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8141er octobre 2008 — Nous ne cessons de nous référer au facteur psychologique et à l'événement de la Grande Dépression. Par ailleurs, nous y sommes aidés, si pas invités. C’est le cas avec ce “Faits & Commentaires”. Nous prenons comme référence un commentaire du 1er octobre de Gerard Baker, du Times. Répétons une fois de plus que, comme nos lecteurs le savent, nous connaissons ce commentateur, qu’il est intéressant parce qu’il est fort représentatif d’un courant très classique (libre-échangiste, pro-américaniste, privilégiant l’explication économiste). Son commentaire “du jour” sur la crise actuelle concerne une crise passée et il est par conséquent complètement d’actualité. Ces élites anglo-saxonnes (américanistes) qui affrontent la crise le font comme si elles se battaient non contre la crise de 2007-2008 et au-delà mais contre la crise de 1929-1933 (ou 1931-1933, ou 1931-1941), – en un mot, contre ce qu’on nomme de façon plus populaire, “la Grande Dépression”. (Pour montrer que nous n’exagérons pas cette référence obsessionnelle, on notera que le commentaire précédent de Baker, du 30 septembre, s’appuie également sur elle: «Congress repeats 1930s errors with bailout vote.»)
Tout le texte de Baker est consacré à une analyse économique du phénomène des années 1930. Il est déjà caractéristique que l’on situe la Grande Dépression dans “les années 1930”, ce qui est historiquement et psychologiquement vraie, alors qu’on l’examine du point de vue économique à partir du détonateur d’octobre 1929, ce qui rattache l’événement économique aux années 1920 et implique une prise en compte de l’économie de cette décennie et une analyse à mesure. Cette seconde démarche est économiquement fondée mais ne contribue pas à une appréciation décisive de la Grande Dépression. On observera qu’il y a déjà, entre ces deux constats, – parler des “années 1930” d’une part, faire une analyse économique prenant en compte les années 1920 d’autre part, – une différence qui mesure toute la difficulté de s’en tenir à la seule référence économique pour apprécier l’événement de la Grande Dépression.
La seule vérité incontestable du texte de Baker, la seule affirmation qui rende compte d’une profonde réalité alors que le reste est soumis à la subjectivité des interprétations, se trouve dans le titre de ce texte: «Spectre of 1930s haunts America as financial turmoil worsens.» Ce titre rend compte d’une vérité historique et psychologique. Il nous dit que la Grande Dépression, qui est bien un événement des années 1930 comme l’on dirait presque sans rapports avec les années 1920 sinon pour rompre avec elles, est un événement historique absolument catastrophique, ce qui relève de l’Histoire, et son “spectre hante” les esprits d’aujourd’hui, ce qui relève incontestablement de la psychologie, surtout lorsqu’elle n’est pas très équilibrée. La seule vérité de ce texte, une chose incontestable, est de nature historique et psychologique.
Le texte ne nous intéresse pas vraiment. Il est une longue plaidoirie d’économiste pour dire que l’on peut éviter les mêmes événements économiques de la Grande Dépression si l’on agit sagement d’un point de vue économique. Partant, il donne des indications précises sur les événements de 1929-1933. Sans nous intéresser à la leçon économique que prétend nous asséner le texte, nous relèverons pourtant trois points.
• Se référant à des analyses plus récentes et de nouvelles interprétations des chiffres, Baker fait débuter la Grande Dépression en août 1929, – et l’on dit cela en suivant sa logique puisqu’il ne parle alors que de récession mais qu’il trace un lien puissant et inéluctable de cause à effet entre la récession commencée en 1929 et la Grande dépression, entre les années 1920 et les années 1930. «For a long time economists believed that the Crash of 1929 was a primary cause of the Depression, as the decline in wealth from lower share prices produced a broader collapse in spending power and confidence. […] But subsequent revisions to the economic data showed that the US recession began in August 1929, two months before the Crash. The stock market decline was more a reaction to, rather than a cause of, the deteriorating economic conditions.» Il s’agit de l’interprétation économiste classique qui a comme but implicite de “banaliser” la Grande Dépression, de la faire entrer dans un schéma économique continu, et de la résumer à un “accident” (à partir de tel moment, de mauvaises décisions sont prises, transformant une récession classique comme il y en a régulièrement, – par exemple il y en avait eu une atténuée en 1923, au cœur des années 1920, – en dépression).
