A la recherche d’une “vérité de situation”

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A la recherche d’une “vérité de situation”

Bien que le vote n’ait pas une grande signification opérationnelle ni même politique, les Russes peuvent juger avoir remporté une victoire en faisant adopter à l’unanimité une motion du Conseil de Sécurité endossant l’accord de Minsk-2 qu’ils avaient présentée le 13 février. Le représentant de la Russie, Vitali Chourkine, a exprimé “sa gratitude” au Conseil, pour ce vote unanime. Mais cette gratitude reste théorique et s’adresse à l’aspect politiquement symbolique du vote, – mais aussi, dans l’esprit légaliste des Russes, à la façon dont il constitue une sorte de légalisation d’une initiative dont ils peuvent estimer officieusement qu’ils en sont pour une bonne part les inspirateurs. Cet aspect des choses, qui repose sur une connaissance juste des conditions qui ont présidé aux évolutions diplomatiques de ces deux dernières semaines, – à commencer par le sommet Poutine-Hollande-Merkel de Moscou, – fait partie d’un effort des Russes pour faire entrer, ou revenir la crise ukrainienne dans la réalité. (Ou dit autrement si l’on considère “réalité” comme un terme à prétention trop objective dans cette époque de contingence absolue, pour faire coïncider la crise ukrainienne avec sa “vérité de situation” et l’arracher à la narrative du bloc BAO.)

Pour autant, bien entendu, le débat précédant le vote ne fut pas sans heurts, tant s’en faut. Russia Today (RT/anglais) donne ces précisions le 18 février 2015 : «Despite the unanimous vote on the resolution, a number of UN Security Council delegations keep selectively interpreting the new Minsk agreement, Churkin said. “We are disappointed with the discussion, because some of our colleagues have gone on the usual rhetoric route, often the rhetoric was not harmless. Especially harmful in the present circumstances is an attempt to rewrite the Minsk agreement,” the Russian diplomat told the council. [...]

»During the heated debate in the chamber, Churkin repeatedly urged the Ukrainian side to enter into dialogue with representatives of its own country’s east – instead of constantly blaming Moscow for interfering the conflict. “You just cannot establish this dialogue! This is why we keep telling you: Start the dialogue with the residents of the east. And you say that we are interfering... and then we are getting asked: What do they want, the people of the east? Well, they want federalization. Find a dialogue!” Churkin said in rebuttal to his Ukrainian colleague.

»The debate with his Latvian and Ukrainian counterparts became so tense that Churkin had to ask the chair of the meeting to calm down the other members. The Russian envoy meanwhile took time to stress that in fact it is irrelevant where the demarcation line will stretch, as long that the sides are talking about the “reintegration of Ukrainian territory.” “Are you planning to demarcate a state border there?! Well, let’s demarcate a border then, and look differently at this issue,” Churkin said rhetorically.»

Comme on le note, les débats houleux qui sont mentionnés impliquent les Ukrainiens de Kiev et les Lettons (la Lettonie est présidente en exercice du Conseil de l’UE depuis le 1er janvier, jusqu’au 30 juin). La chose éclaire l’un des aspects principaux de la préoccupation actuelle des Russes, qui est de tenter d’éclairer ceux qu’ils jugent possibles d’être éclairés (principalement les Français et les Allemands) sur le caractère et le comportement du “parti de la guerre” est-européen (en gros, les Ukrainiens de Kiev, la Pologne et les trois États baltes) ; cela, sans trop insister sur le fait que par ailleurs personne ne peut vraiment et loyalement ignorer que ce “parti de la guerre” est téléguidé par Washington, principal responsable de la situation actuelle selon les Russes ... (Sur ce point évidemment fondamental, les Russes, Poutine dans tous les cas lors du sommet de Moscou, ne dissimulent pas leur sentiment. FranceTV.Info rapportait, le 7 février 2015, après le sommet de Moscou, ceci parmi les déclarations faites par Hollande à Antenne-2 : «Il y a selon le président [Hollande] “un fait structurant de la pensée du maître du Kremlin: il s'est construit intellectuellement et politiquement sur la menace absolue que représente pour lui les Etats-Unis”.»)

