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122225 septembre 2008 — Nous allons tenter de donner une explication dynamique, de type structurel, au phénomène qui touche (notamment) les “titans de Wall Street”, sans référence à la comptabilité, à la finance, etc. Nous allons tenter d’envisager ce phénomène dans le contexte de l’évolution des USA, de l’évolution de la puissance américaniste, des spécificités de l’américanisme, dans le cadre général de l’évolution de notre civilisation devenue de type technologique. Cette recherche très rapide s’appuie sur la conviction qu’il existe des forces collectives affectant des structures similaires, à côté de forces répondant à des mécanismes sectoriels. Le point de départ est l’expression US, qui connaît une publicité remarquable et une infortune à mesure: “too big to fail”.
L’expression a désormais une connotation pathétique et dérisoire, tant elle fut employée ces derniers mois pour désigner ces “titans de Wall Street” dont il était évident, par tradition du jugement conformiste, qu’ils étaient effectivement “trop gros pour s’effondrer”. Au reste, même les esprits les plus critiques du système auraient eu, il y a quelques années d’ici, de la peine à prévoir précisément ces événements. Enfin, depuis mars dernier les “titans” ne cessent de s’effondrer comme autant de châteaux de cartes, de Bear Stearns à Lehman Brothers et AIG.
Le phénomène n’est pas spécifique à Wall Street. Le 23 septembre, nous notions la référence que nous offrait l’ancien directeur du GAO David Walker, suggérant la chose assez effrayante que le gouvernement US, lui-même défini comme “too big to fail”, pouvait après tout, selon la même logique, suivre la même voie que les “titans de Wall Street”.
Dixit David Walker: «What do AIG, Bear Stearns, Fannie Mae, Freddie Mac, Lehman Brothers and Merrill Lynch have in common? Some thought that these companies were too big to fail. They were wrong: all of these companies have either filed for bankruptcy, been “bailed out” by the government, or, owing to the sub-prime crisis, have been acquired. Over the weekend, the US government went one step further, with its proposals for an estimated $700bn (€493bn, £391bn) bail-out to ease the credit crisis.
»The US government truly is too big to fail. However, there are disturbing parallels between the factors that led to the sub-prime crisis and the deteriorating financial condition and fiscal foundation of our federal government. These similarities ought to ring an alarm bell for Congress and the presidential candidates. The question is, will they hear it and wake up?»
Le 23 septembre encore, examinant dans un autre contexte, dans un autre domaine, le cas du programme JSF, nous utilisions en intertitre cette même expression que nous utilisons en titre aujourd’hui, et que nous ne craignons pas de répéter; nous terminions en observant, sans doute avec une part d’ironie que certains de nos lecteurs ont pu remarquer, que le programme JSF est, lui aussi, “too big to fail”: «On n’ira bien entendu pas jusqu’à l’hypothèse de la liquidation du JSF. Le programme est, comme on dit, “too big to fail”. Soit. Mais sait-on que c’est l’expression qu’on employait pour Bear Stearns, IAG, Fanny Mae et Freddie Mac, Lehman Brothers, Merrill Lynch, etc., – avant que, d’une façon ou d’une autre, ils s’effondrent?»
Il est vrai que, dans ce cas du JSF, l’idée du “too big to fail” est le principal argument que l’on emploie en général, entre partisans et adversaires du JSF, lorsqu’il a été acté que le JSF a eu beaucoup de problèmes et qu’il en aura sans doute plus encore, et que se pose alors la question, – se pourrait-il qu’il soit abandonné, qu’il connaisse un échec, qu'il s'effondre en un mot? “Too big to fail”…
Cette idée peut accompagner d’autres situations, accordées à l’américanisme. Les forces armées US sont considérées, sans que la chose soit dite expressément, également comme “too big to fail”, – ou bien, disons, avec une variante qui préciserait leur fonction, “too powerful to fail”. Il est vrai qu’on ne voit pas, surtout dans les situations où elles se trouvent aujourd’hui, avec les adversaires auxquels elles ont affaires, comment les forces armées US pourraient être battues. Il est pourtant manifeste que ces forces armées, comme le JSF, rencontrent des difficultés sans nombre, qui ne cessent de grandir, qui ne semblent pas liées directement à l’action ennemie. (On pourrait même avancer que la situation du JSF a, d’une façon très indirecte certes mais tout de même, un effet négatif sur la situation des forces armées. C’est une image qui prétend exprimer une situation: la situation bureaucratique, ou disons plutôt la dynamique bureaucratique du Pentagone a un effet déstructurant très puissant sur les forces armées, même si cet effet est indirect, pernicieux, et nullement identifié comme tel. Tout ce qui contribue au renforcement des technologies, à l’empilement des moyens mécaniques, à l’extension des communications, à l’ambition de l’invasion des terres extérieures déjà soumises, participe effectivement à cette évolution désormais négative des forces armées US.)
