Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
17685 mai 2014 – Rappelez-vous la course à la guerre contre l’Irak, l’agitation folle après 9/11. L’homme le plus en pointe, le plus guerrier, le plus belliqueux, le plus bavard, l'homme qui semblait dicter la politique US, était bien entendu le secrétaire à la défense Rumsfeld. Ce n’était pas une surprise ni une incongruité. Depuis la création du département de la défense (1947) et l’installation, la même année, de ce qu’on nomme l’État de Sécurité Nationale (National Security State), le secrétaire à la défense joue dans le gouvernement américaniste un rôle fondamental, à peu près égal en importance à celui du secrétaire d’État, et qui implique des matières politiques concernant la politique extérieure des USA, ou plus précisément la “politique de sécurité nationale”. (Cela ne signifie pas que le secrétaire à la défense joue nécessairement un rôle plus belliqueux que celui du secrétaire d’État ; nous parlons ici de l’importance en termes d’autorité, et, nécessairement, en termes de communication, et cela peut aller dans les deux sens, l’agressivité ou l’apaisement, et souvent les secrétaires à la défense défendent des positions plus modérées. Dans tous les cas, il est historiquement avéré que le secrétaire à la défense a très souvent une position différente de celle du secrétaire d’État.) Même lorsque qu’une personnalité comme Kissinger devint secrétaire d’État (en 1973) en plus d’être directeur du NSC et qu’on pouvait juger qu’il dominerait sans conteste tout l’appareil de sécurité nationale, il eut face à lui deux secrétaire à la défense qui lui tinrent la dragée haute, successivement James Schlesinger et (déjà !) Donald Rumsfeld, encore bien jeune mais déjà assuré de lui-même dans son premier passage à la tête du Pentagone (novembre 1975-janvier 1977). Même des hauts fonctionnaires-type, sans carrière politique spécifique, comme Robert Gates jusqu’en 2012, ont toujours assuré cette partie importante de leur fonction en affirmant les positions “politique” de leur département lorsque la bureaucratie du Pentagone l’exigeait ou, plus rarement, lorsqu’eux-mêmes le jugeaient nécessaires...
Mais Hagel ? Pfffuittt ! – alors qu’on attendait tant d’une telle personnalité. La dernière fois qu’il s’est signalé publiquement dans le sens d’une implication directe dans crise ukrainienne, c’est il y a quatre jours, pour parler au téléphone à son vis-à-vis russe le ministre de la défense Sergei Choïgou, et lui recommander en termes polis et mesurés de ne pas envahir l’Est de l’Ukraine. Une précédente prise de position “marquante” (!) eut lieu le 25 février, avec une prise de position publique pour demander à son collègue russe, déjà Choïgou certes... que les Russes n’envahissent pas l’Est de l’Ukraine. (On observera qu’il semble bien que le canal Hagel-Choïgou, par consultation téléphonique, soit le seul qui subsiste encore de façon régulière entre les USA et la Russie, à la différence des canaux Kerry-Lavrov et Obama-Poutine, soumis aux aléas d’une polémique furieuse.) On note aussi quelques rares interventions de Hagel, toujours à propos de la crise ukrainienne, utilisant cette crise comme argument pour exhorter les alliés de l’OTAN à augmenter leurs dépenses militaires (voir le 2 mai 2014), refrain bureaucratique classique du Pentagone depuis des décennies.
De l’autre côté, celui du département d’État, le rythme de Kerry, et du département d’État avec lui, dans le domaine de l’agressivité contre la Russie, ce rythme est confondant et absolument dévastateur. On en a déjà dit un peu là-dessus, concernant Kerry précisément. (Voir le 11 avril 2014, avec Kerry donnant des explications légalistes aux positions unilatéralistes et faussaires du département d’État sur le référendum de Crimée, le 21 avril 2014 exposant le comportement de Kerry cédant sans aucun frein à l’entourage neocon-R2P qu’il s’est lui-même constitué, le 26 avril 2014 sur l’“attaque personnelle”, sans précédent, de Kerry contre Russia Today, le 30 avril 2014 où il est notamment rapporté que Kerry affirme que le fait stratégique d’un “un seul pouce” de terrain de n’importe quel pays de l’OTAN où les Russes poseraient un pied amènerait aussitôt une riposte militaire de toute l’alliance, USA en tête.)
