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276411 janvier 2014 – Avec un ensemble sinon touchant du moins significatif, les USA et l’Iran ont déclaré presque parallèlement, comme s’il s’agissait d’un communiqué commun, qu’ils étaient prêts à soutenir par des envois de matériels les forces irakiennes contre les pseudo-“conquêtes” d’Al-Qaeda sur le territoire de l’Irak (voir le 6 janvier 2014), mais qu’il n’était pas question d’y envoyer des forces US ou iraniennes. Il y a dix ans et pendant quelques années après, on se bousculait plutôt entre ces deux puissances pour être présent physiquement (militairement) dans cet Irak, pour y prendre des gages stratégiques. Aujourd’hui...
A partir des déboires US sérieux en Irak, à partir de cette année 2004 dont les batailles pour Faloujah furent le symbole, jusqu’en 2008-2010, l’Irak fut le théâtre d’une bataille d’influence des deux puissances en Irak. L’Iran ne fut pas la dernière influence à y exercer dans de nombreux cas une forte prépondérance, à la grande fureur des planificateurs et idéologues US et neocons. (Voir, par exemple, le 29 avril 2008.) Aujourd’hui ? Ce serait plutôt “Après vous, je vous prie... Non non, je n’en ferais rien”.
C’est effectivement dans ce moment où al-Qaeda & Cie, marque déposée au rayon central de la guerre universelle de la Terreur, s’affirme d’une façon spectaculaire et particulièrement catastrophique pour le rangement habituel dans le chef des stratèges de l’ordre géopolitique, que ces adversaires-partenaires USA-Iran font assaut de retenue, sous le regard silencieux et peut-être un brin ironique des Russes... Kerry est crépusculaire («We are very, very concerned about the efforts of al-Qaida and the Islamic State of Iraq in the Levant – which is affiliated with al-Qaida – who are trying to assert their authority not just in Iraq, but in Syria. These are the most dangerous players in that region. Their barbarism against the civilians in Ramadi and Falluja and against Iraqi security forces is on display for everyone in the world to see.»)... Kerry est aussi, et tout soudain quoiqu’avec la discrétion qui sied au diplomate, assez arrangeant selon la référence américaniste avec le sujet si affreusement sensible de la participation de l’Iran à Genève-II sur la Syrie. (Dito, “sous le regard silencieux et peut-être un brin ironique des Russes...”) Cela, comme nous en informe le New York Times du 6 janvier 2014 , à partir d’une conférence de presse que Kerry, en tournée au Moyen-Orient pour la nième fois (il va pulvériser le record de présence et de “navettes” de Kissinger), donnait à Jérusalem ce même 6 janvier... Le propos est contorsionné, tordu, alambiqué, comme l’on se tord les mains lorsqu’il s’agit d’annoncer une nouvelle de type-nucléaire en la présentant comme un pétard de fêtes de fin d’année :
«It was the first time that a senior American official has indicated that Iran might be involved in the session, which is scheduled to begin Jan. 22, even if it was not a formal participant. Mr. Kerry said there would be limits on Iran’s involvement unless it accepted that the purpose of the conference should be to work out transitional arrangements for governing Syria if opponents of President Bashar al-Assad could persuade him to relinquish power. Iran has provided military and political support to Mr. Assad.
»“Now, could they contribute from the sidelines?” Mr. Kerry said, referring to a situation in which Iran sticks by the Assad government and does not accept that goal. “Are there ways for them conceivably to weigh in? Can their mission that is already in Geneva be there in order to help the process?” “It may be that there are ways that could happen,” Mr. Kerry added, but he said the question would have to be decided by Secretary General Ban Ki-moon of the United Nations, “and it has to be determined by Iranian intentions themselves.”»