D’une façon générale, nul ne doute que le Pentagone est un lieu privilégié, un lieu magique pour démontrer que la formule “too big to fail” pourrait être vraie dans son contraire. Le programme KC-45, menacé de paralysie dans la substance même de son enfantement bureaucratique par la paralysie du processus de sélection, est un exemple presque trop juste et trop beau pour être vrai. Il est si juste que l’aveu a plus d’une fois été exprimé par des responsables que ce programme est devenu “trop gros”, trop complexe pour pouvoir être contrôlé. Il est si beau que les commentateurs, observant la chose, ne peuvent s’empêcher de quelque exclamation admirative dès qu’une autorité quelconque arrive à repousser d’elle-même les délais du processus, comme si, par cette entourloupette, l’intervention humaine espérait reprendre l’apparence du contrôle de la chose (antique manœuvre et antique sagesse: ce que tu ne peux étouffer, fais mine de l’embrasser).
L’expression “too big to fail” s’emploie désormais à tout propos, et plutôt au propos contraire. Plutôt qu’exprimer une affirmation d’une certitude appuyée sur la puissance, sur l’au-delà de la “masse critique”, elle figure ironiquement une interrogation, après les expériences des “titans de Wall Street”. Justin Raimundo l’emploie à propos du plus extrême des exemples, qui est l’Amérique elle-même; sa chronique du 22 septembre a pour titre: «The American Empire: Too Big to Fail?», – au point que l’on devine la réponse sarcastique du dissident du système qu’est Raimundo.
Ajoutons un autre élément, qui est la “fable” dite “les termites et les loups”, une image que nous avons offerte dans notre Analyse du 22 septembre, qui est une description de la situation du problème du déficit budgétaire mais qui pourrait être celle de l’“industrie financière” US, celle des forces armées, celle des programmes du Pentagone; qui pourrait être également, après tout, celle des technologies US, par rapport à leur éventuel transfert, à l’éventuel accès de ces technologies aux USA et ainsi de suite; qui pourrait être celle des USA même, cadenassant leurs frontières contre des myriades d’individus devenues comptables de menaces bureaucratiquement hypertrophiées.
«Sous forme de fable, encore une autre, cela pourrait s’appeler : “les termites et les loups”. On s’équipe, on se barde de législations, éventuellement d’armements, dans tous les cas d’anathèmes et de principes moraux contre les loups dont on imagine qu’ils sont là, à votre porte, prêts à vous attaquer. Pendant ce temps, les termites croquent les fondations sur lesquelles tout votre précieux édifice repose. […] …“On the subject of budget deficits, Gallagher is fond of quoting the late economist Herb Stein, who said that the problem isn't that wolves are at the door, it's that termites are in the foundation. Some of our country's problems are termites, not wolves. Unfortunately, as Gallagher warns, our system is geared more toward dealing with wolves”.»
Où conduit ce rassemblement de diverses remarques? A observer qu’il existe désormais, grâce à l’activité créatrice de l’américanisme, un phénomène de “masse critique” qui ne garantit plus à la fois la production de puissance et l’impunité, mais qui semble conduire à l'inéluctabilité du contraire: la production d’impuissance et la vulnérabilité. Il s’agit de l’idée de “masse critique” renversée: la vulnérabilité et l’impuissance à partir de telle masse atteinte et dépassée.
