A propos d’un “manifeste anti-crise”

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A propos d’un “manifeste anti-crise”

8 novembre 2008 — Nous publions ci-dessous le “Manifeste anti-crise”, mis en ligne le 1er novembre 2008 sur le site Europe Solidaire.eu, signé par Jean Paul Baquiast et Christophe Jacquemin. Ce document nous importe, notamment et d’abord dans la mesure des liens d’estime qui nous unissent à Jean Paul Baquiast, éditeur et animateur du site Europe Solidaire.eu.

Il est intéressant que le temps soit celui de cette sorte de “manifeste” portant sur un sujet aussi vague ou aussi vaste c’est selon, que “la crise”, c’est-à-dire un sujet dont le sérieux et l’importance du traitement dépendent effectivement du regard qu’on porte sur lui. A la lecture du texte de Baquiast et Jacquemin, on comprend que le regard ne lésine pas. Il s’agit de la crise “systémique” dans son sens le plus exact, c’est-à-dire la “crise systémique” en soi, – c’est-à-dire, en une expression qui dit tout, la crise de notre civilisation. Si la réflexion prend le biais de la crise financière, elle implique des propositions qui concernent l’organisation et le fonctionnement de notre civilisation, à partir de considérations qui concernent bien plus le destin du monde que le sort d’une théorie économique. (Par exemple, cette observation qui devrait conduire toute réflexion sur la crise tant elle est fondamentale, qui concerne un vice fondamental de la pensée politique dominante: «Penser que la croissance des consommations publiques et privées peut se poursuivre indéfiniment, alors que les ressources sont limitées et que les déchets s'accumulent.»)

D’où ce paradoxe bienvenu pour ce texte qui s’intitule “anti-crise” et qui, en fait, souhaite in fine et de façon affirmée à la fois que l’actuelle crise continue à se développer: «Nous estimons qu'il est bon, dans une large mesure et malgré les dégâts, que cette crise résiste aux mesures actuellement décidées pour la combattre, car elle obligera les Etats à s'attaquer aux deux causes majeures de la crise, résumées ci-dessus: libéralisme et croissance des consommations.» Cette conception est complètement la nôtre, la crise devant être considérée non comme un accident malheureux mais comme un déchaînement nécessaire de contraintes absurdes et malfaisantes, qui nous sont autant de chaînes. Cette idée est complètement essentielle, et le paradoxe, – volontaire ou non, qu’importe, – consistant à proposer un “manifeste anti-crise” dont la première prescription est de souhaiter le développement et l’aggravation de la crise générale en cours est une bonne mesure de l’exacte compréhension par ses auteurs de ce qu’on désigne en général comme “l’enjeu de la crise”.

Nos lecteurs connaissent nos réticences habituelles devant les questions techniquement économiques, d’où cette même réticence pour discuter ou commenter d'une façon détaillée les différentes mesures que proposent les auteurs du manifeste. Nous ne sommes par contre pas indifférents aux principes qui guident leur pensée sur ces questions, et, notamment, l’évidence de l’orientation vers un retour fondamental du rôle de ce qu’on nomme l’Etat, qui est l'expression la plus courante de “la puissance publique”. L’“Etat” est une chose bien souvent imparfaite, pleine de défauts, d’injustices, de lourdeurs, etc., mais tout cela reste acceptable si c’est au nom de cette force fondamentalement structurante qu’il représente, qui est l’expression de la légitimité et l’application de la souveraineté qui en découle; et tout cela au nom d’une identité que l’Etat représente, dont les composants lui sont fournis par ses mandants. En retour, l’Etat, avec la légitimité et la souveraineté qu’il exprime grâce à la puissance identitaire qui lui a été fournie, donne à cette identité une force structurante dont profitent tous les citoyens.