On n’est en rien obligé de ne pas voir une coïncidence dans cette évolution de la position US vis-à-vis de l’Iran dans la conférence Genève-II, avec la soudaine explosion de violence al-qaedienne en Irak et alentour, et en Syrie continûment. Pour autant, les Iraniens ne le cèdent pas d’un centimètre sur cette question, avec cette “proposition” de Kerry. Il la repousse tel qu’en l’état, arguant évidemment et avec les meilleures raisons du monde : «Foreign Ministry spokeswoman Marzieh Afkham underscored Iran’s willingness to help resolve the crisis in Syria, but made clear Iran would not do so at the whim of other countries. “In order to take part in the Geneva II conference, the Islamic Republic of Iran will not accept any proposal which does not respect its dignity,” Afkham said.» (Russia Today, le 7 janvier 2014). Il s’agit là d’une bataille tactique où les Iraniens sentent bien que Washington est bloqué entre sa coterie neocon à la sauce AIPAC du Congrès et la nécessité d’un rapprochement avec l’Iran qui est une des conditions essentielles pour tenter d’établir une sorte de cordon sanitaire et multinational autour du désordre tourbillonnant des divers al-Qaeda qui apparaissent comme autant de générations spontanées... C’est ce dernier point, bien plus que le sempiternel dossier du nucléaire iranien, qui mérite toute notre attention parce qu’il implique l’essentiel de la situation nouvelle qui s’est développée à partir de l’incendie syrien.
Que l’on apprécie peu ou que l’on n’apprécie pas du tout Obama, – nous en restons à cette alternative du jugement, – il faut lui reconnaître ceci qu’il a au moins admis in fine et sans trop le proclamer que tout engagement militaire important des Etats-Unis dans ces conflits dits “de basse intensité” et qu’on qualifierait plutôt de postmodernes contient en lui-même la prescription d’un désastre par le réflexe d’un enchaînement presque automatique vers un engagement terrestre tendant vers l’embourbement dont la machinerie militaire US ne peut se débarrasser. On dit “admis” plutôt que “compris” car nous pensons que ce faux “choix”, qui est d’abord une contrainte exercée par les événements incontrôlables, est accepté d’une façon inconsciente bien plus que selon l’expérience admise comme un enseignement historique. La psychologie américaniste, dont ce président est un excellent exemple, fonctionne de cette façon, refusant de reconnaître l’injustice ou la défaite de son propre fait et en assumant les conséquences sous de faux prétextes (ce sont les caractères d’“inculpabilité” et d’“indéfectibilité” qui sont ici en cause [voir par exemple le 7 mai 2011, ou encore le 28 janvier 2012]). Cet acquiescement contraint des USA à une expérience historique qui n’est pourtant pas reconnue en tant que telle est facilité par le déploiement de moyens d’intervention “isolationnistes”, tels que l’emploi des drones, l’espionnage universel de la NSA, les techniques d’“agression douce”, etc. Il s’agit de fictions scientistes, mécanistes et sémantiques (systèmes du technologisme et de la communication) fournissant un alibi de relations publiques pour justifier en la masquant comme telle la tendance marquée au non-interventionnisme des USA, ou “neo-isolationniste”, qui s’est affirmée depuis l’affaire libyenne, et ensuite l’affaire syrienne, et qui se renforce des échecs d’“agression douce”, comme à nouveau en Syrie, en Ukraine, en Russie.
Il faut remarquer, dans le cas US, la prolifération de commentaires et de jugements qui entérinent cette politique clairement neo-isolationniste de désengagement qui ne dit pourtant pas son nom, notamment pour cette zone cruciale du Moyen-Orient. On peut lire à cet égard l’article de William Pfaff du 7 janvier 2014 (sur Truthdig.org), qui observe, à propos des USA dans cette phase politique de désordre au Moyen-Orient, et notamment sur cet axes Irak-Syrie-Liban : «Nor does the Obama administration know which are its friends—nor indeed does it even seem to understand, with the lucidity this Israeli analysis displays, just what its own situation is. All one can really say to Mr. Obama is that American military intervention in the region has been the largest cause of the present chaos. Therefore, the isolationist instincts of the American people, displayed recently when the president rashly wanted to bomb Syria, were and remain sound ones. Don’t make things worse.»