Le renforcement continue de la puissance sous toutes ses formes, passant nécessairement aujourd’hui par le renforcement du progrès technologique, produit, passé le seuil de la “masse critique”, une complexité labyrinthique, une perte du sens des réalités et une perte de la responsabilité qui en découle, une démultiplication des effets induits jusqu’à leur perte de substance, une raréfaction des objectifs centraux au profit des processus latéraux qui devraient en principe renforcer la poursuite des objectifs centraux et qui les minent au contraire, une perversion générale de la psychologie des acteurs humains réduits au rôle de comparses, d’“idiots utiles”. Cette dynamique perverse conduit au désordre, à la perte de contrôle et, finalement, à l’impuissance et à la vulnérabilité. Le phénomène se place effectivement dans le contexte d’une civilisation qui n’est plus définie par l’histoire mais par la technologie: la puissance (la technologie) n’est pas un moyen au service de l’histoire, pour figurer dans l’histoire, elle est devenue un moteur et un but, et “un but sans but” si l’on veut, qui interdisent puis éliminent l’accès à la substance historique. Le processus observé est qu’en renforçant la puissance technologique on perd à mesure la capacité de transformer cette puissance technologique en substance historique. La puissance technologique s’exprime dans le vide et on n’en a plus, littéralement, que la perversité systématique, et systémique.
La mécanique américaniste, comme la mécanique de la globalisation qui en est l’enfantement direct, est productrice naturelle du renforcement quantitatif, comme elle est productrice naturelle de la recherche du monopole; au niveau politique et géopolitique, la recherche de l’hégémonie en est le pendant pour le gouvernement américaniste. Cette production et cette recherche ne manifestent nullement une démarche historique mais une démarche de puissance pure qui perd de plus en plus tout contact avec la substance historique. En “déshumanisant” de la sorte cette puissance, on l’annihile complètement.
Il est tout à fait juste que cette machinerie, qui s’exprime aussi bien dans le système de Wall Street que dans le programme JSF ou le programme KC-45, que dans l’équipement de l’U.S. Army par un budget monstrueux du Pentagone, que dans l’aventure irakienne et dans l’expansionnisme américaniste lui-même, est équipée contre l’Ennemi extérieur (les loups) qu’elle écraseraient avec une joyeuse alacrité si elle l’affrontait (si les loups existaient?). Cette machinerie n’a rien prévu contre l’auto-destruction, l’investissement de ses propres structures par le désordre, la corruption psychologique; elle n’a rien prévu contre l’engagement dans des guerres sans existence historique pour elle-même, dans lesquelles elle ne peut engager l’adversaire parce qu’elle est incapable de l’identifier, voire seulement d’accepter son existence, guerre sans issue par conséquent et ayant pour conséquence une usure dramatique par son propre emploi inutile; tout cela conduisant à la perte de contrôle, puis à l’impuissance et à la vulnérabilité. En un mot, la machinerie américaniste n’a rien prévu contre les termites. La cause en est l’affirmation de la perfection de soi-même (perfection du système); il va de soi qu’une telle machinerie ne peut, dans sa perfection, être investie par les termites.
Il s’agit de la même dynamique à l’œuvre qui, à partir d’un certain degré de puissance et de monopole qu’elle a effectivement établi, semble franchir le sommet de sa courbe de productivité et d’efficacité pour la pente de l’autre versant, pour parvenir dans un champ négatif de dégradation accélérée. Ce champ de dégradation se manifeste également par l’inefficacité nouvelle et la trahison involontaire des acteurs. On croirait qu’ayant atteint le sommet de sa courbe de productivité et d’efficacité, la position de puissance occupée se paye à partir de là, également, d’une dégradation de légitimité, qui ôte aux différents acteurs le sens d’une responsabilité collective, le sens du service du système (et de l’efficacité, par conséquent). Les acteurs deviennent irresponsables, corrompus, surtout psychologiquement, tatillons et bureaucratiques, mesurant leur succès à l’effet sur leur hiérarchie et sur les services de communication et plus du tout sur l’objectif à atteindre. (Les acteurs politiques, eux, ne songent plus qu'aux sondages et deviennent des pompiers pyromanes.) Le désordre s’installe. C’est alors que la proposition s’inverse; de “too big to fail”, on passe à la chute assurée à cause du poids, de la puissance, quelque chose comme “trop gros pour ne pas s’effondrer”. La devise devient alors, selon une image plus classique : plus dure sera la chute.
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