètement dirigé plutôt que dirigeant des événements, et c’est seulement alors qu’il peut prendre une forme cohérente et, pour nous, une forme de personne humaine. Le «corporations are people, my friend» de Romney, qui peut se dire également, et encore mieux, «corporate power is people, my friend», implique alors que le Système peut effectivement se manifester sous une forme humaine directe, non pas à travers des marionnettes sans intérêt levées par corruption ou autres gâteries de seconde zone, mais ces marionnettes étant effectivement devenues le Système sous forme humaine. C’est là le plus grand intérêt du phénomène, puisque l’on sait aujourd’hui d’une façon évidente que le Système dépend de deux dynamique dans son mouvement, et que la dynamique de la surpuissance l’a de plus en plus cédé à la dynamique de l’autodestruction, jusqu’à en être, dans le mode de l’inversion, une dynamique d’accélération de cette course à l’autodestruction. Dans la même logique, il apparaît évident que certains hommes politiques, selon les situations et les résidus de caractère qui les animent, sont passés du stade de marionnettes passives et anxieuses de ne pas trop le montrer, au stade de représentation humaine du Système presque à visage découvert, et agissant dans le sens désormais de l’autodestruction. On peut avancer que des gens comme Sarkozy ou Obama sont effectivement de cette trempe, pour avoir refusé l’héroïsme de la voie inverse.

D’un certaine façon, ces êtres humains (“human beings”), remontant la logique de Romney en sens inverse, sont devenus de la sorte de la «persona ficta, or artificial person», comme l’écrit LeVine. Tout en étant bien entendu de leur lignée, ils ont largement dépassé le stade des “scélérats” de Maistre («Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments ; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. ») ; ils ont atteint une catégorie entièrement nouvelle, signifiant que les événements actuels sont beaucoup plus importants, bien plus profonds que ceux de 1789. Cela dépasse largement la corruption, la fièvre idéologique lorsqu’elle devient pathologie, cela atteint le stade de la transmutation. Cela atteint la limite où Romney, s’exprimant à la façon d’un robot, pourra nous dire bientôt «System is people, my friend», – et il ne parlera pas des “gens” mais bien du Système, devenu effectivement acteur humain des choses, et il parlera de lui évidemment. Pour lui, c’est le commencement de la fin, bien entendu, parce qu’il perd tous les avantages de la couverture humaine manipulée dont il disposait jusqu’alors. Romney n’est pas mauvais bougre, au contraire de ceux qui s’acharnent à voir du Mal fondamental dans l’homme, mais un “human being”, le sapiens, psychologie totalement épuisée, parvenu au bout de ses faiblesses et de sa vulnérabilité à l’influence du Système, lequel est, lui, effectivement la parfaite représentation du Mal. On observera qu’il y a dans cette transmutation dans ces enveloppes de sapiens à la dérive le signe que le Système est effectivement très loin en avant dans son processus d’autodestruction.


Mis en ligne le 13 août 2011 à 23H12