Affinités bricolées

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Affinités bricolées

2 avril 2009 —Au sommet du G20 qui a lieu aujourd’hui à Londres, sommet tant attendu et déjà même enterré par certains, comme s’il était déjà fait, et pourtant sommet d’une importance formidable par ce qu’il dit du climat des relations internationales, les Européens apparaissent, emmenés d’une façon fort traditionnelle par le couple France-Allemagne. Là s’arrête la tradition. L’alliance Merkel-Sarko a tout du mariage forcé, du mariage convenu, du mariage imposé par les circonstances. Par ailleurs, comme le montre l’aventure, rien de plus solide en temps de crise.

Les Américains ont ceci de particulier que, ne connaissant que fort peu de choses à l’Europe et notamment aux projets institutionnels européens et à l’imbroglio qui va avec, ils sont parfois excellents dans leur compréhension des événements européens. Il leur arrive ainsi, par incompréhension, d’écarter involontairement le rideau de fumée des convenances européennes, de la narrative des Européens sur la soi disant existence de l’Europe, et d’aller ainsi, par inadvertance, au fond des choses. Ainsi avions-nous centré notre réflexion, dans notre rubrique de defensa de la Lettre d’Analyse dd&e du 10 juin 2005 (accessible sur ce site) sur des commentaires US sur le résultat du référendum en France de mai 2005, qui, de William Kristol à Georges F. Will, donnaient, pour les plus mauvaises raisons du monde, la plus juste interprétation de ce résultat.

Le rapprochement avec aujourd'hui n'est pas fortuit car il y a certaines similitudes révolutionnaires dans ces deux situations européennes. On retrouve à nouveau cette bonne compréhension US par inadvertance, cette fois pour la situation européenne actuelle directement impliquée dans la crise et le G20, dans cet article de l’International Herald Tribune (New York Times du même jour) du 30 mars 2009. On y lit une présentation du couple Merkel-Sarko en route pour le sommet du G20.

D’abord, tout ce qui les sépare et toutes leurs erreurs, ou leurs faiblesses face à la crise…

“Merkel is not looking for headlines — she is more of a long-distance runner,” said Wolfgang Nowak, who runs Deutsche Bank’s International Forum. “There is still that old French feeling that France should be the leader and Germany the banker, but this year we have to have a new foundation for this relationship.”

»Still, both Mr. Sarkozy and Mrs. Merkel were taken off guard by the crisis, said Daniel Cohen, a professor of economics at the École Normale Supérieure. And neither may be taking it seriously enough, he said. “When Sarkozy was chairing the European Union, Germany was then very reluctant to embark on a package to reflate the economy,” he said. “Merkel realized only later the extent that Germany was hit by the crisis.”As for Mr. Sarkozy, Mr. Cohen said, “he was elected on a program, very liberal by French standards, to lower taxes, cut state jobs and create new incentives to work more — the crisis has made all these measures totally inadequate and obsolete.”

»In their differing responses, Mrs. Merkel and Mr. Sarkozy are also reflecting different ideologies, differently structured economies and different political pressures. At the beginning of the crisis, Mr. Sarkozy called for a Europewide package to help banks and for a kind of “European financial government.” Mrs. Merkel scorned both ideas, believing that German banks were stable. She was forced to act later, but then got hit with the second wave of the crisis — the collapse of global trade, which hit the export-driven German economy very hard, just as it hit the Japanese and Chinese.»

…Ensuite (malgré que cela soit placé en tête de l’article, selon la méthode anglo-saxonne de commencer par ce qui est jugé comme le plus important), tout ce qui les rassemble, bon gré mal gré.

«But the French president and the German chancellor find themselves in a forced marriage in these days of economic crisis. Responsible for the two largest economies among nations that use the euro, known as the euro zone, they are trying to shape European unity in the days before the Group of 20 economic summit meeting this week. They also are bearing the brunt of criticism, especially from the left and from Washington, that they are not responding forcefully enough to the recession and the collapse of world trade.

»In general, when France and Germany agree, they bring the European Union along, so the two leaders’ relationship is crucial in a period of crisis. While they have produced very different national responses to the economic downturn — with Mrs. Merkel authorizing a larger stimulus package than France has — they have worked together to keep fiscal discipline in the euro zone, and resist American calls for even greater government spending.