En un sens, l’establishment US a inconsciemment admis le jugement selon lequel l’intervention en Irak a conduit à une situation de déstructuration complète du pays, relayée et amplifiée pour la région par les divers épisodes du “printemps arabe”, situation déstructurée se payant aujourd’hui par un terrain hautement propice au désordre et à la dissolution des légitimités et des autorités diverses, nationales ou pas. Le résultat est une incontrôlabilité grandissante, y compris d'acteurs mis en action et financés par les opérateurs US eux-mêmes (ou par des courroies de transmission des USA), sur les territoires concernés et se répandant alentour, sans aucune limite de légalité possible puisque le processus de dissolution a agi. Ce constat entérine sans surprise le jugement de Denis Halliday, ancien coordinateur humanitaire de l’ONU en Irak, tel que le rapporte PressTV.ir le 6 janvier 2014.
«The former United Nations humanitarian coordinator in Iraq says that recent crises in some Iraqi cities have resulted from the US occupation of the country. “The recent fighting in Fallujah, Ramadi and other towns is a clear result of the American invasion and occupation of Iraq,” Denis Halliday told Press TV on Sunday.
»Halliday said the United States has created sectarian divisions in Iraq since it invaded the country in 2003. “During that period they encouraged division between Sunni and Shia in Iraq, which had not been the case generally speaking prior to the American invasion.” He went on to say that “the tragedy now is that the strife between religious interests in Iraq as in other parts of the region has become dangerous and life-threatening calamitous to Iraq, to Syria, to Lebanon as well.” “Americans can be blamed” Halliday said, but added that “only the people of the Middle East can resolve this.”»
Devant ce comportement nouveau des USA, les autres acteurs nationaux de la région tendent, non pas à mettre en place une politique hégémonique à la place de celle des USA, mais à choisir plutôt une politique de “containment” du désordre pour ceux qui le peuvent, avec la même politique de limiter leurs engagements à ce qui peut être strictement contrôlé. Leur attitude est nécessairement la prudence, pour des raisons diverses, internes pour certains, par compréhension de la situation générale pour d’autres.
Le seul acteur qui semble échapper à cette règle est l’Arabie Saoudite, non pas parce que ce pays complètement conservateur sinon ossifié par essence s’est découvert une dynamique hégémonique, mais parce que sa direction est elle-même dans une dynamique de dissolution. En un sens, l’Arabie est en train d’être dévorée par les diverses créatures de la “marque déposée” al-Qaeda qu’elle couvre de ses prébendes depuis des décennies. Le désarroi saoudien est du essentiellement au fait que ce pays a perdu la dynamique référentielle habituelle de son action constituée par la politique expansionniste-interventionniste active des USA transformée comme on l’a vue. C’est un renversement radical, ou une inversion si l’on veut, par rapport à ce que fut l’Arabie ; ce pays devient une sorte de rogue state, effectivement par absence soudaine de sa référence habituelle de légitimité qu’étaient les USA, cette référence que son habituelle capacité de manipulation et de corruption de cette puissance tutélaire depuis les promesses d’un FDR mourant en février 1945 lui permettait d’entretenir... (Sans doute mesurera-t-on plus tard comme un fait bouleversant pour la maison des Saoud le refus qui est sans doute autant contraint que politique des USA, en août-septembre 2013, de garantir la sécurité du royaume en cas d’attaque US en Syrie et de riposte iranienne : «In the run-up to the expected U.S. strikes, Saudi leaders asked for detailed U.S. plans for posting Navy ships to guard the Saudi oil center, the Eastern Province, during any strike on Syria, an official familiar with that discussion said. The Saudis were surprised when the Americans told them U.S. ships wouldn't be able to fully protect the oil region, the official said.» [voir le 23 octobre 2013].)
