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13203 novembre 2010 — Le titre original, Young Mr. Lincoln, ne ferait pas l’affaire. La traduction (adaptation) française, Vers sa destinée, arrange beaucoup mieux notre affaire. Ce film de John Ford, sorti en 1939, nous contant les débuts d’Abraham Lincoln en politique, est un bon symbole paradoxal pour Barack Obama, dont le héros affiché est sans aucun doute Abraham Lincoln, et qui se trouve dans une situation similaire à celle de son héros, mais à front renversé et à chronologie inversée, – Young Mr. Obama, déjà si usé, si désenchanté…
Bien, les élections midterm se sont déroulées à peu près comme prévu, sans surprise, puisque la surprise colossale des résultats (le retour en force du parti républicain discrédité par huit folles années de “bushisme”, avec le poids terrible de Tea Party en bandouillère) n’en est plus une, depuis des semaines déjà… Donc, attachons-nous au piètre acteur principal de ces élections, le messie de 2008 devenu une sorte de Hamlet effacé et traqué, avec ce titre de The Independent qui nous satisfait bien, sauf qu’en plus d’Obama, il vaut tout simplement pour la Grande République elle-même : «Obama walks into unknown territory» (le 3 novembre 2010), – que nous traduirions donc sans craindre l’audace de notre adaptation à la véritable situation : “l’Amérique entre dans sa terra incognita”.
Quelques extraits du commentaire de David Usborne, auteur du texte référencé…
«“Tonight there is a Tea Party tidal wave,” declared Rand Paul, the victor of the Senate race in Kentucky and among the most high profile winners backed by the insurgent conservative movement. “They tell me that the Senate is the most deliberative body... deliberate on this: the American people are unhappy with what's going on in Washington.” […]
»A divided government in Washington will threaten to neuter the “Obama révolution” that sparked so much anticipation globally upon his election two years ago. A chill could quickly settle both on elements of his domestic agenda and on America's engagement on the world stage, jeopardising progress on topics as wide-ranging as arms control and climate change.
»With the vastly expensive midterm campaign over, attention will quickly shift to 2012. While no one doubts that Mr Obama will present himself for a second term, he will go into that battle undermined by the punishment delivered by voters.
»The picture for the Republicans is bright but with storms looming. More power means more responsibility and the risk that gridlock over the next two years will end up hurting them at the ballot box next time as much as the President. Leaders of the party must now calculate whether it will serve them better to launch an all-out assault on Mr Obama or soften their stance to demonstrate bipartisanship.
»Meanwhile, the gale of speculation about who among their ranks will surface to challenge Mr Obama two years hence starts today. The success of Tea Party candidates brings a sort of horrified thrill at the prospect of Sarah Palin being the nominee. Her star may actually fade as figures like Paul wield their influence on Capitol Hill. One possible casualty of the new Tea Party caucus may be John Boehner, the putative new House Speaker. The Tea Party considers him too moderate.»
Disons avec indulgence que tout est dit, sauf l’essentiel… Derrière ces appréciations factuelles, chronologiques, etc., se profile le fait essentiel en matière de probabilités de prospective. C’est le désordre, c’est le processus politique non seulement bloqué, mais hors de contrôle et incontrôlable.
On dit d’habitude : “Untel a joué, il a perdu”. Avec Obama, c’est beaucoup plus désolant : il n’a pas joué et il a perdu… Cela ne signifie pas qu’il sera battu en 2012, parce que cette échéance est beaucoup trop éloignée pour qu’on puisse spéculer là-dessus. Cela veut dire que la situation, dont Obama est le responsable volens nolens parce que dans sa position il est responsable de tout, est la pire possible : le parti démocrate battu et dévasté, derrière un chef (BHO) dans lequel il n’a plus aucune confiance et qui n’a plus guère d’autorité sur ce parti ; une grande victoire pourrie pour le parti républicain, qui traîne désormais avec lui sa gangrène, ou son épilepsie c’est selon, nommée Tea Party, et qui se trouverait en bien difficile posture pour éventuellement établir certains rapports avec l’administration pour une certaine coopération à son avantage, – si seulement il le voulait. Et vous voudriez faire quelque pronostic que ce soit pour 2012 ?
