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7734 novembre 2009 — Sous un titre désormais célèbre (« Too Big to Fail?»), Tom Engelhardt développe, sur Antiwar.com, le 2 novembre 2009, l’idée que l’Afghanistan est devenue, pour les USA, une sorte d’AIG, cette énorme compagnie d’assurance dont on assurait que son énorme poids l’empêcherait de s'effondrer, et qui s'effondra effectivement, au point que le gouvernement mit toutes ses forces pour la redresser à partir de ses lambeaux. «Unfortunately, in Washington terms, what’s happened in Afghanistan is not the definition of failure. In the economic lingo of the moment, the war now falls into the category of “too big to fail,” which means upping the ante or doubling down the bet. Think of the Afghan War, in other words, as the AIG of American foreign policy.»
Engelhardt décrit l’extraordinaire imbroglio qui, depuis quelques semaines, emporte le débat washingtonien sur l’Afghanistan, sur les décisions à prendre, la stratégie à choisir, etc. La description est épuisante pour l’esprit au point où l’on finirait par penser que même la situation afghane, entre le désordre sur le terrain et la farce du processus électoral, paraîtrait finalement plus compréhensible que ce qui se passe à Washington. Par conséquent, poursuivant la logique de son titre, le « Too Big to Fail?» qui concerne la guerre en Afghanistan devient la question qui concerne les USA eux-mêmes… Et si les USA devenaient eux-mêmes une immense AIG, qui pourrait venir à leur secours lorsque la faillite s’abattrait sur eux ?
«If the Afghan War is already too big to fail, what in the world will it be after the escalations to come? As with Vietnam, so now with Afghanistan, the thick layers of mythology and fervent prediction and projection that pass for realism in Washington make clear thinking on the war impossible. They prevent the serious consideration of any options labeled “less” or “none.” They inflate projections of disaster based on withdrawal, even though similar lurid predictions during the Vietnam era proved hopelessly off-base.
»The United States lived through all the phases of escalation, withdrawal, and defeat in Vietnam without suffering great postwar losses of any sort. This time we may not be so lucky. The United States is itself no longer too big to fail – and if we should do so, remind me: Who exactly will bail us out?»
Les Canadiens, qui participent en nombre à la guerre en Afghanistan, font également montre en général d’un pessimisme roboratif, que rien n’arrête. Le même 2 novembre 2009, Ian Munroe, de CTV.ca News, pose une question assez similaire à celle d’Engelhardt pour les USA, mais cette fois concernant l’OTAN: «Will the war in Afghanistan bring down NATO?» (traduisons: l’OTAN est-elle devenue « Too Big to Fail?», c’est-à-dire effectivement prête à s’effondrer?).
Munroe nous donne divers détails, rappelle les observations explosives du général Rick Hillier, dans son récent livre, sur le fonctionnement de l’OTAN, dite “carcasse pourrie” pour les amis, en Afghanistan. Les citations ne manquent pas, toutes plus expéditives les unes que les autres. Toutes conduisent vers les mêmes conclusions catastrophiques… Celle de Charles Kupchan, expert US fameux, qui déposait le 22 octobre devant la commission des relations extérieures du Sénat et qui avertit qu’à ce rythme, l’OTAN est en train de prouver sa complète inutilité, sa complète impuissance, son inorganisation impeccablement désastreuse… «Unity of command has proved elusive, as has co-ordination between NATO and EU efforts. Moreover, it will be no easy task maintaining the NATO coalition at current levels, with domestic pressure mounting in several member states for winding down of their national contributions.»
Puisqu’il faut un avis définitif, voici celui de Dan Hamilton, un expert de l’OTAN au Center for Transatlantic Relations de l’université John Hopkins, à Baltimore: Afghanistan «is the most acute and direct security threat to Europeans and North Americans that we face in the world today. If we aren't able to master our most direct challenge, then what's the alliance for?» Gérard Depardieu enchaînerait en observant classiquement que c’est “une putain de bonne question”.
Les “partenaires” de la coalition enchaînent les avertissements de retrait et les conditions de départ prochain. Les Canadiens pour 2011, le Parlement hollandais votant pour interdire une prolongation du déploiement des forces hollandaises prévues pour quitter le pays en 2011 également. Les dirigeants danois observaient qu’ils conditionnent le maintien de leurs forces au crédit qu’on pourra accorder aux élections présidentielles, lors du deuxième tour du 7 novembre – ce qui a fait dire à un expert danois, sans doute un humoriste, que cela revenait à «faire dépendre une mascarade d’une farce». Mais “la farce” n’aura pas lieu puisque Karzaï est finalement déclaré élu sans deuxième tour et faute d’adversaire qui choisit le désistement, et que Washington le félicite brusquement et bruyamment pour son succès démocratique, au grand dam de Robert Fisk. Les Allemands, qu’on voit plus que jamais dans le rôle de Hamlet, un peu comme Obama, auraient, dit-on, des plans de retrait d’ores et déjà à jour. Ils ne se sont pas remis de l’affaire de l’attaque aérienne du camion-citerne qu’ils ont ordonnée, faisant près d’une centaine de morts civils, et des incidents qui ont suivi entre leur commandant et le général McChrystal.