... Mais ce nouveau rogue state est aussi vif qu’un dinosaure en voie d’extinction, avec ses milliers de princes alternant la valse du pouvoir et les séjours effectivement princier à Davos, à Singapour ou à Vegas, au rythme des manigances à l’efficacité de plus en plus douteuse de Prince Bandar. Il est producteur d’un désordre étrange, plutôt tournoyant, paralysant, fixateur de situations effectivement plus conformes au qualificatif de dissolution qu’à aucun autre. A ce jeu qui a la particularité de ne répondre à aucune règle ni à aucune logique bien qu’il se pare de diverses explications savantes concernant l’imbroglio des tendances religieuses, on cherche en vain les indices de grands reclassements stratégiques, c’est-à-dire d’une évolution politique cohérente de la situation. Il semblerait que l’on assiste à une sorte de “jeu à somme nulle” évoluant vers une sorte d’“entropisation géopolitique”, d’une complète originalité de forme puisque activée par des forces qui n’ont pas d’identification humaine et politique précise. Aucune action d’un des acteurs, aucune coordination de plusieurs de ces actions, ne permettent de conclure qu’il y a eu une évolution consciente et calculée de la part de tels ou tels intervenants, vers la situation qui s’implante de plus en plus fortement. On croirait que les acteurs humains ont été conduits à leurs actions bien plus qu’ils ne les ont conduites, sans envisager une seconde les conséquences qu’elles engendreraient.
D’une certaine façon, si l’on plaçait ces développements dans la logique d’une nouvelle phase du “printemps arabe” et si l’on faisait effectivement de ce “printemps arabe” un processus révolutionnaire comme l’ont fait certains, on pourrait se trouver conduits à une analyse métahistorique de la séquence semblable à celle que Joseph de Maistre donna de la Révolution française dans son Considérations sur la France de 1796 : «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» ... Et plus loin, encore : «Plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la Révolution, plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique.»
Cette ouverture vers la métahistoire et vers l’un de ses plus grands et inspirés commentateurs, et cela à propos du “printemps arabe” puisque finalement ces événements décrits en sont la désormais lointaine conséquence, constitue de notre part une invitation à considérer les événements en cours dans l’ensemble Irak-Syrie-Liban et alentour comme une sorte de paradoxale “mise en ordre” d’une situation nouvelle, – sans rapport avec ce qu’on pouvait logiquement en prévoir et en craindre en première analyse. Constater une accentuation accélérée du désordre et baptiser cela “mise en ordre” est bien assez paradoxal pour inciter à des conclusions que cette même observation jugerait absurde, ou bien interdire quelque conclusion que ce soit dans l’ordre du raisonnement géopolitique. Mais notre raisonnement dépend d’un autre ordre d’idée puisque nous jugeons que la raisonnement géopolitique n’explique plus rien du fondamental de la situation présente du monde.