Les jugements sont en général très sévères ou très inquiets pour Obama, qu’on voit en général coincé, impuissant, etc. Soudain, on juge qu’il ne parviendra pas à appliquer son programme, voire, pour certains des chroniqueurs les plus enthousiastes, poursuivre sa “révolution”. Ceux qui s’expriment ainsi ont la mémoire courte ou la mémoire singulièrement racoleuse, – en laissant supposer qu'il avait déjà commencé dans ce sens. Durant ces deux années 2009-2010, Obama n’a eu à l’esprit qu’une seule préoccupation : établir, ou rétablir si l’on veut, la formule dite “bipartisane”, c’est-à-dire des formules d’accord avec les républicains pour parvenir à des législations avec le soutien le plus large. Il a donc constamment dérivé sur la droite dans ses principaux projets, vers les républicains, notamment pour ses deux grandes soi-disant “victoires”, les soins de santé et la régulation des banques. Dans les deux cas, il est arrivé à des formules hybrides de compromis, faisant une large part aux demandes des républicains. Ce fut notamment le cas pour la longue bataille sur la place du secteur public dans la législation sur les soins de santé. Tous ses actes de législation furent donc des “compromis” faisant la part belle aux demandes des républicains, sans pour autant rallier le soutien des républicains.
En effet, de leur côté, les républicains ont suivi une tactique qui est un curieux double de la démarche d’Obama : au plus Obama se rapprochait de leur positions théoriques, au plus les républicains s’éloignaient de ces positions théoriques en se radicalisant, évidemment vers la droite. En cela, ils suivaient moins une tactique délibérée d’obstruction qu’ils ne répondaient aux pressions de Tea Party en les interprétant à leur façon. Les républicains se trouvaient en effet paradoxalement en position de faiblesse, justement du fait de la naissance du mouvement Tea Party, après huit années d’une politique bushiste qui les avait placés en position très délicate. Ainsi les républicains étaient-ils autant prisonniers de leur droite (Tea Party) qu’Obama l’était de la sienne (rapprochement des républicains).
De ce fait, tout l’échiquier de la politique US s’est déplacé vers la droite, sans pourtant qu’on puisse parler d’une véritable “évolution politique”. Chacun était prisonnier de ce qu’il jugeait être, souvent d’une façon factice et simplement correspondante aux interprétations du système de communication, ses propres obligations de sauvegarde. Pour Obama, la conception était qu’il fallait à tout prix éviter une politique partisane pour parvenir à apporter des solutions fondamentales aux graves problèmes conjoncturels et structurels mis en évidence ou nés de la crise. Pour les républicains, il s’agissait de retrouver une assise populaire qu’ils avaient perdue dans les désastreuses années 2006-2008, depuis la victoire démocrate de novembre 2006 (midterm). Le résultat est qu’aucun de ces deux partis, ou des deux ailes du “parti unique”, ne l’a véritablement emporté le 2 novembre, quoi qu’il en soit des résultats. Chacun s’est déplacé par rapport à sa position naturelle, avec pour les démocrates la perte d’une assise populaire importante (indépendants et démocrates de gauche) sans rien gagner en échange, et pour les républicains une certaine résurrection d’un soutien populaire mais qui n’est pas faite finalement à son avantage mais à l’avantage de Tea Party qui y a gagné son institutionnalisation sans pour autant être “récupéré” par les républicains.
Le résultat est que dans ces élections où il y a en théorie un parti gagnant et un parti vaincu, c’est l’ensemble du système qui a perdu une bonne part de sa légitimité. Quoi qu’en veuillent les dirigeants des deux partis, tout indique que la surenchère de la première partie du mandat Obama va se poursuivre et s’accentuer, cette fois sans doute avec une plus grande autonomie et une plus grande dureté de la part des démocrates qui seront de moins en moins inclinés à suivre Obama (si celui-ci recherche toujours l’entente avec les républicains). Un sondage paru juste avant l’élection (le 30 octobre 2010, sur RAW Story) indique que 51% des personnes ayant voté en 2008 estiment qu’Obama “mérite” d’être battu en 2012, et, surtout, que 47% des démocrates préféreraient qu’il y ait en 2012 un autre candidat démocrate qu’Obama. Du côté républicain, on comprend que la véritable préoccupation de l’establishment sera de contenir la poussée de Tea Party, mais de façon à ne pas s’aliéner Tea Party, c’est-à-dire en faisant des concessions à Tea Party, c’est-à-dire en se radicalisant, tant il est déjà fortement ancré dans les esprits, – que cela soit juste ou pas importe peu, – que Tea Party jouera un rôle fondamental dans l’élection de 2012. Plus qu’un apaisement, il faut donc s’attendre à un paroxysme supplémentaire dans le désordre politique, voire avec d’autres désordres éventuels, avec une tendance de plus en plus marquée, y compris dans l’establishment (voir Thomas Friedman), à chercher des ouvertures vers une troisième candidature, une sorte de “troisième parti”…
Pauvre Obama… (Poor BHO… Détail, signalé par Usborne : «…8,000: The number of people who turned up to hear the President speak in Cleveland in his final speech of the campaign. He was heard by an exuberant 80,000 in the same city in 2008.») Sa situation montre qu’il faut bien plus que de l’intelligence, du brio, du talent, de la raison pour tenter de figurer dans cette vaste tragi-comédie qui devient de plus en plus une comédie tragique, qu’est la situation américaniste ; il faut de l’intuition, et il faut l’intuition haute, celle qui vous emporte et vous conduit à des actes hors du commun.