Pourtant, le croirait-on, les Européens soutiennent, justement, le plan McChrystal d’engagement maximal avec une grande ferveur. Engelhardt ne peut s’empêcher de pouffer de rire en observant que les ministres de l’OTAN, donc les Européens, approuvent à fond le plan McChrystal: «In a recent grimly comic episode, a meeting of NATO defense ministers put its stamp of approval on Gen. McChrystal’s robust COIN option – despite the fact that their governments seem unwilling to offer any extra soldiers in support of such an American surge.» La chose est en effet notée partout, cette propension des Européens à pousser un plan américain qui prévoit des troupes en plus, en grand nombre, sans en offrir aucune – sinon 500 hommes de la part des Britanniques, avec mention “à retourner le plus vite possible”. (Minroe: «NATO defence ministers met in Bratisalva, Slovakia, last week to discuss the war. They endorsed a recent assessment by ISAF's commander, U.S. Gen. Stanley McChrystal, that tens of thousands of additional troops are needed or NATO will lose to the Taliban. However, the gathering of defence ministers stopped short of committing more troops.»)
Les Européens sont donc disposés à se battre en Afghanistan jusqu’au dernier Américain, ce qui constitue un singulier retournement de situation. (Depuis longtemps existe le soupçon, renforcé in illo tempore, à Prague en 2002, par la décision de l’OTAN d’élargir ses missions “out of the area”, que les USA veulent utiliser les troupes des pays alliés comme “chair à canon” pour leurs entreprises douteuses.) On pourrait noter également, toujours à propos de cette réunion, cette étrange situation où les 27 ministres des pays de l’OTAN, dont celui des USA par conséquent, dont ceux des mêmes pays européens dont on a déjà parlé par conséquent, ont décidé unanimement de soutenir le plan d’un général commandant en chef des forces de l’OTAN qui est aussi et, oserions-nous écrire, d’abord, l’officier général commandant en chef des forces US en Afghanistan. Son plan, qui porte sur des forces US supplémentaires en nombre considérable, est d’abord adressé à son président, lequel ne s’est pas décidé tandis qu'on laisse entendre qu’il ne rencontrera sans doute pas les demandes de son général… Au nom de quelle autorité ces ministres ont-ils pris cette décision que l’autorité suprême du général ne prendra sans doute pas? Amusante contradiction des “doubles casquettes”.
Engelhardt observe justement que peu de choses, dans la situation opérationnelle, politique, etc., rapprochent l’Afghanistan du Vietnam, et que pourtant l’Afghanistan c’est le Vietnam: «Even if it’s obvious that Vietnam and Afghanistan, as places and historical situations, have little in common, what they do have is Washington.»
Non, la “guerre” en Afghanistan, c’est à elle seule le Vietnam en deux, en trois, en mille fois pire – c’est Guevara exaucé près d’un demi-siècle plus tard (“Créons un, deux, trois, mille Vietnam!”) – du moins, cela, pour l’atmosphère washingtonienne, sans besoin d’aucune manifestation étudiante, mais avec en bruit de fond l’extraordinaire cacophonie des pays européens rassemblés au sein de l’OTAN et réclamant plus d’action, plus de forces, plus de leadership, et avertissant qu’ils ne donneront rien, qu’ils se prépareraient même à partir. Nous ne parlons bien entendu pas des opérations, de la guerre elle-même, mais bien de la toujours étonnante confusion politique qui entoure cette affaire, et qui ne cesse d’enfler comme un soufflé. L’explication psychologique fondamentale, exacerbée au-delà de tout par la communication, est la cause mécanique centrale de l’augmentation tout aussi mécanique de ce désordre.
Certains pays sont étrangement absents du débat tout en affirmant épisodiquement et avec force leur engagement. La France n’a jamais été psychologiquement “dans” la guerre en Afghanistan, même si elle y a essuyé quelques pertes. Fondamentalement, elle ne comprend pas l’utilité de cette guerre et, dès l’origine, n’y est intervenue que par “solidarité” avec les USA, essentiellement pour tenter d’atténuer le mauvais effet de son opposition aux projets irakiens US. Sarko affirme donc hautement et avec emphase que l’Occident défend la liberté en Afghanistan tout en affirmant avec une détermination qui sonne guerrière qu’il n’y enverra pas “un soldat de plus”. La plupart des autres pays sont là par pur “suivisme” des USA, sans y rien comprendre de plus et sans chercher à comprendre, à tout hasard parce qu’ils ne peuvent concevoir de ne ne pas “suivre”. Les Italiens payent “leurs” talibans, mais les Américain aussi, et sans doute les autres. Les Britanniques y sont en force et en conséquence des incroyables énervements blairistes, qui lui ont fait croire à lui-même (Blair) que le Royaume-Uni pourrait y retrouver un rôle “impérial” pendant que les USA s’occupaient essentiellement de l’Irak. Les Américains sont là… parce qu’ils sont là, parce qu’ils ne peuvent pas ne pas être là, et ils sont là massivement parce qu’ils ne peuvent être quelque part sans l’être massivement. Qu’importent ces explications qui n’en sont pas?