Notre idée est d’abord symbolisée, – nous parlons bien de symbole, – par un développement sémantique et grotesquement bureaucratique qui nous paraît significatif, non pas d’un “ordre” mais d’une habitude postmoderne de dissimulation du désordre derrière des habillages sémantiques, des narrative, etc., parce que la sémantique bureaucratique des acronymes, comme c’est le cas, représente bien cela ; il s’agit de la création continuelle, à peu près depuis l’affaire libyenne, de nouveaux appendices sous cette forme bureaucratique et étrangement symbolique de la prolifération d’acronymes construits autour d’al-Qaeda et figurant on ne sait exactement quoi (AQIM, AQI, AQAP, ISIS, ISIL, etc.)... Ce symbole de la création tourbillonnante de multiples al-Qaeda à partir de la “marque déposée” initiale, dans le style du capitalisme hyperlibéral et hyperdérégulé que nous connaissons, est celui du désordre camouflé par conséquent, et donc d’une certaine “mise en ordre” du désordre. Si nous arguons que cette extension d’un désordre insaisissable, sans aucun sens, plutôt tourbillonnant comme une spirale que déferlant comme un fleuve furieux, représente en réalité une “mise en ordre” symbolisée par la diarrhée acronymique de la marque déposée “made in al Qaeda”, c’est en nous appuyant sur les remarques que nous faisions en proposant l’hypothèse de l’apparition d’un monde “apolaire” ou “antipolaire” (le 16 novembre 2013). Nous en reprenons ici un extrait, mais en déplaçant le souligné en gras initial vers un autre membre de cette citation, qui intéresse plus directement la situation qui nous intéresse :
«Ainsi dirions-nous effectivement que le monde apolaire n’est pas seulement un “monde sans pôle” comme un constat statique, disons par “absence de pôle”, mais qu’il est également un monde antipolaire qui repousse quelque pôle que ce soit, et ainsi comme un constat dynamique, une force en action qui interdit et rejette toute prétention de l’un ou de l’autre, ou de plusieurs, à être “un pôle” ou “plusieurs pôles”. Il s’agit d’un monde vivant, activement rétif à toute “structuration polaire”, et d’ailleurs à toute structuration tout court.
»C’est à cette lumière qu’il faut voir la situation apolarité-antipolarité du monde. Ce n’est pas une situation génératrice de désordre, c’est une classification actant le désordre du monde, qui existe largement depuis 9/11, qui existait déjà auparavant, et qu’on paraît d’attributs divers et dissimulateurs dont les plus récents furent les fictions d’unipolarité et de multipolarité. Réaliser la vérité de la situation du monde au lieu de rester la dupe d’une dissimulation de cette même situation de la vérité du monde ne peut être en aucun cas considéré comme un événement catastrophique...» (Et parlant d’“événement catastrophique”, nous parlons certes de l’“événement intellectuel” que constitue ce nouveau jugement.)
Selon cette méthodologie d’analyse, le désordre qui s’étend dans la zone considérée est par définition un désordre infécond, destinée à s’autodétruire en même temps qu’il se développe au lieu d’installer une nouvelle situation générale. (La perception d’un désordre en spirale que nous privilégions plutôt qu’un désordre déferlant suggère cette infécondité par enfermement, tout en reconnaissant la durabilité du processus.) Ce désordre a pour première conséquence de renforcer les points de résistance régionaux au désordre de diverses sortes et souvent par simple mécanisme de résistance au désordre, voire de susciter de nouvelles alliances de circonstance avec des acteurs jusqu’alors rétifs à de telles initiatives et fixés dans des objectifs de déstructuration massifs qu’ils vont devoir abandonner. (Le cas d’Israël, avec le jugement de DEBKAFiles rapporté le 6 janvier 2014, qui ne laisse pas de susciter des réflexions sur la profondeur des changements en cours... «In these circumstances, Israel finds it increasingly difficult to determine which are its friends in the Middle East arena – and worth helping – and which its foes.». Cela impliquant effectivement qu’Israël, principal perturbateur déstructurant de la région pendant des décennies pourrait effectivement se retrouver dans l’obligation de soutenir et de porter assistance, aux côtés d’autres, à ces “points de résistance régionaux au désordre”.)
Le premier effet général régional serait une nouvelle structuration de la zone, marquée par ces “points régionaux de résistance au désordre”, cherchant effectivement à enfermer le désordre non pas dans une zone géographique donnée, mais dans son mouvement même, dans sa course tourbillonnante parce que cette course en spirale opérationnalise autant d’effets autodestructeurs que d’effets de développement et tend à se contenir elle-même. Quant au nouveau rogue state apparu dans ce tourbillon, lui aussi se trouverait de plus en plus confronté à la contradiction de sa nouvelle dynamique productrice d’un désordre sans véritable effet durable et fixé, et les tendances internes de dissolution de son pouvoir.
