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114711 mai 2010 — Robert Gates a-t-il fait son plus fameux discours, le 8 mai 2010, à la Eisenhower Library, à Abilene, dans le Kansas? Il s’agit d’un discours qui est autant une prière qu’un ordre adressés au Pentagone, ou bien à Moby Dick si l’on veut être plus familier, d’avoir à se modérer.
Le Washington Times (AP) présentait cette intervention le 9 mai 2010 dans des termes qui ne sont pas étrangers à la plupart des secrétaires à la défense, avec au-dessus de lui le fantôme de Ike et de son fameux discours du 16 janvier 1961 sur le complexe militaro-industriel.
«Warning against waste, Defense Secretary Robert M. Gates said Saturday he is ordering a top-to-bottom paring of the military bureaucracy in search of at least $10 billion in annual savings needed to prevent an erosion of U.S. combat power.
»He took aim at what he called a bloated bureaucracy, wasteful business practices and too many generals and admirals, and outlined an ambitious plan for reform that's almost certain to stir opposition in the corridors of Congress and Pentagon. “The Defense Department must take a hard look at every aspect of how it is organized, staffed and operated – indeed, every aspect of how it does business,” he said in a speech at the Eisenhower Presidential Library and Museum in the former commander in chief's home town. Gates, also a Kansas native, addressed a crowd of about 300 from the steps of the library at a ceremony marking the 65th anniversary of Nazi Germany's surrender in World War II.
»The library was a fitting setting for Gates to caution against unrestrained military spending. In his farewell address to the nation from the Oval Office in January 1961, President Dwight D. Eisenhower famously warned of the “grave implications” of having built during that war an enormous military establishment and a huge arms industry that could wield undue influence in American society.»
Le discours a même attiré l’attention de Novosti, le 9 mai 2010, insistant sur la recommandation de Gates de trouver de “nouveaux moyens (moins coûteux) de faire la guerre”, rejetant la possibilité de lancer aujourd’hui un nouveau conflit alors que ceux qui sont en cours grèvent dramatiquement le budget des USA dans un temps de crise… «En évoquant l'avenir, c'est-à-dire les quelques prochaines années, j'estime que tant que nos troupes sont en Irak et en Afghanistan, le Congrès et le président procéderont à un examen long et minutieux de la possibilité d'une nouvelle opération militaire qui nous coûterait 100 milliards de dollars par an”, a déclaré le haut responsable, cité par les médias.»
On trouvera d’autres rapports sur le discours sur Ares le 8 mai 2010, sur DoDBuzz le 10 mai 2010, sous la forme d’un ordre : «Gates Orders Military, Change Now»… Colin Clark, de DoDBuzz, écrit:
«Rumors keep swirling that Gates is building a second portfolio of cuts, similar in scope to those he made April 6, to help him in his battles with Congress, which are likely to be fierce. In his Saturday speech, he took on the general officer corps, the civilian bureaucracy. “During the 1990s, the military saw deep cuts in overall force structure – the Army by nearly 40 percent. But the reduction in flag officers – generals and admirals – was about half that. The Department’s management layers – civilian and military – and numbers of senior executives outside the services grew during that same period,” he said. “Almost a decade ago, Secretary Rumsfeld lamented that there were 17 levels of staff between him and a line officer. The Defense Business Board recently estimated that in some cases the gap between me and an action officer may be as high as 30 layers.”
»Cutting commands has historically been an extremely parlous exercise. Members of Congress want commands in their district to have the highest ranks possible for reasons of both prestige and jobs. Four star officers hate to cut command positions because it is the most direct form of reward they can offer their peers and cutting a command will usually mean the end of a career for a general officer.
»“The Defense Department must take a hard look at every aspect of how it is organized, staffed, and operated – indeed, every aspect of how it does business. In each instance we must ask: First, is this respectful of the American taxpayer at a time of economic and fiscal duress? And second, is this activity or arrangement the best use of limited dollars, given the pressing needs to take care of our people, win the wars we are in, and invest in the capabilities necessary to deal with the most likely and lethal future threats?” Gates said.