On ajoutera deux faits précis qui confortent ce jugement sur le comportement du département d’État tout en ayant une signification politique objective de grande importance. Il s’agit de ce comportement complètement unilatéral d’une part, indifférent aux faits estimés objectivement ; de ce comportement complètement belliciste d'autre part ; c’est-à-dire, d'une façon générale, ce comportement complètement dénué de sens, et de ce sens diplomatique qui constitue en général l'essence de la fonction de cette machinerie du pouvoir qu’est le département d’État, et un tel comportement enfermant la politique étrangère dans un schéma de comportement nécessairement hystérique et selon une méthodologie nécessairement marquée d’irresponsabilité.
• Un article du site WSWS.org du 30 avril 2014 identifie justement comme “extraordinaire” l’interview de John Kerry au Wall Street Journal réalisée le 28 avril et publié le 29 avril. Kerry y parle de «“hot confrontation” with Russia», ce que WSWS.org identifie effectivement comme l’appréciation de la possibilité d’une guerre ouverte entre les USA et la Russie ; il s’agit, en langage de communication, de l’“option nucléaire” dont on comprend bien qu’elle a une correspondance directe et sinistre en langage militaire avec une telle possibilité opérationnelle (une guerre nucléaire) : une confrontation armée entre les USA et la Russie serait nécessairement chargée, sinon écrasée par cette possibilité. Il s’agit effectivement de déclarations extraordinaires de Kerry constatant cette possibilité plutôt comme l’hypothèse d’un fait objectif, sur lequel il ne semble aucunement manifester qu’il a l’extrême responsabilité de tout faire pour écarter cette hypothèse ; selon un langage qui semble montrer un certain fatalisme d’une possibilité objective (d’affrontement) alors que les USA portent par ailleurs une responsabilité si fondamentale dans la crise ukrainienne (dans tous les cas, une responsabilité fondamentale dans l’évolution des événements) ; tout cela, en honorant de toutes les vertus d’action possible d’apaisement de la situation dans le pays la caricature de gouvernement de Kiev qui avoue lui-même être totalement incapable de contrôler ce même pays et ne cesse de s’appuyer sur des forces illégales et qu’il ne contrôle pas lui-même... Ces déclarations sur les soi-disant responsabilités des uns et des autres marque paradoxalement le degré inouï d’irresponsabilité auquel est parvenue la diplomatie des États-Unis, ou disons la caricature sinistre de la chose.
«In an extraordinary interview with the Wall Street Journal given Monday and published Tuesday, US Secretary of State John Kerry made clear that the Obama administration and the US military/intelligence establishment are fully aware that they are risking the outbreak of nuclear war by pursuing a reckless and provocative policy towards Russia.
»Summarizing the interview, Journal columnist Gerald F. Seib wrote: “His greatest fear now? ‘I think it could deteriorate into hot confrontation,’ even without Russian troops crossing into Ukraine, Mr. Kerry said. ‘And there are provocateurs who are perfectly capable, who are trying to instigate that kind of flare-up.’” “The fact that it hasn’t happened so far, he said, is a tribute to the discipline and restraint of the fledgling Ukrainian government. ‘But obviously,’ he added, ‘you could have a flash point here.’”»
• D’autres sorties très récentes de Kerry sont signalées, mais elles ne sont pas officiellement confirmées. M.K. Bhadrakumar les signalent sous cette forme le 3 mai 2014 : «Almost simultaneously came the sharpest-ever remarks attributed to the US secretary of state John Kerry calling the Russians ‘thugs’ and their foreign minister a ‘liar’ and claiming that Washington is in possession of hard intelligence about Russian meddling in eastern Ukraine.» Il est vrai que ces remarques de Kerry que transcrit Bhadrakumar viennent de The Daily Best du 29 avril 2014, à partir de documents “fuités”, – et l’on sait que The Daily Beast est un site désormais complètement contrôlé par les neocons, alimenté par des personnalités officielles telle Victoria Nuland.
• On ne peut même pas considérer l’intervention de Kerry faite dans l’interview du Wall Street Journal comme un impair, comme une déclaration simplement imprudente, alors qu’un diplomate dépendant de ses services, l’adjoint au secrétaire général de l’OTAN ayant rang d’ambassadeur US et dépendant évidemment du département d’État, Alexander Vershbow, fait parallèlement une déclaration également complètement irresponsable dans le chef de son agressivité provocatrice, en qualifiant la Russie désormais d’“ennemie” et non de “partenaire” de l’OTAN. Cette déclaration de Vershbow, a évidemment beaucoup plus de poids que les pitreries verbales de pseudo-communication du secrétaire général actuel, typique “souris qui rugissait” comme en produit l’OTAN lorsque le bloc BAO confie à des hommes politiques de seconde zone et de petits pays des fonctions au statut théorique important, permettant à leur irresponsabilité de s’exprimer en toute impunité. Ce que dit Rasmussen importe peu, ce que dit Vershbow engage la politique militaire du bloc BAO en confirmant la totale dépendance de la diplomatie US de l’emportement incontrôlable de la politique-Système. Nulle part, dans tout cela, nous n’avons la moindre ébauche de stratégie, de pensée diplomatique responsable ... (Russia Today rapporte cette intervention le 1er mai 2014.)