Le second effet général régional serait effectivement dans le sens qu’on a observé plus haut avec les USA et l’Iran (et d’autres, éventuellement comme Israël, etc.), c’est-à-dire, pour les grands acteurs qui jusqu’alors dominaient le jeu à partir de positions soit extérieures soit excentrées et dont on attendait de grands effets géopolitiques, une évolution vers un repli ou une politique plutôt attentiste et défensive de containment, avec dans tous les cas une aide militaire sans engagement direct apportée aux “points régionaux de résistance au désordre”. Cet ensemble d’évolutions qui tentent de donner un sens général, sinon structuré, à ce qui semblerait à première vue n’en avoir pas puisque s’exprimant essentiellement par des dynamiques de désordre, pourrait alors trouver une explication générale dans des remarques que nous faisions dans un autre texte, mais toujours à propos de l’idée d’un monde antipolaire, et dans cette occurrence pour le cas russe (dans notre texte du 2 décembre 2013 :
«...Ici, l’on peut prolonger notre raisonnement concernant cette évolution vers un monde antipolaire qui justifie, dans le chef de la Russie prise comme exemple, de n’avoir pas besoin de stratégie, en posant la question de savoir pourquoi le monde est devenu antipolaire. [...] Il est manifeste aujourd’hui que les événements produisent eux-mêmes leur logique et l’hypothèse d’un lien entre eux et des forces extrahumaines qu’on mesurera sans difficultés comme “supérieures” ne peut être écartée. Dans ce cas, la “stratégie” organisée hors de la maîtrise humaine va à l’essentiel, qui est la crise de civilisation opérationnalisée par la crise du Système...»
Nous parlons alors, plus loin, de la «question métahistorique fondamentale accompagnant cette sorte d’hypothèses concernant des activités échappant aux normes humaines [, qui] est de savoir si, à l’heure d’une crise d’une importance si grande qu’elle détermine le sort d’une civilisation universelle et du Système qui la soumet, l’Histoire n’est pas en train d’acquérir un sens, c’est-à-dire une signification plus qu’une orientation, qui serait lui-même déterminé par des facteurs complètement étrangers, – mises à part certaines séquences paroxystiques comme la Révolution française, – aux habituelles polémiques, idéologies, constructions et narrative humaines formant depuis au moins plusieurs siècles l’essentiel de la réflexion historique.»
Développée pour la Russie, cette réflexion exprime bien dans notre chef une universalité du jugement, valant autant pour le Moyen-Orient que pour les affaires russes, exprimant bien la dimension universelle que nous voulons donner à une analyse qui affecterait sous diverses formes toutes les situations du monde. La réflexion doit donc également constituer une méthodologie d’interprétation des événements tels que nous avons tentés de les décrire selon les circonstances actuelles au Moyen-Orient, adaptée aux conditions spécifiques de cette région. On y trouve une situation de finitude, sinon d’absence pure et simple des enjeux géopolitiques, avec l’effacement des pressions extérieures ou hégémoniques, conformément aux exigences du monde antipolaire, tandis que les acteurs régionaux qui conservent un peu de stabilité et de puissance tendent à évoluer vers une politique de containment du désordre. Dans le même temps, les enjeux religieux, qui constituent l’argument régional principal des troubles, perdent de leur pertinences et de leurs capacités de pression, de plus en plus anémiés par les phénomènes de la communication, de la corruption, des interférences avec les pressions de réseaux criminels impliquant des “mélanges de genres” que la géopolitique jugeait négligeable en général, tout cela caractéristique de l’ère psychopolitique remplaçant l’ère géopolitique. Bien entendu, cette situation générale ne renvoie plus à aucune cohérence politique spécifique aux zones considérées mais à une situation universelle dépassant la politique, – disons métapolitique, comme pendant du métahistorique.