»They have found common cause as well in a call for much tougher global regulation of financial markets, putting the blame for the crisis directly on the “Anglo-Saxons” — the United States and Britain, whose free-market practices, not widely copied in continental Europe, are viewed by France and Germany as not sufficiently disciplined by the state.

»Recently, for example, they issued a joint letter to their European Union colleagues to back “a new global financial architecture” that would create transnational oversight and regulation, which Washington opposes and London dislikes. They also called for a crackdown on unregulated hedge funds and tax havens that have strong bank-secrecy laws.

»And both countries, Germany in particular, want to be sure that they have enough money to come to the aid, if necessary, of weaker, less disciplined euro economies, like those of Spain, Greece, Ireland and Portugal, while promoting a bigger International Monetary Fund to deal with troubled countries outside the euro zone, like Romania, Hungary and the Baltic states.

»“The financial and economic crisis has really helped bring their positions closer together,” said Claire Demesmay of the German Council on Foreign Relations. “They see that a coordination of political measures within the E.U. and between E.U. countries is necessary.”»

Il y a des observations politiques à faire et à sortir de tout cela et, finalement, un schéma à retrouver, qui s’avère plus net qu’on ne pourrait croire à première vue. Il y a une cohésion, une dynamique et une efficacité inattendues dans ce couple absolument improbable, imprévu et imprévisible.

Un couple sans complication

Savourez d’abord l’ironie… S’il y a une caractéristique remarquable de l’“alliance” Menkel-Sarko, sans aucun doute dans sa production conjoncturelle des deux derniers mois, “face au” G20, c’est son opposition déclarée aux “Anglo-Saxons”, – dont les USA sont la part la plus puissante, comme nul n’en ignore. Merkel fut élue en 2005, et saluée aussitôt comme celle qui allait effacer l’ignoble épisode de l’anti-américanisme de circonstance de Schröder, pour restaurer les liens d’indéfectible attachement de l’Allemagne avec les USA; Sarkozy fut élu en 2007 comme le président “le plus pro-américain” de la Vème République, l’homme qui “allait effacer l’ignoble épisode de l’anti-américanisme de circonstance de” Chirac, “pour restaurer…”, bla bla bla. La crise nous change, elle nous transforme, elle nous balade absolument.

Alliance de circonstance, anti-américanisme de nécessité et d’ailleurs sans profondeur structurelle, sans aucune justification réalisée, sans même la réalisation intellectuelle de la chose par leurs auteurs, – on n’en finirait pas de détailler les caractères accidentels d’une politique de rencontre et de fortune, – qui serait celle de Merkel-Sarko circa-la grande crise, si l’on pouvait parler d’une politique. De même on n’en finirait pas d’énoncer les facteurs relatifs, complètement antagonistes, de cette circonstance “bilatérale”, ou “binationale”, que nous examinons aujourd’hui. Sarko et Merkel ne s’aimaient guère et, sans doute ne s’aiment-ils pas plus. Leurs styles antagonistes n’ont rien pour leur inspirer un amour réciproque et partagée, pour construire une relation sur la complicité et la compréhension à demi-mot, – et leur absence de hauteur de vue ne les force à rien dans ce domaine. Leurs politiques ont souvent été aux antipodes sur des points non négligeables, y compris et même particulièrement depuis le début de la crise, dans la lutte contre la crise. Même quand ils sont proches de la même chose (la Russie, en l’occurrence, c’est cela que nous avons à l’esprit), c’est pour l’être si différemment qu’on croirait qu’ils ne parlent pas de la même chose.

Mais qu’importe tout cela, dans une circonstance qui est caractérisée par l’ébranlement de toutes les choses fixes, par la dissipation des références auxquelles on s’était habitué et qui, en se dissipant justement, apparaissent de plus en plus comme des références de quiproquo, comme des tromperies finalement? L’avantage paradoxal de l’association Merkel-Sarko, c’est que la faiblesse de leurs caractères politiques et la banalité de leurs conceptions les empêchent de résister à la dynamique qui les pousse dans la position intéressante qu’ils occupent sans le réaliser. La vertu de leur “couple” approximatif, c’est qu’il n’y a aucune contrainte sentimentale, justement, comme il a pesé jusqu’ici une contrainte sentimentale sur les relations franco-allemandes depuis la rencontre de Gaulle-Adenauer.