«NATO Deputy Secretary General Alexander Vershbow now says that the allied group has been compelled to treat Russia “as more of an enemy than a partner,” according to an Associated Press report published Thursday. The 61-year-old former United States ambassador to Russia reportedly told journalists this week that Moscow’s role in the ongoing crisis in Ukraine has forced NATO to reconsider the alliance’s opinion on Russia, and that additional troops may soon be mobilized to the region as tensions worsen.
»AP journalist Robert Burns wrote on Thursday that Vershbow said the Kremlin’s perceived part in the recent events in Ukraine “marks a turning point in decades of effort by NATO to draw Moscow closer.”»
Face à cela, comme on l’a vu, l’activité de Hagel à ce niveau politique est quasiment inexistante. Même du côté russe, où la tradition assigne au ministre de la défense une certaine réserve, on trouve une activité politique de communication beaucoup plus affirmée. Ce n’est guère le fait de Choïgou, qui vient à peine d’arriver à ce poste, mais plutôt de Rogozine, vice-Premier ministre et ministre de l’armement et de l’aérospatiale, – puisqu’effectivement, les activités de défense ont été scindées en deux ministères. C’est bien en tant que ministre de l’armement, par ailleurs mis sur la “liste noire” washingtonienne dans le cadre des premiers trains de sanctions, que Rogozine intervient régulièrement au niveau politique, et souvent sur un mode très polémique.
La question posée ici est bien d’explorer ce fait de la réserve de Hagel dans cette crise ukrainienne fondamentale. Il est à noter d’ailleurs que cette réserve est également observée par les chefs militaires à Washington, et particulièrement le général Dempsey, président du comité des chefs d’état-major (JCS). Le seul chef militaire US à se manifester activement est le général de l’USAF Breedlove, commandant de l’European Command (commandement national US) et des forces alliées de l’OTAN (SACEUR). Nous avons déjà noté cette différence, dans nos Notes d’analyse du 22 avril 2014. On rappellera le passage concerné, d’autant plus que certaines observations annoncent et suggèrent l’orientation du commentaire qui va suivre.
«Du côté US, les choses ne sont pas plus simples et peut-être même sont-elles plus compliquées. Restons-en pour l’instant à la seule position du Pentagone, la Maison-Blanche et le département d’État ayant basculé dans le maximalisme compulsif irradiant de leurs conseillers d’influence venus de l’équipe neocons-R2P (voir le 22 avril 2014). Le Pentagone préférerait 5 000 soldats US en Pologne, et encore parce que le président demande des renforts, aux “10 000 hommes minimum” réclamés par les Polonais. La raison essentielle de cette pusillanimité est que le Pentagone ne dispose pas de réserves suffisantes, parce que les forces US sont déjà engagées partout, très diminuées, extrêmement limitées. L’autre “raison essentielle” (l’essentialité est élastique, par le temps qui courent et bondissent), c’est que le Pentagone ne se sent pas vraiment d’attaque pour tout faire pour défier les Russes et risquer une chose très, très sérieuse. On verra qui l’emportera lorsque le volume du contingent US en Pologne sera déterminé, et sous quelle forme.
»Il y a déjà là un conflit interne qui se dessine. Les dernières péripéties, le silence des uns et les déclarations des autres, montrent qu’il s’agit d’un conflit des plus classiques, entre la maison-mère, le Joint Chiefs of Staff (JCS) et son président le général Dempsey au Pentagone d’une part, et d’autre part le général Breedlove, commandant en chef suprême en Europe (SACEUR) de la structure OTAN et chef du Central Command Europe (commandement national US). En temps de crise plus particulièrement, les relations entre la direction de Washington et le “proconsul” militaire US en Europe ont toujours été délicates. Le “proconsul” a tendance à soutenir les revendications des “vassaux européens” (la Pologne en l’occurrence, pour le cas qui nous occupe) tandis que le Pentagone défend ses intérêts généraux. (Un tel conflit a eu lieu à plusieurs reprises, notamment avec les SACEUR Goodpaster en 1973, Haig en 1976, Rogers en 1983, etc. Le dernier en date et l’un des plus fameux est celui des rapports exécrables entre le SACEUR, le général Wesley Clark, et le JCS de Washington lors de la guerre du Kosovo, cela menant jusqu’à une mise à pied à peine dissimulée de Clark en 2000.)»