Selon notre hypothèse, il s’agit d’une évolution de plus en plus appuyée vers la conjonction de problèmes internes et de problèmes transnationaux, sous forme de “crises” diverses, souvent souterraines et latentes, avec des explosions de proche en proche, sans jamais évoluer vers un règlement. (Infrastructure crisique typique, certes.) Les problèmes sont de plus en plus complexes et “multidisciplinaires” (“mélange des genres”), touchant des domaines très différents et, par conséquent, eux aussi de moins en moins identifiables tant dans leurs substances que dans leurs buts selon les critères géopolitiques traditionnels. Il s’agit d’une évolution vers des situations renvoyant à la problématique générale Système versus antiSystème, opposant le Système écrasant de surpuissance dans tous les domaines, et les obstacles de réticence et de résistance qui ne cessent de s’affirmer et de s’accumuler. Par rapport aux crises qui ont été précipitées par le soi-disant “printemps arabe”, il s’agit d’une transition achevant la rupture avec la phase de déstructuration à prétention géopolitique commencée à la fin de la Guerre froide et brutalement accélérée avec 9/11. Paradoxalement, cette déstructuration dont le “point Omega” initial fut l’attaque et la destruction de l’Irak par les USA, a accéléré l’évolution vers le “printemps arabe” comme sas de transformation, pour déboucher sur cette situation apolaire ou antipolaire, entièrement baignée dans l’ère psychopolitique, et complètement orientée désormais vers les problèmes fondamentaux de l’écroulement de notre Système et de notre contre-civilisation.
Une autre façon de “narrer” cette évolution, c’est-à-dire une autre narrative d’explication pour aboutir à la même conclusion, c’est d’observer non sans une très lourde ironie que l’évolution donne raison aux neocons, – pourvu qu’ils ne pensent pas trop loin, ceux-là, pourvu qu’ils ne philosophent pas enfin et restent dans la pub’ et dans les relations publiques. En effet, on peut dire que le Moyen-Orient évoluerait bien vers une situation de “désordre contrôlé” (ou “chaos contrôlé”, pour faire plus chic, mais “chaos” est une notion trop élevée, trop spécifique, pour définir cette situation) ; la situation de “désordre contrôlé” était la thèse favorite de ces neocons, qui leur a donné ce vernis prestigieux d’intellectuels avec références philosophiques assurant le succès dans les dîners en ville et dans les grandes revues de prestige.
Bien entendu, on se gardera de suivre la thèse neocon jusqu’au bout, c’est-à-dire jusque dans sa prétention extraordinaire, jusqu’à la naïveté faraude d'une “volonté de puissance” nietzschéenne recyclée façon dîners en ville ; l’on se gardera par conséquent de faire de ce rappel du “désordre contrôlé” une thèse politique. Il s’agit tout juste d’une thèse de situation qui devient pourtant une hypothèse ambitieuse dans laquelle le désordre est d’une certaine façon autocontrôlé parce que les événements eux-mêmes, sans les sapiens qui n’y comprenne plus rien, règnent en maîtres ; et bien entendu à l’avantage de personne tout cela, d’aucune force et d’aucune cause, sinon de celle de l’accélération de la crise d’effondrement du Système. Il n’empêche que le rôle des USA, surtout à l’origine, surtout avec 9/11 et ses suites, y est ou plutôt y fut prépondérant, ce qui répond effectivement à la narrative-neocon pour le plus sommaire. Les USA auraient donc rempli leur contrat, mais selon une approche dont il faut saisir le sel : puisqu’il s’avère qu’ils sont incapables de se survivre à eux-mêmes, incapables d’enchaîner sur un second American Century (un des noms du projet neocon), ils en viennent naturellement à une doctrine qu’on pourrait caricaturer comme étant du type “Avec moi/Après moi le déluge”.
Le “déluge” ? Voire... Ou bien, c’est tout vu et alors, pourquoi pas ? ... Alors, le monde antipolaire qui s’installe partout, n’est-ce pas le monde qui se prépare à la phase finale de la grande crise d’effondrement du Système ? Hypothèse, hypothèse, – notre arme ultime pour tenter de percer les mystères de ce temps sans précédent et sans exemple...
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