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1826Nous sommes tombés, par la grâce de Stephen Trimble, de DEW Line (Flight International), le 13 août 2010, sur un film datant du tout début des années 1940 (très probablement 1941), de présentation de la société Lockheed Aircraft : «Look to Lockheed for Leadership»
Trimble écrit notamment ceci à propos de ce film de 31 minutes, réalisation typique de prestige de présentation d’une société à hautes prétentions technologiques :« This early-1940s-vintage film is a time capsule of the Lockheed Aircraft Co. at a key moment in its history. The company was just at the beginning of its war-driven growth trajectory. The film focuses on Lockheed's commercial division. It highlights the Model 18 Lodestar airliner, and offers only a glimpse of the hundreds of Hudson bombers – the Lodestar's military variant – then in production. Meanwhile, the P-38 Lightning – “a man-made comet!”, the narrator says – makes a cameo appearance at the end…»
En visionnant ce film et en écoutant son commentaire, on arrive à déterminer qu’il a été tourné en 1941, notamment en fonction de la situation des programmes Hudson (bombardier léger pour la RAF et l’USAAF) et Lightning P-38, mais bien entendu avant décembre 1941 puisqu’il n’est pas question de l'un ou l'autre conflit où pourraient figurer les USA. Le Japon et l’Allemagne ne sont pas nommés comme adversaires potentiels, ni la possibilité précise de l’entrée en guerre. La production militaire de Lockheed est présentée essentiellement en fonction de ses exportations, vers le Royaume-Uni, au travers de la commande de Hudson pour la RAF (première commande de 200 exemplaires en 1939, suivie d’autres, de loin le marché le plus important de Lockheed). La justification politique de ces exportations est présentée vaguement comme celle de “la défense de la démocratie dans le monde”, là aussi sans référence au conflit en cours en Europe. Le reste du film insiste sur la capacité technologique de Lockheed, sur la capacité et la modernité des procédés de production, sur les avions de raid et de record civils utilisés par des pilotes fameux des années 1930 (Lindbergh, Amelia Earhart, Willy Post). Nous sommes pourtant à une époque où Roosevelt a décrété la mobilisation industrielle et annoncé que son objectif était la production de 100.000 avions de combat en 2-3 ans.
L'orientation de ce film de promotion de Lockheed vis-à-vis du domaine militaire est le point qui nous intéresse. Il permet de concrétiser une caractéristique fondamentale et très souvent ignorée du “complexe militaro-industriel” (CMI), dont Lockheed (devenu Lockheed Martin) est devenu aujourd’hui le principal représentant industriel. Ce point est qu’au départ, le CMI n’a rien de militaire, qu’il est d’abord, en 1935-1936, une entreprise de développement du technologisme dans son acception la plus large, avec une dimension mystique et suprématiste anglo-saxonne. L’industrie aéronautique, industrie de pointe en pleine éclosion technologique dans les années 1930 et la seule industrie de pointe à avoir échappé aux ravages de la Grande Dépression, en fut la concrétisation technologique et industrielle, dans des conditions extrêmement spécifiques. A la “vieille” industrie aéronautique des années 1920 (Boeing, Glenn Martin et Curtiss-Wright essentiellement, qui faisaient beaucoup de militaire) vint s’ajouter, principalement en Californie du Sud, une “nouvelle” génération très dynamique de l’industrie aéronautique dans ces années 1930 (Chance Vought, Douglas, Lockheed, North American, Northrop, etc.), qui représentait bien ce choix du technologisme. Il s’agissait bien d’une affirmation de puissance par la technologie, et nullement par les armements. Tout changea, bien sûr, avec l’entrée en guerre des USA, à cause de la formidable réorientation de l’industrie de guerre vers la production d’armement. Le film de Lockheed montre bien cette orientation première du “Complexe” ; même à quelques mois de la guerre, et alors que les commandes militaires constituaient déjà une part essentielle de la production de cette firme, l’aspect militaire reste extrêmement secondaire dans la perception que sa direction a de cette société.
Ce point est extrêmement important aussi pour expliquer l’évolution des USA jusqu’à aujourd’hui, car le “Complexe” tel que nous le présentons ici à son origine n’est nullement un anachronisme vis-à-vis de l’américanisme. Les USA ne sont pas adducted à la guerre elle-même, mais au machinisme et au technologisme qui ont connu une formidable expansion, avec des investissements publics colossaux, à partir de 1941, lorsque s’imposa la dimension militaire. Cela explique que la guerre est, pour les USA, une activité fondée sur le machinisme et le technologisme. Le système américaniste est très peu sensibles aux vertus guerrières, telles que l’héroïsme, l’honneur, etc., et il fait la guerre comme on produit dans les usines, privilégiant la masse et le poids, la machine standardisée, la supériorité numérique et matérielle, ce qui aboutit à des guerres d’écrasement et d’annihilation qui sont faites par des concentrations massives de matériel, – la guerre de Sécession du côté nordiste, notamment la campagne de 1864 (“la marche de Sherman vers la mer” au travers de la Géorgie), étant exemplaire de cet aspect. Les guerres irakienne et afghane montrent bien combien cette tendance a survécu, d’une façon, pourrait-on dire, – écrasante… Cela explique également combien les USA sont pratiquement impuissants devant des conflits où le facteur humain, avec sa complexité qualitative qui s’oppose à la puissance quantitative de la machine, joue un rôle prépondérant. Cela vaut, bien entendu, du Vietnam à l’Afghanistan. L’erreur qu’on fait souvent est d’accoler le vice déstructurant fondamental du système de l’américanisme à la guerre ; ce vice déstructurant, c’est le technologisme et le machinisme ; tous deux ont transformé la guerre en une monstruosité tellement insupportable (de Verdun à Hiroshima) qu’elle en devient pratiquement impossible dans sa version de haut niveau (haut de gamme?), “à l’américaine”, à cause des menaces d’anéantissement qu'elle porte en elle, et qu’elle s’est transformée en guerre asymétrique (G4G) où les USA ne cessent de perdre. Le Pentagone n’est pas une machine de guerre, c’est un monstre bureaucratique dont le fondement est le technologisme et le champ d’application la domination extérieure par la masse de la machine. Cette civilisation à l’agonie (la nôtre, sous influence américaniste) n’est pas caractérisée par la guerre, qui est une activité que toutes les civilisations ont connue, mais par le technologisme qui a enfanté d’une forme particulière et particulièrement monstrueuse de guerre, et c’est bien le technologisme qui causera sa perte.
[On peut trouver en rubrique Ouverture libre, ce 19 août 2010, un extrait de la Cinquième Partie de La grâce de l’Histoire (non encore mise en ligne) consacré à la naissance du “complexe militaro-industriel”, – le mal nommé.]
Mis en ligne le 19 août 2010 à 12H37
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