Les travers de l’Etat sont des accidents dès lors que l’Etat représente ces principes structurants et les défend par le fait même. Le système qu’on a cherché à imposer de façon pressante depuis un quart de siècle tend, au contraire, à considérer l’Etat au mieux comme un outil subalterne s’il est privé de ses caractères constituants, au pire comme l’ennemi à abattre; ce système recèle ainsi une substance et des principes fondamentalement déstructurants, subversifs, dépourvus de toute légitimité, géniteurs naturels des tendances prédatrices que nous subissons sans discontinuer.

Le cadre où les auteurs du manifeste se placent rencontre également notre agrément. Il s’agit de l’Europe étendue à la Russie, d’une “Europe des Etats” d'une façon ou l'autre par conséquent, et d’une Europe évidemment débarrassée de la tutelle américaniste. Il ne s’agit pas ici de se demander si la chose, l’Europe sans tutelle américaniste, est possible ni même de se demander comment la chose est possible mais simplement de s’interdire de penser à propos de l’Europe en d’autres termes que ceux qui rejettent cette tutelle. Cette “recette” n’est pas un but, ni une manœuvre, cela doit devenir une façon de penser. Les auteurs du manifeste l’ont évidemment. (Voir notamment l’éditorial de Baquiast du 5 novembre: «L’Europe n’a pas besoin du leadership américain.»)

Manifeste Anti-crise

Par Jean Paul Baquiast et Christophe Jacquemin

Comment faire face en profondeur à une crise systémique mondiale? Un certain nombre des lecteurs nous ont suggéré de mettre à disposition sur le site une suite de recommandations visant à pallier la probable aggravation prochaine de l'actuelle crise financière et économique. Nous le faisons bien volontiers, et invitons ceux qui partagent ce diagnostic et ces propositions à les soutenir. Ce document a été rédigé par les deux signataires, en coopération avec Joseph Leddet, éditeur de La Gazette des Changes.

Préambule

Nous faisons l'hypothèse que la crise financière et économique mondiale résistera aux mesures actuellement mises en œuvre par les Etats ou par les institutions internationales. Il est même vraisemblable qu'elle s'aggravera. Elle est en effet, selon l'expression désormais obligée, “systémique” en ce sens qu'elle révèle le double vice des systèmes politiques actuels:

• Penser que le libéralisme et la concurrence peuvent apporter les meilleures solutions possibles aux problèmes de l'avenir du monde, alors que les régulations publiques n'apportent que des maux.

• Penser que la croissance des consommations publiques et privées peut se poursuivre indéfiniment, alors que les ressources sont limitées et que les déchets s'accumulent.

Nous estimons qu'il est bon, dans une large mesure et malgré les dégâts, que cette crise résiste aux mesures actuellement décidées pour la combattre, car elle obligera les Etats à s'attaquer aux deux causes majeures de la crise, résumées ci-dessus: libéralisme et croissance des consommations.

L'Europe peut et doit proposer au reste du monde des politiques s'en prenant directement à ces deux causes de la crise. Pendant tout le 20e siècle elle a expérimenté concrètement, face à la rareté, des politiques de régulation publique et de restriction des consommations. Ces politiques n'ont pas laissé de bons souvenirs dans les esprits. Mais avec le recul, on s'aperçoit qu'avec quelques adaptations, elles pourraient aujourd'hui offrir de bonnes solutions à la crise mondiale.

Les grands pays européens, Grande Bretagne, France et Allemagne, notamment, ont gardé des traditions d'interventionnisme public certes différentes, mais qui pourraient fournir un arsenal de mesures à la hauteur des enjeux actuels.

Les partis de gouvernement, dans ces pays comme dans les autres pays européens, parmi lesquels il faut nécessairement comprendre la Russie, devraient donc s'entendre au plus vite sur un programme minimum d'interventions dont l'Union européenne se ferait le champion, en son sein comme dans le reste du monde.

Pourquoi dans le reste du monde? Parce qu'avec la crise économique et financière et l'affaiblissement de la puissance américaine, la planète sera dans les mois qui viennent parcourue de tensions violentes. Or une Eurasie puissante et exemplaire pourra contribuer à les calmer, notamment en soutenant politiquement et financièrement toutes initiatives stratégiques utiles provenant de la communauté internationale.