Dans une nouvelle de FortRus du 17 février 2015, il est question du problème stratégique et politique que constitue pour Kiev et pour l’accord Minsk-2 lui-même la position d’une partie importante de l’armée ukrainienne qui est prise au piège dans la poche de Debaltsevo. Porochenko et nombre d'officiels de la bande de Kiev refusent de reconnaître l’existence de cette situation, qui a pourtant été implicitement été admise par le porte-parole de l’armée ukrainienne (voir le Saker-francophone, le 17 février 2015). FortRus rapporte des propos de Poutine concernant Debaltsevo, lors de sa conférence de presse à Budapest, lors de sa visite hier en Hongrie pour rencontre l’“ami” Viktor Orban, – une des bonnes adresses de Poutine au sein de l’UE. Commentant cet aspect de l’intervention de Poutine, lequel y affirme avoir parlé de Debaltsevo lors des négociations de Kiev, – en présence de Porochenko qui nie jusqu’à nouvel ordre l’existence de Debaltsevo en tant que poche encerclée par les séparatistes, – le traducteur (de russe en anglais, et nous-même poursuivant vers le français pour l’occasion), – J. Hawk, donc, de faire ce commentaire  :

«Vu rétrospectivement, il est clair que le meilleur apport de Minsk-2 est que la réunion força Merkel et Hollande à passer 17 heures enfermés dans une pièce avec Porochenko. On peut imaginer ce qu’ils ont dû penser de leur ‘partenaire’ ukrainien ; quelque chose comme “Bon Dieu, mais ce type est complètement nul”... Aucun doute, à côté de lui Poutine est apparu de loin comme le plus raisonnable, le plus arrangeant, le plus digne de confiance des deux.

»Parce que Porochenko s’est stupidement enfermé lui-même dans une voie sans issue. Peut-être a-t-il cru que la meilleure option (en supposant qu’il connaisse la véritable situation à Debaltsevo, bien sûr, [ce qui n’est nullement assuré]) [était de nier la situation dans la poche], ce qui aurait permis de mettre la possible continuation de combats sur le dos des séparatistes de Novorussya, ce qui aurait permis d’apaiser le ‘parti de la guerre’ à Kiev, de continuer la guerre et peut-être d’obtenir des armes sous la forme d’une aide occidentale. C’est un peu comme si vous aviez un gâteau et que vous le mangiez avec appétit, alors qu’il n’y a pas de gâteau. L’UE et les élites US commencent peut-être à en avoir marre de cette ‘brillante’ direction ukrainienne qui est plus un fardeau qu’un atout.»

Cette remarque est loin d’être anodine et elle est loin également d'être accessoire. Dans cette partie où la contingence règne, où les dirigeants sont complètement sous-informés, ou désinformés sinon auto-désinformés par la narrative, la “vérité de situation” d’un certain nombre d’heures passés avec les protagonistes de la crise, – y compris les 17 heures de Minsk + 5 heures de Moscou de Hollande-Merkel avec Poutine, – dans cette partie donc, le but principal des Russes est d’amener le bloc BAO, ou certains membres du bloc BAO, à la rencontre de cette précieuse petite chose que nous nommons une “vérité de situation”. Cela est bien plus important que l’accord de Minsk, fut-il -1, -2 ou -3, parce que cela détermine le fondement même de la crise ukrainienne et détermine la possibilité qui existe ou qui n’existe pas de résolution de cette crise. (Éventuellement, cela détermine la possibilité, qui n’est nullement accessoire pour Poutine, d’une éventuelle rupture entre les USA et l’Europe, ou certains pays européens dans tous les cas, avec en supplément la possibilité de sérieux remous à l’intérieur de l’UE.)

• D’une certaine façon, les Russes sont un peu aidés dans leur tâche par divers “couacs” de la narrative, laissant de plus en plus souvent passer un coin de “vérité de la situation”, ce qui va finir par faire un peu désordre. (On sait, ou l’on devrait savoir, sans aucun doute, que la narrative, pour tenir, a besoin d’une présentation vertueuse quasiment à 100%, une présentation quasiment en or massif. La narrative, ce n’est pas de la simple communication, ni de la “guerre de la communication” au sens classique et au seul sens possible d’ailleurs, c’est une construction totalement inédite d’autre chose, – autre monde, autre réalité, autre vérité, etc., une construction totalitaire nécessairement appuyée sur la dénonciation de l’infamie de tout ce qui est contestataire d’elle-même [la Russie dans ce cas], une construction totalitaire qui se montre et se démontre impérativement par sa propre vertu : à l’infamie décrite à longueur d’articles et d’éditoriaux de la presse-Système comme étant à 100% le caractère de la “version” russe de la réalité doit correspondre comme son double justement vertueux la vertu à 100% de la narrative.)