Le cas du secrétaire à la défense Hagel est énigmatique. Confirmé à son poste après une bataille féroce avec le lobby israélien AIPAC (voir notamment le 9 janvier 2014 et le 16 février 2014), on attendait du brillant ancien sénateur républicain, réputé pour sa mesure et son réalisme, également pour son autorité et ses conceptions fermes, une carrière brillante à la tête du Pentagone. Le contraire se produisit : la brillante étoile Hagel s’éteignit comme une bougie soufflée ; à peine installé au Pentagone, on n’entendit plus parler de lui. Les plus indulgents jugèrent qu’il s’était plongé dans les tâches de gestion du monstrueux Moby Dick qu’est le Pentagone à l’heure de la séquestration, les plus réalistes qu’il s’y était noyé, les plus pessimistes qu’il était perdu corps et bien dans le trou noir de la bureaucratie. Depuis, Hagel a assumé, du point de vue de la communication autant que de l’affirmation d’une politique propre au Pentagone, et par rapport à ses prédécesseurs, une sorte de “minimum syndical”...
L’on pourrait en rester là mais il existe une autre perspective. Il est vrai qu’à diverses occasions, au printemps et à l’été 2013, Hagel fit plusieurs apparitions normales pour sa fonction lors d’auditions au Congrès, accompagné du président du JCS, le général Dempsey, à propos de la situation en Syrie. C’est durant cette période (printemps-été 2013) que la tension monta autour de la crise syrienne, à l’occasion de plusieurs incidents sur l’utilisation d’armes chimiques, et que l’hypothèse d’une intervention militaire US s’imposa de plus en plus jusqu’à la crise d’août-septembre 2013. Dempsey se montra aussi effacé que Hagel durant ces auditions, comme il l’est naturellement, mais les deux hommes laissèrent néanmoins une impression générale de malaise devant les perspectives d’une possible intervention. Il était manifeste, comme ils le dirent d’ailleurs d’une façon indirecte dans l’une ou l’autre occasion, qu'ils manifestaient en réalité une opposition ferme et de nature clairement politique à une intervention US en Syrie ; et il semble bien, selon diverses sources très fiables, que cette opposition culmina par une menace de démission lorsqu’on fut proche de l’exécution de cette attaque. Nous évoquâmes cet aspect des choses, notamment le 2 septembre 2014 et le 11 septembre 2013. Dans ce dernier cas, nous écrivions :
«Ces déclarations, d’ailleurs parfaitement coordonnées et montrant l’unité de vue entre les civils et les militaires au Pentagone (au contraire d’autres agences ou ministères au sein du gouvernement Obama), constituent une discrète mais très importante affirmation. Elles renforcent la perception d’une position très nette du Pentagone, en gros opposé à une attaque contre la Syrie, au plus extrême décidé à mettre le gouvernement et surtout le Congrès devant toutes les conséquences d’une attaque. Ces déclarations, faites au Congrès, s’adressent d’abord au Congrès dans le déroulement de ses débats actuels. Elles divergent complètement, dans la lettre et surtout dans l’esprit, de la ligne suivie par l’administration Obama pour “vendre” son projet d’attaque au Congrès et, éventuellement, de l’affirmation d’Obama qu’il peut se passer d’un accord du Congrès pour attaquer. L’un et l’autre, Hagel et Dempsey complémentairement, disent que n’importe quel type d’attaque, y compris l’attaque “incroyablement réduite” selon l’affirmation inimitable de Kerry, constitue un acte de guerre, avec toutes les conséquences, législatives, politiques et militaires qu’on peut attendre. Pour l’immédiat, elles tendent à renforcer l’opposition au Congrès à un soutien à Obama; pour le terme à venir très vite, elles tiennent ouverte la possibilité d’une brèche importante au sein du gouvernement ... A posteriori, elles donnent du crédit aux rumeurs de menaces de démission de Hagel et de Dempsey en cas d’attaque sans l’accord du Congrès, qui ont pu contribuer à conduire Obama à demander au Congrès d’intervenir, et qui pourraient ressurgir dans un cas de figure de l’évolution de la situation ramenant au premier plan la possibilité d’une attaque US sans l’accord du Congrès.»