• Il situe la Grande Dépression de 1929 à 1933 («The Great Depression in the US lasted from 1929 to 1933»). C’est à notre avis économiquement faux (elle commença en 1931 et se termina en 1941, – pour certains, elle se termina même en 1946-47). C’est à notre avis historiquement et psychologiquement faux (la “tragédie historique” selon notre classification entre “accident économique” versus “tragédie historique” dura de 1931 à 1933). Dans cette confusion des interprétations se situe une simplification de l’événement, qui est une contribution à la tentative de le banaliser en événement économique et rien d’autre.
• Il ne dit pas un seul mot de la condition psychologique des citoyens américains durant “la tragédie historique”. Baker ne fait que suivre la grande tradition du domaine, qui est de citer la psychologie comme un facteur essentiel de tout événement économique (voir, dernier exemple du genre, Bernanke parlant devant une commission du Congrès: «Vous me demandez mon avis en tant qu'économiste. Malheureusement, c'est une question de psychologie.» ) et de n’en tenir aucun compte comme élément structurel constitutif de tout événement économique. Cet aspect psychologique est à notre sens l’événement central de la Grande Dépression, ce qui fait de la Grande Dépression quelque chose d’autre.
Voici donc un texte (celui de Baker) complètement axé sur la dimension économique d’un événement dont on reconnaît par ailleurs, de deux mots (“Spectre” et “haunts”), son ampleur psychologique avec la marque dans la psychologie des Américains, et notamment les élites économiques, et de générations en générations; en effet, le fondement du propos, la justification de ce même texte, est que les esprits d'aujourd'hui, trois ou quatre générations plus tard, sont “hantés” par l’événement. Cela conduit à la remarque qu’on ne trouve aucune explication rationnelle à cette “hantise”, qui apparaît comme complètement incongrue puisque le problème est exposé comme résolu, puisqu’il est assuré qu’on ne refera pas les mêmes erreurs économiques. Baker cite l’actuel président de la fédéral Reserve, Bernanke, spécialiste de la Grande Dépression, dans une conférence pour saluer la mémoire de Milton Friedman, autre spécialiste de la grande Dépression (n'en viendrait-on pas à croire que la situation de spécialiste de la grande Dépression est une autre façon de définir un économiste US?).
«In keeping with his vocation’s reputation as the dismal science, [Bernanke] took the festive opportunity to address one of Friedman’s central arguments, that the misery of the 1930s was not some unavoidable catastrophe, as some had argued, the inevitable reckoning that followed years of excess, but the result of unnecessary policy mistakes by the central bank. He ended the speech with a salute, an admission about the Fed’s responsibility, and – given where he finds himself today – a bold promise: “You’re right. We did it. We’re very sorry. But, thanks to you, we won’t do it again.”»
Bien, – puisque “we won’t do it again”, – pourquoi être “hanté” par la chose? Quelle certitude rationnelle est-ce là si elle ne vous laisse quitte de la hantise d’un événement vieux de trois-quarts de siècle et de sa reproduction alors qu’on l’a analysé, compris, désamorcé, maîtrisé et évité d’avance? Vous voilà absolument assuré de ne jamais se laisser répéter 1929 (1931-33) et vous voilà “hanté” par 1929 (1931-33)? Cela ne s’appelle-t-il pas de la schizophrénie ? Ah, certes, ce n’est pas une valeur économiste.