Les politiques que l'Europe devrait, en s'appuyant sur son expérience, proposer au monde dans les mois prochains, sinon les semaines prochaines, reposeraient sur deux piliers:

Le pilier financier et économique

Celui-ci comporterait cinq grands volets complémentaires :

1. La prise de contrôle par les Etats, temporaire ou durable, pour un euro symbolique, de l'ensemble du système des banques et assurances européennes, avec entrée d'administrateurs publics au conseil des établissements et la remise en service obligée du marché des prêts interbancaires. Ceci sans un euro pris aux contribuables (à la différence du dispendieux et irréaliste plan français actuel de 360 milliards), l'objectif étant de rétablir – de gré ou de force – la confiance naturelle entre banques afin de leur permettre de rejouer dans les plus brefs délais leur rôle normal de soutien à l'économie. Rappelons que le rôle des banques est de collecter des épargnes pour financer des investissements productifs et non pour spéculer.

2. La mobilisation du quart des épargnes nationales (soit environ 1000 milliards pour la seule nation française), et ce via des incitations fiscales fortes, dans des fonds publics d'intervention offensifs et pas seulement défensifs, destinés à financer de nouveaux investissements faisant appel aux diverses technologies émergentes (exemple: électricité verte, automobile électrique, maisons “passives”, agriculture durable.... ). L'Europe dispose en effet des cerveaux et des bases industrielles lui permettant de montrer la voie aux autres puissances dans ces domaines, à la fois pour la recherche, la production et la vente de produits et services innovants. Ce serait une illusion de croire que les fonds souverains non européens pourraient financer de tels investissements sans prendre en gage l'ensemble des sociétés européennes.

3. L'entrée de capitaux publics, avec au moins une minorité de blocage, dans toutes les entreprises stratégiques existantes et aussi dans les entreprises nouvellement créées appartenant aux secteurs émergents jugés politiquement stratégiques. Parallèlement, on développera de nouveaux services publics dans les domaines où les initiatives individuelles n'ont pas la puissance ou l'indépendance nécessaires.

4. La mise en place d'une protection sociale minimale toute la vie durant, garantie aux travailleurs et citoyens européens.

5. La mise en œuvre de réglementations protectrices de ces nouvelles activités, et ceci tout le temps qu'il sera nécessaire, sur le modèle de l'Etat régalien dit aussi néo-colbertiste.

Le pilier de la décroissance “raisonnée”

Il s'agirait de prendre enfin acte que l'avenir de la planète exige de toute urgence la décroissance radicale de toutes les activités destructrices des équilibres climatiques et de la biodiversité. Celle-ci serait compensée, et au-delà, par une croissance des activités intellectuelles et culturelles sans impacts sur l'environnement. Trois grands domaines d'action devraient être envisagés :

1. Favoriser la décroissance des productions et consommations destructrices : par exemple abandon du pétrole et des technologies sociétales associées, automobile et modes d'urbanisation sous leur formes actuelles...et assurer la reconversion à long terme des forces productives et des habitudes de consommation vers des activités non destructrices.

2. Donner la priorité aux équipements et aux politiques de recherche scientifique, d'enseignement supérieur et plus généralement d'éducation.

3. Encourager le développement d' « industries culturelles » libérées des pressions en faveur des consommations commerciales. Il devrait s'agir en particulier de structures décentralisées et participatives favorisant l'investissement intellectuel, la création et l'auto-formation à travers les réseaux numériques.

La planification souple

Ajoutons que le minimum de coordination de ces diverses politiques nécessitera d'associer les Etats et les institutions européennes aux différentes catégories d'intérêts représentant les sociétés dans leur ensemble. Il faudra le faire au sein de structures de planification souple (dites par certains “à la française”) dans tous les domaines stratégiques, opérant en coordination avec les institutions politiques. L'organisation sur le long terme de la décroissance des activités destructrices et leur remplacement par de nouvelles croissances non destructrices sera l'une des priorités de ces structures de planification.