On comprend alors où nous voulons en venir, – savoir, dans quelle mesure on ne se trouve pas, dans le cas ukrainien, et dans la perspective d’un possible conflit où forces Russes et US pourraient se trouver dans une situation de confrontation directe, dans un cas similaire pour ce qui serait une position conjointe Hagel-Dempsey. Dans ce cas, la discrétion de Hagel (et celle de Dempsey) prend une tout autre signification parce qu’elle implique la possibilité d’une crise très grave au sein de l’exécutif américaniste en cas d’une situation extrême dont la crise ukrainienne est certainement grosse.
Cette hypothèse ne se place certainement pas dans un contexte qui tendrait à la démentir, particulièrement pour les chefs militaires US. Depuis le 11 septembre 2001, les chefs militaires US en général, – sauf ceux qui s’avèrent être des généraux complètement politiques, comme Petraeus, – sont de plus en plus mal à l’aise avec les aventures militaires du pouvoir civil. (Même l’invasion de l’Irak avait vu une opposition affirmée du chef d’état-major de l’US Army, qui lui avait valu un départ anticipé de son poste assimilable à un limogeage.) Ces diverses “aventures militaires” sont le plus souvent inspirées par les centres d’influence civils bellicistes, type-neocons, bien plus que par les militaires, – y compris, pour l’un des derniers en date qui est le “surge” militaire en Afghanistan en 2010 (renforcement de 30 000 hommes, terminé par un échec complet), dont Gates rapporte dans ses mémoires qu’il fut convaincu de le demander à Obama par Robert Kagan, un des meneurs neocon (et mari de Victoria Nuland). Divers épisodes ont confirmé cette analyse, notamment la longue bataille silencieuse entre l’US Navy et la direction politique (Cheney & Cie) pour éviter des manœuvres de provocation conduisant à un affrontement avec l’Iran. (Voir par exemple le 18 juillet 2007, le 24 septembre 2007, le 2 octobre 2007, etc.)
Cette position des militaires US, influençant souvent les directions civiles qui se succèdent au Pentagone, peut paraître surprenante, si l’on s’en tient à l’image hégémonique et expansionniste des USA. Elle correspond pourtant à des caractères très précis et largement documentés. Il y a d’abord la prudence des militaires, confrontés à des actions diverses, par rapport au pouvoir civil lorsqu’il est sous influence de maximalistes, qui ne s’embarrasse guère de détails techniques ni de la simple tragédie de la guerre. (On a beaucoup reproché aux maximalistes type-neocons et associés d’être en général de la sorte qui sut éviter le service des armes et ne connut jamais les horreurs de la guerre. Hagel est l’un des rares hommes politiques US qui échappe à cette règle sans gloire, puisqu’il servit au Vietnam dans une unité combattante.) Il y a ensuite une perception plus aigue des incertitudes de la guerre (the fog of the war), pouvant conduire à des risques importants pour les forces armées US dans les engagements envisagés. Ce point est notamment valable pour les Russes, pour lesquels les militaires US ont beaucoup plus de respect de leurs capacités militaires que les experts et commentateurs civils du bloc BAO, sous influence sinon partie prenante du War Party des extrémistes bellicistes. Enfin, il y a un certain confort bureaucratique, très fort chez les militaires US, qui leur fait préférer leurs structures mondiales en place (bases, accords, etc.) à des aventures militaires, et privilégier dans tous les cas les batailles internes pour leur statut, leur part budgétaire, leur influence bureaucratique, etc., à ces mêmes aventures qui excitent tant les extrémistes civils.
Pour ce qui concerne le cas des Russes, les restes de l’expérience de la Guerre froide font que cet adversaire est extrêmement respecté par les militaires US, comme on a pu le voir lors d’auditions au Congrès concernant la Syrie, équipée d’armements russe de défense aérienne (voir le 8 mars 2012). La chose est d’autant plus valable que les militaires US partagent avec les Russes un risque commun et terrible qui est l’escalade vers l’affrontement nucléaire, et que les généraux US, – sauf peut-être certains généraux de l’USAF, – n’ont plus rien de commun avec un sentiment qu’on rencontrait dans les années 1950, avec un général LeMay (voir le 15 mai 2001), concernant les perspectives souhaitables et joyeuses d’une attaque nucléaire de l’URSS. (La question de l’emploi du nucléaire aurait engendré une polémique gravissime où, selon Seymour Hersh en 2006, on fut proche d’une “révolte des généraux” passant par des démissions en masse au Pentagone, en 2006, lorsque l’administration GW Bush envisagea l’usage du nucléaire contre l’Iran [voir le 9 avril 2006 et le 3 juillet 2006].)