Nous avons été, en complément, attiré par un autre texte, qui, par son titre, annonçait qu’il traitait du seul problème important de la crise financière, qui est massivement passé sous silence, par cloisonnement et par manque d’ouverture de l’esprit: sa dimension politique. (Nous allons même plus loin parce que nous jugeons que la crise financière s’est élargie à la crise politique et que le tout est désormais une crise politique.) Il s’agit d’un texte de George Friedman, de Stratfor.com: «The Political Nature of the Economic Crisis» (30 septembre), figurant dans la rubrique de Friedman “The Geopolitical Weekly”. S’agissait-il de cette interprétation politique que nous privilégions? Il n’en est rien, et c’est même le contraire. Il s’agit de la politique instrumentée par l’économie, ou comment l’analyse économique est élargie, sophistiquée mais plus que jamais économique, grâce à la dimension du rôle du gouvernement dans l’économie (interventionnisme ou pas, avec ses effets sur l’économie). Ce point est donc ce qui représente la “dimension politique” du propos, ou la “political nature” de la crise financière! On ne peut mieux opérer en fait de réduction, méthode Jivaro, de la politique à l’économie. L’esprit est le même que celui de Baker.
On comprend que nous jugions qu’il y a là, par rapport à la façon dont nous procédons, une opposition de méthodologie, de perception de la crise, donc d’analyse fondamentale. Il y a là, surtout, un sous-bassement psychologique, une perception inconsciente qui nourrit idéologiquement l’appréciation consciente en lui imposant son contraire paradoxal, une rationalisation et une réduction à la dimension économique par volonté idéologique. C’est une rencontre potentiellement explosive dans la mesure où elle aveugle le jugement. Il faut rappeler le mot du Financial Times que nous citions par ailleurs, également révélateur et qui résume le cas: «Market freedom is not a “fundamentalist religion”. It is a mechanism, not an ideology…» Notre réplique est que la “religion fondamentaliste” est là exactement, dans la glorification du mécanisme soi disant rationnel. La “rationalisation économique” de la Grande Dépression relève du même phénomène de dissimulation par l’idéologie.
La “hantise” de la Grande Dépression n’est pas un vain mot. John Kenneth Galbraith aimait à raconter qu’on avait assisté à un mouvement de panique à Wall Street, pendant quelques heures, lors de l’annonce de la sortie (en 1954) de son livre sur octobre 1929, sous le titre The Great Crash. La simple réminiscence du jour noir d’octobre 1929 avait été pris pour une prévision économique, – l’expression déclenchant à cet égard un automatisme de l’inconscient collectif américaniste.
«En Europe, c’est la grande guerre qui secoua les anciennes certitudes. Les tranchées venaient hanter la mémoire sociale comme un paroxysme d’horreur. Aux Etats-Unis, ce fut la Grande Dépression. Celle-ci demeura dans la mémoire sociale des Américains pendant les quarante années suivantes et plus. Quand quelque chose semblait ne pas aller, les gens demandaient: “Est-ce que ça veut dire une nouvelle Grande Dépression ?”» (Galbraith, Le Temps des Incertitudes, 1977-1978).
…Manifestement, la remarque vaut toujours pour bien plus de 40 ans après puisque nos “masters of the universe”, circa 2008, sont toujours “hantés” par la même chose. A notre sens, cette situation est due, à l’image de ce que nous livre involontairement Baker, à un refus de l’exploration psychologique et historique de l’événement, à l’entêtement de le maintenir dans les normes de l’économie, de le lier aux événements économiques qui précèdent, et de plus en plus (désormais, avant octobre 1929), – de le “banaliser”, comme nous disions plus haut, et ainsi sembler le maîtriser a posteriori, réussir ce qui ne fut pas fait lorsqu’il se déroulait.
Il y a pourtant tant de raison d’explorer la dimension psychologique et historique d’un événement qui est sans aucun doute le plus important de l’histoire des USA avec la Guerre de Sécession, et alors d’y retrouver ses véritables prémisses (psychologiques et historiques, ceux-là) dans octobre 1929, dans les années 1920, dans l’histoire des USA en remontant, jusqu’à la fondation et encore avant. Mais ceci explique peut-être cela, après tout, – le refus d’une telle approche serait le résultat du refoulement de cet événement en tant qu’événement psychologique et historique.