(Cette rencontre mémorable avait évidemment sa vertu propre, fameuse et si grande, de la réconciliation franco-allemande, mais elle avait aussi établi un quiproquo, qui est celui que la France et l’Allemagne avaient un destin commun. Ce n’était que l’accident d’une fascination partagée, celle des deux hommes, et ce qui suivit Adenauer en Allemagne après le départ imposé d’Adenauer, de Gaulle étant toujours à l’Elysée, aurait dû nous instruire. Entretemps, les partisans de l’Europe à tout prix, les “européolâtres” dirait-on plutôt qu’“européistes”, s’étaient emparés de la légende de la passion franco-allemade pour en faire l’axe obligé, fondamental et sentimental de l’Europe en devenir à leur façon. Il a fallu au moins quarante ans pour dissiper le quiproquo, – ou pour envisager qu’il commence à se dissiper, si c’est le cas aujourd’hui.)

Dans le cadre de la crise, sous la pression de la crise, le couple Merkel-Sarko faisant fonction de “couple franco-allemand” s’est reformé sur des bases plus saines, sans la moindre illusion. Ils ne prétendent plus former le cœur nécessaire de l’Europe, et voilà que l’Europe se rassemble autour d’eux. Ils écartent, n’en ayant plus guère le temps et étant occupés à boucher les innombrables voies d’eau forcées par la crise, la rhétorique pompeuse d’avoir le moindre dessein d’une Europe forte et affirmée, d’une Europe structurée et institutionnalisée, et l’on en conclurait assez naturellement qu’ils se retrouveraient évidemment alignés complètement sur Washington. Voilà au contraire qu’ils s’affirment comme un axe critique de l’américanisme comme il n’en exista jamais auparavant en Europe (sauf de Gaulle certes, mais c'était la France seule). A cet égard, ils ont fonctionné absolument, dès l’origine de la crise (en septembre 2008), comme deux nations attachées à leurs propres intérêts, souvent dénoncés comme n’ayant aucun sens de la solidarité, aucun sens “européen”; il faut donc constater que ce sont les nations, en l’occurrence, qui ont fonctionné pour reformer l’Europe dans une posture solidaire, comme elle l’est aujourd’hui à Londres, et une posture solidaire critique de l’américanisme.

Le cri de guerre de la chose fut d’ailleurs poussé par un Tchèque, pro-américaniste et hyper-libéral bon teint, criant que la voie américaniste dans cette crise est “the road to hell”. On sait que le Premier ministre Topolanek a été gentiment poussé à cet excès, qui a le mérite de mettre les points sur les i, notamment par l’amicale pression de Merkel. Barroso, lui, parlait avant-hier exactement comme parle Sarkozy, son ennemi intime. Tous ces gens partent dans tous les sens, sont absolument inassimilables avec leurs ersatz de pensées contradictoires, aussi étrangers que l’eau et le feu malgré leur conformisme commun. Ils sont pourtant là, rangés en bon ordre, sous l’inspiration du couple dissemblable et étranger par excellence que forment Merkel-Sarkozy. La puissance des nations fait marcher l’Europe au pas dans les moments qui importent. Il n’y a aucun plan, aucune stratégie, mais l’évidence d’une dynamique qui dépasse aujourd’hui les freins artificiels des constructions idéologiques inspirées par le système de l’américanisme.

Sentimentalement, on a vu mieux. Du point de vue habituel de la basse-cour médiatique et de la communication, la pitance est plutôt maigre pour nourrir un de ces éditos à la gloire de “l’Europe” qui fait la grandeur de la presse officielle et autorisée. Cohn-Bendit est plutôt sans voix, ainsi que les salons parisiens, de BHL à Baverez. C’est qu’il n’y a plus désormais qu’une seule bannière pour la croisade européenne et qu’il se trouve, surprise et confusion, qu’elle est cousue à la diable et qu’elle est anti-américaniste, – à la surprise de tous, ou à leur confusion éventuelle, – ou bien alors, option de rattrapage, dans l’inattention affectée. Inutile de chercher à bâtir des théories et à écrire des poèmes autour de l’aventure. Ce n’est ni le propos, ni le but. L’Europe de Merkel-Sarko a perdu tout son apprêt grandiloquent des temps d’autrefois où l’Occident croyait avoir vaincu l’Histoire et qu’elle se jouait sa pièce sous la conduite bienveillante du Grand Timonier de Washington. Merkel et Sarko sont des héros incertains et sans doute involontaires d’une expédition dont nul ne devinait la venue et qui vient de démarrer sous la pression terrible de la crise. On verra bien où nous poussent les vents de la tempête.