D’où cette impression intéressante d’une crise qui enfle, un peu à la façon d’un soufflé, le même qui est mentionné plus haut, sans qu’on en comprenne la véritable cause centrale. Elle enfle, parce qu’elle existe, sorte de crise sans cause au départ, comme la “guerre” elle-même, qui est bien obligée d'enfler en catastrophes diverses pour se donner à elles-mêmes des raisons d’être une crise. A ce compte, la non-crise de la non-guerre finit effectivement par devenir une crise de ce qui paraîtrait finalement une vraie guerre – disons, selon les bruits qui courent.
Tout le monde semble jouer à contre-emploi et en évoluant par divers contrepieds, sans le moindre soucis des répercussions intérieures chez les uns et les autres. Les Européens exhortent Washington, qu’on trouve fort indécis, à adopter le plan McChrystal, surtout en faisant comprendre sans ambages qu’ils n’y participent pas; ainsi semblent-ils reprocher finalement à Obama de n’être pas Bush, si prodigue d’engagements unilatéralistes, pour ne pas accélérer un engagement dont eux-mêmes (les Européens) avouent ne pas comprendre où il mène – eux (toujours les Européens) qui ont détesté Bush pendant huit ans. Dans cette cacophonie, tout le monde semble finalement avoir oublié qu’on n’a jamais su très bien pourquoi, fondamentalement, l’on se trouve en Afghanistan. Sans doute va-t-on finir par demander des explications à Bernard-Henry Lévy (il est très bien en ce moment, le cheveu grisonnant et modérément bronzé). Hier, en effet, au Grand Journal de Canal +, BHL expliquait avec de grands gestes, fort beaux ma foi, que la seule énorme erreur de BHO depuis qu’il est à la Maison-Blanche, c’est d’avoir dit qu’il se foutait de la question du port du burqua. BHL doit donc savoir quelque chose sur la question de notre présence en Afghanistan.
Le plus exaltant de cette aventure, c’est qu’on pourrait croire finalement que tout cela pourrait finir en une vraie crise, mais plutôt à Washington qu’à Kaboul. Engelhardt a bien raison; le Vietnam n’est pas en Afghanistan, il est à Washington, et c’est bien l’Amérique plutôt que l’Afghanistan qui semble «Too Big to Fail», façon AIG/Wall Street. Quant à l’OTAN, peut-être devra-t-elle songer un jour à implorer la Russie d’y entrer très rapidement, dans l’OTAN, pour éviter son propre effondrement, que tout le monde annonce et dont nul ne sait comment il peut se réaliser.
Tentons de redevenir sérieux, ou cohérent c’est selon, car les choses sont graves. Le grand problème du système de la civilisation occidentaliste et américaniste, c’est qu’il ne parvient pas à exprimer chez lui, et pour la cause véritable, la crise fondamentale qui le secoue, qui est simplement la crise de lui-même, avec une situation intérieure générale dévastée; la crise des principes sur lesquels il s’appuie, qu’il proclame haut et fort par nécessité de communication et qu’il sait inapplicables et faussaires; la crise de la forme des relations qu’il a avec les autres, basées sur la pression constante et l’exhortation à être démocratique d’une façon qu’il n’applique pas lui-même et pour lui-même; la crise des pressions qu’il appliquent sur les autres dans toutes les politiques qu’il entreprend, qui répondent à des nécessités de communication par rapport à un système médiatique qu’il hait et dont il est prisonnier, et sur lequel il s’appuie pourtant. La crise afghane est ainsi inexplicable par l’Afghanistan, l’OTAN en Afghanistan ou le plan McChrystal. Elle n’est explicable que par ce qu’est devenu le système occidentalo-américaniste. Sa propre structure crisique engendre les crises partout où il intervient, et il est dérisoire de tenter de résoudre un effet extrême (l'Afghanistan) de la crise centrale venu évidemment d’impulsions parties du centre qui est nécessairement en crise.
Ce n’est pas en Afghanistan que nous attend notre défaite, même si, sans doute, elle passe par l’Afghanistan comme on emprunte un chemin de traverse.
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