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160815 décembre 2006 — Qui disait que Tony Blair n’était pas un homme d’Etat? Blair est un homme d’Etat, sans aucun doute ; reste à savoir de quel Etat il s’agit. Par rapport à la chansonnette qu’il nous interprète sur l’air de la vertu britannique et anglo-saxonne depuis quelques années, par rapport à ce qu’un chroniqueur français désigne comme Le monde enchanté de Tony Blair, Blair, son Etat et tout le toutim sont pathétiques et commencent à nous peser.
Aujourd’hui est un grand jour. Aujourd’hui (hier), le Royaume-Uni, qui se considère en général, mais particulièrement et d’une façon emphatique depuis Tony Blair et le 11 septembre 2001, dans une “class of its own” pour ce qui concerne la vertu, vient de délicatement ôter le masque. Sans tambours ni trompettes, sans caméras pour filmer, le masque tombé nous dit que le Royaume-Uni est comme les autres ; le Royaume-Uni est comme les autres, il est comme vous et moi, mais il est surtout pire que les autres à cause de ses leçons de vertu — auxquelles tous les éditorialistes et hommes d’Etat français se réfèrent en général religieusement. Aujourd’hui, au moins pour 24 heures ou 48 heures, ces leçons de vertu vont nous agacer jusqu’à nous sembler insupportables.
(Le plus intéressant, sans doute, est qu’il — le Royaume Uni anglo-saxon — recommencera à les dispenser dans, disons, 72 heure à 96 heures heures, dans les pages du Times et du Financial Times, et qu’on recommencera à le citer dans les revues de presse. Mais nous croyons qu’on n’oubliera pas de sitôt l’épisode et que, ô surprise, l’Histoire le retiendra.)
De quoi parlons-nous? (En effet, les sujets type-scandale abondent, aujourd’hui, à Londres, et il faut préciser.) De quoi parlons-nous sinon de Yamamah et de son enquête, prestement expédiés, avec, de la part des autorités, un dépouillement du verbe, une économie du commentaire, une austérité médiatique presque monacale qui laissent pantois? Lisez donc le “vénérable Times”. C’est ce qu’on pourrait appeler écrire “la plume entre les jambes”… (On reconnaîtra, dans les rôles de composition, Lord Goldsmith, l’Attorney General dont tout le monde loue l’indépendance ; le SFO, ou Serious Fraud Office, dont le nom dit bien ce qu’il veut dire, ce qui conduit à se demander ce que parler veut dire.)
«A two-year corruption investigation by the Serious Fraud Office (SFO) into a £60 million “slush fund” that was allegedly set up for members of Saudi Arabia's royal family was discontinued today. [...]
»Lord Goldsmith said the SFO had advised in a statement that its decision was taken after representations made “both to the Attorney General and the Director (of the SFO) concerning the need to safeguard national and international security.”
»The statement continued: “It has been necessary to balance the need to maintain the rule of law against the wider public interest.
»“No weight has been given to commercial interests or to the national economic interest.”
»Lord Goldsmith said he had obtained the views of Prime Minister Tony Blair and Des Browne, Defence Secretary, on the public interest considerations raised by the case.
»“They have expressed the clear view that continuation of the investigation would cause serious damage to UK/Saudi security, intelligence and diplomatic cooperation, which is likely to have seriously negative consequences for the UK public interest in terms of both national security and our highest priority foreign policy objectives in the Middle East,” he added.
»Previously senior Saudi businessmen have said it was a huge mistake for Britain to alienate the royal family, which controls all government contracts.
»Key figures in the Saudi royal family were understood to feel badly betrayed by the Government over public disclosures made during the SFO investigation into alleged corruption.»
Cette phrase mérite de rester, officiellement dite, avec les mots qu’il importe de souligner : «It has been necessary to balance the need to maintain the rule of law against the wider public interest.» Cette phrase mérite de rester parce qu’elle exprime, toute nue, la vérité de la réalité du monde. Aujourd’hui (hier), le virtualisme a pris un rude coup.
Hypocrisie contre hypocrisie, il n’est pas temps pour l’instant de l’être nous-mêmes. Tout gouvernement digne de ce nom aurait pris la même décision. Il s’agissait de prendre Lord Goldsmith et le directeur du SFO à part et de leur représenter qu’il était impossible de continuer leur enquête sur les princes saoudiens. Il était impensable, pour le gouvernement britannique, de se brouiller avec la puissante Arabie Saoudite, couverte d’ors divers et menée par l’humeur de ses princes innombrables. Toutes les tractations se font avec des “commissions” fabuleuses, c’est-à-dire selon les règles si souvent dénoncées par la vertu occidentale et britannique de la corruption. Yamamah valait bien une messe et, effectivement, la messe fut dite.
En un sens, rien à redire. On a le sens de l’Etat ou on ne l’a pas. Il n’empêche que, pour l’occasion, le ci-devant “Etat de Droit” dont on nous rebat les oreilles, vient d’essuyer un rude coup. L’intérêt dans le cas Yamamah est certes que rien n’a pu être dissimulé. Nous avons assisté en direct, en “live” et en “prime time”, au triomphe de l’intérêt national sur la vertu d’Etat qui, paraît-il, caractérise l’Etat de Droit que le monde anglo-saxon, suivi par ses inconditionnels admirateurs continentaux, offre en exemple au reste du monde. On fait même des guerres pour cela, malheureusement avec une très grande et très sanglante maladresse.
La cas Yamamah met à jour, comme on dit, “l’état des lieux”. Il n’est ni meilleur ni pire qu’il n’était au temps de George III, de Talleyrand ou de Gladstone. Les sommes sont rondelettes, les hommes sont corruptibles et les Etats sont ces soi-disant “monstres froids” qui tiennent compte d’abord des intérêts nationaux. La chose n’est pas neuve. Ce qui est caractéristique de notre temps est que tout cela se fait dans une cataracte ininterrompue de vertu mielleuse, sous un rideau puissant du conformisme de la morale qui abrutissent le monde et pervertissent les psychologies. Au moins, pour cette fois, on nous épargnera, et la morale, et la vertu.
Pour le reste, et toute considération des vertus désormais accessoires mise à part, il reste que le fameux gouvernement de Tony Blair a montré une fois de plus qu’il est exécrable, qu’il est le pire qu’ait eu le Royaume-Uni. Il a capitulé, au vu et au su du monde entier, devant les princes saoudiens. L’Etat de Droit britannique ne vaut pas tripette. Il capitule directement, sans le moindre aménagement de forme. Il est taillable et corvéable à merci. Même si la City, BAE et quelques autres éminences poussent un soupir de soulagement plus ou moins dissimulé, ce n’est pas un jour de gloire pour la puissance et la gloire du Royaume-Uni. Décidément, les jours de l’Empire sont très loin ; reste, à Londres, l’empire des boutiquiers. On le savait mais il n’est pas excessivement habile de le clamer haut et fort. Ou bien, l’on s’abstient, le reste du temps, de donner aux autres des leçons de vertu qui nous apparaissent à cette lumière d’une duplicité difficilement consommable, — sous peine de nausées.
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