On a déjà signalé certains de ces “couacs”, – l’article du FT le 14 février 2015 et diverses affaires washingtoniennes le même 14 février 2015. Un plus récent encore qui redouble en l’aggravant considérablement celui du sénateur Inhofe et de ses “photos ukrainiennes” des chars russes en Ukraine s’est produit en Allemagne, avec comme conséquence une action en justice d’une association de téléspectateurs. Il s’agit d’une “photo ukrainienne” du même style de chars russes en Ukraine (photo de 2008 en Géorgie située en 2014 en Ukraine), présentée par la chaîne de télévision ZDF. Sputnik.News (France) rapporte ainsi l’incident, le 16 février 2015 :

«La chaîne de télévision allemande ZDF, diffusée également en Autiche et en Suisse, a fait l'objet de vives critiques de la part de téléspectateurs pour avoir montré une fausse photo censée prouver la présence d'armements lourds russes sur le territoire ukrainien, a annoncé le journal Deutsche Wirtschafts Nachrichten. Selon l'organisation non gouvernementale Initiative pour une conférence publique permanente (ISP), la photo diffusée par ZDF le 12 février 2015 avait déjà été utilisée en 2008 dans des reportages consacrés au conflit armé en Géorgie. Ce constat a fourni à l'ISP l'occasion de porter plainte contre la chaîne allemande.

»D'après Maren Müller, cofondatrice de cette ONG chargée de contrôler les médias audiovisuels, il ne faut pas prendre au sérieux la façon dont certains médias allemands présentent les événements dans le sud-est ukrainien. “La couverture médiatique des événements en Ukraine a atteint un tel degré de fantaisie qu'elle ne doit plus être prise au sérieux”, a constaté Mme Müller.»

Cet ensemble résume assez bien l’affrontement en cours aujourd’hui autour de la crise ukrainienne : entre la “vérité de situation” de la crise et la narrative, – pur affrontement de communication, affectant les psychologies bien plus que les engagements politiques, mais qui est déterminant pour orienter les engagements politiques. Les Russes semblent avoir compris cela. Cette situation pourrait expliquer certaines attitudes de Poutine et, surtout, certains contrastes dans l’attitude de Poutine, – ou, plutôt, les ambivalences parfois contradictoires de plusieurs attitudes semblant différentes de Poutine : d’un côté, une modération extrême, une permanente incitation à la négociation, une relance continuelle des mêmes affirmations apaisantes des mêmes propositions constructives, etc. ; de l’autre une affirmation très ferme et sans aucune possibilité de compromis de certains principes et affirmations principielles (concernant notamment la souveraineté nationale russe, les intérêts nationaux de la Russie, etc.), ainsi qu’un jugement extrêmement dur à l’encontre des acteurs les plus faussaires de la pièce (essentiellement la direction de l’Ukraine-Kiev avec ses divers composants et ses diverses originalités).

Ces constats ne réduisent en rien la dangerosité de la crise, mais ils la diversifient et la rendent plus insaisissable, moins bien identifiable. Ainsi peut-on à certains moments croire que la crise ukrainienne est sur le point d’être résolue ou sur le point de s’apaiser d’elle-même ; et à d’autres moments, voire aussitôt après, la redécouvrir comme une crise majeure. Ces contrastes sont dues à ce qu’il est aujourd’hui bien plus difficile qu’il n’était dans la période précédente, celle d’avant l’ère géopolitique, de distinguer ce qu’est véritablement, aujourd’hui, ce qu’on nomme “danger”... Pour l’essentiel, certes, notre conviction reste évidemment que la crise ukrainienne, ou plutôt ce qu’elle recouvre et ce qu’elle déclenche, est la crise centrale du processus crisique d’effondrement du Système.


Mis en ligne le 18 février 2015 à 10H59