»To force such change, Gates is acting from the top – the only way it will get done and Gates’ preferred method of operation: “I am directing the military services, the joint staff, the major functional and regional commands, and the civilian side of the Pentagon to take a hard, unsparing look at how they operate – in substance and style alike. The goal is to cut our overhead costs and to transfer those savings to force structure and modernization within the programmed budget. In other words, to convert sufficient ‘tail’ to ‘tooth’ to provide the equivalent of the roughly two to three percent real growth – resources needed to sustain our combat power at a time of war and make investments to prepare for an uncertain future.”»
@PAYANT Se battre contre un seul moulin à vent? Mais quel moulin à vent, de la sorte et de la force que Don Quichotte lui-même n’aurait jamais pu imaginer. Effectivement, Gates a parlé avec l’ombre de Ike à ses côtés, couvrant d’éloges le grand général et son attitude de prudence, voire de soupçon vis-à-vis du puissant Pentagone, alors, dans les années 1950, au sommet de sa puissance et encore avec une certaine capacité de gestion efficace, avec des forces considérables qui semblaient justifier des dépenses alors infiniment inférieures à celles qui se font aujourd’hui. Le rapport existant aujourd’hui entre les forces effectivement disponibles, pour des résultats au mieux décevants et, vus de façon plus réaliste, simplement catastrophiques, est effrayant lorsqu’on sait que les sommes réelles englouties par la défense tournent autour de $1.200 milliards par an.
Encore Gates a-t-il à peine évoqué le caractère fondamental de système anthropotechnique du Pentagone, avec une influence qui dépasse largement les domaines matériels. Il suffit de citer son auteur préféré pour la circonstance, Eisenhower, lors du même fameux discours, avec ce mot que nous soulignons de gras, qui montre bien que Eisenhower avait entrevu la fonction, voire la substance d’un système autonome dont la nature dépasse les seuls aspects mécaniques structurels pour embrasser la territoire mal connu mais bien plus vaste de la psychologie, jusque dans ses envolées les plus élevées: «This conjunction of an immense military establishment and a large arms industry is new in the American experience. The total influence-economic, political, even spiritual — is felt in every city, every state house, every office of the Federal government…»
Gates ne semble pas avoir compris, ou bien n’a-t-il pas voulu la souligner, cette dimension différente en essence, renvoyant effectivement à l’idée d’un système autonome et animé de ses propres conceptions et actes. Ou bien, encore, lui-même ne la ressent-il pas per se, montrant par là que l’influence du Pentagone a infecté sa psychologie propre, et, de ce fait, paralyse sa pensée dans les véritables développements qu’elle devrait avoir. Lorsqu’il annonce que les contraintes fiscales vont commencer à jouer et que le budget du Pentagone va être diminué de $10 milliards, sans doute à partir du prochain exercice fiscal, la chose frappe plus par son aspect pathétique d’impuissance, – $10 milliards sur $1.200 milliards, sans compter les formidables interférences à attendre d’un système morcelé en autant de centres d’influence poussant tous vers des augmentations de dépense dans ce domaine, et les obtenant même contre des décisions initiales, – que par la résolution que le secrétaire à la défense voudrait y mettre.
Quant à la méthode («To force such change, Gates is acting from the top – the only way it will get done and Gates’ preferred method of opération…», écrit Clark), elle montre là aussi une impuissance pathétique. Il n’y a pas un seul secrétaire à la défense depuis que le Pentagone est le Pentagone (1941), sauf peut-être Schlesinger et Rumsfeld dans une période idéologique très spécifique, très courtement dans les années 1974-1977 (deux secrétaires à la défense météorites dans les années agitées du Watergate), qui n’ait, à un moment ou l’autre, donné cet “ordre” à une machine que lui-même avait d’abord relancée par des dépenses supplémentaires exigées par les généraux, les amiraux et leurs experts. L’“ordre” apparut toujours aussi dérisoire, plus ou moins rapidement, dans la façon dont il fut exécuté en étant complètement retourné dans ses intentions.
Ajoutons enfin, pour le cas particulier de Gates, que ce secrétaire à la défense plein de bonnes intentions agit à partir d’une position où lui-même a commis la faute fondamentale de se faire prendre au piège d’un engagement sans restriction pour le programme central dont les débordements et les perversités intrinsèques, et la puissance colossale, paralysent toute réelle tentative de réforme. Il s’agit bien entendu du JSF. La bataille du secrétaire à la défense Gates est perdue d’avance, et il n’a pour la conduire que le moyen de la rhétorique contre lequel Moby Dick est passé maître pour la réduire à rien. Quelle que soit sa bonne volonté, Gates est prisonnier de Moby Dick, sans doute plus qu’aucun de ses prédécesseurs. Ce n’est pas faute d’intention, c’est plutôt parce que le monstre a atteint une telle puissance et une telle autonomie de volonté et d’action que seul un coup d’Etat extérieur à la chose, et avec la volonté de la détruire, pourrait espérer l’ébranler. Gates ne nous semble en aucune façon devoir être le “Gorbatchev de Pentagone”.