L’homme a réussi une magnifique conquête du pouvoir, sa période de transition (novembre 2008-janvier 2009) a été un modèle du genre, son inauguration un grand moment symbolique, cela au milieu du système de l’américanisme qui tremblait sur ses base. Puis, entré à la Maison-Blanche et devenu le président Obama, sa chute commença.
Il y a bien des raisons extérieures pour expliquer cette étrange destinée où le destin d’un homme semble s’arrêter exactement au moment où il devrait commencer. Aucune n’égale cette cause centrale qu’est sa formidable impuissance à laisser s’exprimer une intuition haute qui aurait dû lui permettre de saisir l’ampleur de la tragédie de l’Amérique. Obama, le brillant président Africain-Américain, s’est installé à la Maison-Blanche comme un nouveau riche accède à la fortune, ébloui par l’éclat des ors et l’écho de la pompe là où, au contraire, il aurait du s’évertuer à mettre en évidence la vanité de ces artifices du système. Obama, en sa qualité d’Africain-Américain, aurait tout aussi bien mérité l’appréciation insultante et méprisante d’Harry Belafonte pour Powell et Rice, en novembre 2002, d’être des “house slaves” de l’administration Bush (des esclaves noirs “collaborateurs” de leurs maîtres blancs, en échange de menus plaisirs et avantages), – Obama, “house slave” du système... Le fait remarquable est qu’à ce jeu tout le monde a perdu, et Obama, dont le système attendait qu’il redressât ou amorçât le redressement du système, n’a pu qu’aggraver son état et sa chute d’effondrement.
L’affaire se résume à peu de choses, simplement à l’expression “American Gorbatchev”, que nous avons tant utilisée : cette intuition haute qui l’aurait poussé à tenter un coup d’éclat, qui aurait pu être comparé à un “coup d’Etat”, pour déstabiliser le système et introduire en-dedans de lui le germe de sa déstructuration. Le modèle existait pourtant (Gorbatchev) et les circonstances exemplaires (l’action de Gorbatchev vis-à-vis du système soviétique). Le président Obama n’a pas osé, ou bien il n’en a pas eu l’idée, saisi par le vertige confortable du conformisme, ou bien il était impuissant à en avoir l’idée, finalement étranger à l’intuition haute qui était si nécessaire en cette circonstance. N’ayant pas posé cet acte, il en résulta son emprisonnement progressif mais très rapide, dont son parcours chaotique et furieux, plein de frustration, dans la détermination d’une nouvelle (sic) stratégie en Afghanistan en est complètement l’illustration.
Et maintenant ? Bien malin qui pourra en dire plus que cette question sans réponse. Obama va-t-il, comme Bill Clinton en 1994, s’enfoncer dans une dépression qui semblerait d’ores et déjà commencée ? Cette question-là est plutôt futile. Suivra-t-il les conseils des “experts” plus ou moins neocons dont la principale caractéristique de la “mégalomanie nécessitant des soins psychiatriques” semble s’exprimer essentiellement par une stupidité qui paraît ne plus connaître aucune borne, d’attaquer l’Iran pour redorer son blason, – et accessoirement satisfaisant ainsi leur “mégalomanie”, c'est-à-dire en les soignant comme un bon médecin ? Cela pourrait être effectivement une bonne façon de terminer à la fois la destinée d’Obama, et celle du système de l’américanisme… Ou bien, le président se remettra-t-il à marcher sur l’eau, comme il faisait durant sa campagne de 2008, et nous offrira-t-il un coup inattendu d’“American Gorbatchev” ? (Cela, avouons-le, c’est pour donner un peu de piment à cet essai de prospective sans le moindre espoir de perspective.)
Malheureusement (pour Obama), la simple analyse sans complication de la situation nous conduit à une observation banale, une hypothèse vraiment sans gloire, dont, par pure humanité, nous désirerions ardemment qu’elle fût fausse… Il s’agit du simple constat qu’aujourd’hui, Obama n’est plus qu’un acteur mineur de la tragédie américaniste en cours. L’élection midterm l’a rapetissé, l’a transformé en figurant épisodique. Les choses sérieuses, désormais, se passent ailleurs qu’à la Maison-Blanche. Obama est donc égal à son héros, à part que c’est le contraire. Sa véritable “destinée”, au contraire du Young Mr. Lincoln de John Ford, c’est de sortir de la politique alors qu’il est à son sommet. En toute sincérité, nous espérons bien nous tromper, parce que l’homme est et reste sympathique. Mais l’Histoire n’a pas l’habitude de ces poussées de sentimentalisme auxquels nous cédons parfois.
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