Considérée à l’échelle du classement psychologique et historique qu’on propose, et selon l’appréciation dans ce domaine qu’on peut en donner (voir notamment le deuxième chapitre du Soleil noir de la Beat Generation, sur ce site en date du 5 septembre 2007), la Grande Dépression signifie simplement que l’Amérique est mortelle, ce qui est une pensée inacceptable pour une psychologie américaniste. (Cela rejoint notre jugement: cette nation qui n’en est pas une, qui est anhistorique, est trop fragile parce qu’elle n’est pas une nation justement, trop fragile pour envisager l’idée qu’elle peut être mortelle; si elle ne se perçoit pas inconsciemment comme immortelle, ce qui est évidemment dans l’esprit même de l’américanisme, si elle accepte de déchirer le voile et de se juger comme mortelle, ce qui accompagnerait cette perception découverte de la Grande Dépression, – ne serait-elle pas alors sur la voie de succomber?)
De même comprend-on que cet interdit va jusqu’à brouiller absolument le jugement d’un analyste comme Friedman, par ailleurs avec un sens historique réel dans certains cas puisque capable d’apprécier la dimension historique et politique, voire métahistorique et métapolitique d’un écrivain comme Soljenitsyne, lorsqu’il s’agit de la la Russie. Par contraste, s’il veut explorer la “dimension politique de la crise économique”, Friedman réduit vertigineusement sa pensée aux modalités de l’interventionnisme du gouvernement dans l’économie! La différence n’est-elle pas dans ce que la Russie est une vraie nation, au contraire des USA, et n’est pas dissimulée, dans les analyses qu’on peut faire sur elle, par les interdits colossaux de l’inconscient américaniste?
(Là se place l’énigme de l’intervention quasiment magique de Franklin Delano Roosevelt en 1933. Ce génie de la communication parvint à conjurer ce qui était déjà un “spectre” grâce à la magie du verbe, absolument incantatoire dans ce cas. Mais le fait de conjurer ne fait qu’écarter la chose; le fait d’incanter, qui est le verbe correspondant à l’incantation, n’est qu’une évocation, nullement un acte définitif. FDR a fait rentrer le spectre dans sa tanière. Il ne l’a pas tué. Il a sauvé le capitalisme temporairement, il ne lui a pas assuré l’immortalité. Aujourd’hui, le spectre est de retour.)
…Ainsi, en un mot et l’autre, en une évocation crépusculaire et en un verbe menaçant (“spectre” et “haunts”), Baker démolit-il le véritable fondement, l’argument profond, la justification essentielle de toute sa démonstration et de toutes les démonstrations de générations de scholars et d’économistes des grandes universités américanistes qui se sont penchés sur la Grande Dépression. Il est vrai que la référence permanente, universelle, omniprésente, à chaque “soubresaut” financier ou économique de la crise systémique que nous connaissons, c’est-à-dire au moins avec cinq ou six épisodes de tension explosive depuis août 2007, c’est l’image terrible de la Grande Dépression qui revient nous “hanter”. Cela, bien plus que les prévisions des économistes ou la valse des $milliards, fixe pour nous les conditions de la prévision qu’on peut faire des événements. L’inconscient collectif américaniste, et le nôtre par mimétisme dans une certaine mesure, est absolument accolé à la perspective de la Grande Catastrophe, et c’est la Grande Dépression qui en est l’illustration la plus précise, la plus menaçante, la plus redondante, la plus probable dans son recommencement. Tout se passe comme s’ils n’en seront pas quittes, et notamment pas quittes de cet inconscient qui déséquilibre leur psychologie, tant qu’ils ne l’auront pas expérimentée à nouveau. Une nouvelle Grande Dépression, comme catharsis psychologique en même temps que paroxysme de la crise. Et après ça, ou avec ça, – le déluge?
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