Ainsi peut-on voir se renforcer l’hypothèse que le quasi-silence de Hagel (et de Dempsey) à propos de la crise ukrainienne pourrait bien ressembler à celui qui caractérisa également ces deux hommes durant la crise syrienne, y compris avec les bruits largement crédibles d’une démission en cas d’engagement des forces US en Syrie. Dans ce cas de la crise ukrainienne, l’hypothèse deviendrait une hypothèque qui pèserait sur la cohésion dans son ensemble de l’appareil militaire et de sécurité nationale des USA, dans le cas, qui n’apparaît plus du tout improbable, où les USA seraient conduits à une épreuve de force avec la Russie. En effet, pour nombre de chefs militaires US, et plutôt pour ceux qui sont placés aux postes de commandement ultimes au sein du JCS, l’Ukraine ne constitue en aucun cas, en aucune façon et de quelque façon qu’on le considère, un enjeu de sécurité nationale où l’on puisse envisager de risquer une seule seconde jusqu’à l’existence même des USA dans un affrontement pouvant aller à une quasi-destruction réciproque au cours d’un affrontement nucléaire stratégique. C’est dire les remous probables titanesques, selon les cas, notamment dans ces cas où il pourrait y avoir délibération avant d’envisager à en arriver à l’échelon suprême du possible affrontement nucléaire... (En effet, il existe des cas où l’affrontement nucléaire peut aussi dépendre, notamment au niveau tactique, de circonstances de terrain, comme le rappelle Loren B. Thompson dans son article que nous commentions le 15 avril 2014. Ce cas, où la délibération avant l’emploi est impossible par définition, rend d’autant plus préoccupante, sinon effrayante, la crise ukrainienne, y compris pour les chefs militaires US.)
On se trouve alors devant un cas très singulier par rapport à la structure et à l’orientation du National Security State (NSS) : sa principale circonstance se définit dans une situation où une partie importante de cette structure pourrait en arriver à se trouver dans une situation de quasi-dissidence par rapport à l’orientation générale du NSS sous l’impulsion de la fraction des extrémistes civils. Il s’agit évidemment d’une situation qui ne doit pas être attribuée à une soudaine vertu pacifiste, sinon fondamentalement antiSystème, de cette composante militaire, mais plutôt d’une situation où tous les équilibres traditionnels sont rompus, où les structures même de cette entité qu’est le NSS sont compromises par cette rupture. Il faut bien entendu voir là l’action des groupes “civils” à la capacité de communication d’une importance disproportionnée par rapport à leur puissance quantitative réelle, et par conséquent d’une influence considérable et, elle aussi, déséquilibrée, – des groupes de type neocon, R2P, etc. (voir le 21 avril 2014). On se trouve devant un cas de plus mais d'une importance considérable au sein du Système, où des entités destinées à un travail de déstructuration et de dissolution, tel le NSS dès l’origine, ont été obligées pour produire leur effort de se structurer elles-mêmes, et rencontrent ainsi, retourné contre elles, le même phénomène inverti de déstructuration-dissolution. (Ce processus est décrit dans le Glossaire.dde consacré a “l’effondrement du Système”, voir le 12 janvier 2014.)
Il s’agit évidemment d’un argument de plus pour rendre compte de l’extrême complexité, de l’extrême incontrôlabilité, de l’extrême gravité de la crise ukrainienne. Il renforce, pour le cas du système de l’américanisme, le jugement émis en son temps, – en substituant l’Ukraine à l’Iran, toutes ces crises ayant des caractères de similitude dans leurs effets indirects, – par le “néo-sécessionniste” du Vermont Thomas Naylor qui, lors d’une rencontre avec Christopher Hedges (voir le 26 avril 2010), estimait : «“There are three or four possible scenarios that will bring down the empire,” Naylor said. “One possibility is a war with Iran”» (dans ce cas bien plus menaçant, l’Ukraine à la place de l’Iran certes). Certes, chaque jour qui passe, chaque nouvel événement, chaque nouvelle hypothèse, constituent un élément de plus pour faire de cette crise une candidate évidente au titre de “crise haute ultime”.
Forum — Charger les commentaires