Gates fait aussi une référence implicite à Donald Rumsfeld et à son discours du 10 septembre 2001 (9/10). Le discours de Rumsfeld était d’une autre tenue, beaucoup plus dramatique, beaucoup plus tragique même. L’ouverture mérite d’en être rappelée…
«The topic today is an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America. This adversary is one of the world's last bastions of central planning. It governs by dictating five-year plans. From a single capital, it attempts to impose its demands across time zones, continents, oceans and beyond. With brutal consistency, it stifles free thought and crushes new ideas. It disrupts the defense of the United States and places the lives of men and women in uniform at risk.
»Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I'm describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.
»The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy. Not the people, but the processes. Not the civilians, but the systems. Not the men and women in uniform, but the uniformity of thought and action that we too often impose on them.»
Rumsfeld avait lui aussi compris qu’il avait affaire à une entité puisqu’il prit soin de séparer les fonctionnaires de la bureaucratie du Pentagone alors qu’il attaquait sous cette forme virulente le Pentagone et sa bureaucratie. Il montrait qu’il comprenait que les bureaucrates sont d’une part des fonctionnaires qui font du mieux possible leur travail, qu’ils sont d’autre part sous l’influence d’une entité qui transforme leur bonne volonté en une addition d’actions dont le résultat est d’entretenir le monstre dans ses penchants de puissance les plus prédateurs. Ces hommes et ces femmes sont doubles, à la fois de bonnes intentions et d’actions perverses, à la fois victimes et complices. Rumsfeld allait assez loin dans l’analyse du phénomène du système anthropotechnique. Les conséquences qu’il en tira furent absolument catastrophiques. L’attaque 9/11, – le lendemain de 9/10, avec cette bien étrange proximité, – fut saisie par lui comme une opportunité alors qu’il s’avéra que ce fut une catastrophe multipliant les tentacules du monstre. Rumsfeld crut avoir trouvé la solution en réduisant le plus possible la présence des militaires au profit de la présence des contractants civiles dans les expéditions outre-mer aussitôt entreprises, et il ne réussit ainsi qu’aggraver et à compliquer le problème en élargissant la partie et la forme de l’absence de contrôle de la chose. On ne piège pas Moby Dick par des apports extérieurs, c’est au contraire Moby Dick qui les absorbent goulûment.
La référence de Rumsfeld est, pour le cas de Robert Gates, un argument de plus pour le scepticisme qu’on doit entretenir à propos des intentions du secrétaire à la défense actuel. Il est assez probable que Gates n’ignore pas cette tentative de son prédécesseur et son échec, et aussi l’ampleur de l’analyse de la tâche à accomplir que Gates, lui, évite d’évoquer. C’est alors une attitude qui nous en dit long: d’une part un certain découragement dans une éventuelle tentative de vraiment attaquer le problème du Pentagone en son cœur; d’autre part, pourtant, la nécessité de tenter, avec les maigres moyens du bord, de s’attaquer à ce problème, ce qui est un signe de plus de son urgence, de la pression que l’état actuel du Pentagone fait peser sur le système de l’américanisme en général. Il ne suffit pas d’annoncer que les nécessités fiscales vont conduire à réduire le budget du Pentagone, – même de la somme ridicule de $10 milliards par an. Il faut y parvenir, et cela, depuis les dix dernières années, s’est avéré un exercice absolument impossible. Moby Dick est hors de contrôle, vit sa propre vie, impose ses volontés. Tant de secrétaires de la défense ont échoué, parfois dans des conditions dramatiques (suicide, dépression nerveuse). Cela en fera un de plus, mais à une heure où la puissance autonome du Pentagone est devenue une menace décisive contre le système.
Le discours de Gates n’est guère qu’une confirmation. Moby Dick est de plus en plus autonome, les choses vont de plus en plus mal, et vogue le Titanic…