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1486Un mot fameux courait dans les années 1970, mot de Henry Kissinger : «Where are the carriers ?». Il s’agissait de résumer ainsi, par une formule, le rôle stratégique absolument fondamental des grands porte-avions d’attaque, ou CVN, – Carrier Vessel Nuclear, qui sont déployés en opération avec un groupe naval complémentaire autour d'eux, le tout formant une composante navale autonome d'attaque très puissante. (Aujourd’hui les CVN sont des classes Nimitz et Gerald R. Ford, de 90.000 et 100.000 tonnes respectivement, et un effectif de 90 à 100 avions embarqués, – essentiellement avions de combat et d’attaque équipés d’armes conventionnelles et éventuellement nucléaires, mais aussi quelques-uns de surveillance, de ravitaillement en vol, de guerre électronique, de liaison, etc.). Outre leur rôle classique de “contrôle des mers” (ou “contrôle des voies maritimes”), les porte-avions constituaient et constituent, pour Kissinger et pour toues les directions politiques US, l’instrument fondamental de la présence US, – aussi bien dissuasive que de contrôle, qu’éventuellement offensive si la crise dégénérait en conflit, – face à la plupart des crises qui éclataient dans le monde. Cette notion perdure aujourd’hui, où le déplacement, la position, la pression des porte-avions d’attaque US sont des facteurs stratégiques et politiques fondamentaux dans toute crise. Le problème est que la flotte des CVN est désormais entrée dans une crise profonde, par rapport à son rôle géostratégique global et à sa mission stratégique et politique multiforme.
Plusieurs faits récents mettent en évidence cette crise, que l’on va détailler ci-dessous.
• Chronologiquement le plus récent est un fait hypothétique, sinon théorique mais dans tous les cas hautement symbolique par rapport aux craintes qui habitent aujourd’hui la direction militaire des USA. Il s’agit de la nouvelle, annoncée par le site Want China Times de Taïwan, le 23 janvier 2013, que la Chine a effectué un exercice simulé au cours duquel un engagement avec les forces navales US a été reconstitué, et à l’issue duquel un porte-avions d’attaque US (CVN) a été détruit, notamment par l’utilisation du missile anti-navire DF-21D, de 2.000 kilomètres de portée, surnommé “carrier killer” pour désigner la mission principale pour laquelle il a été développé. (La nouvelle est développée, avec diverses autres sources référencées, par Paul Joseph Watson, sur Infowars.com, le 25 janvier 2013.)
«The People's Liberation Army has successfully sunk a US aircraft carrier, according to a satellite photo provided by Google Earth, reports our sister paper Want Daily — though the strike was a war game, the carrier a mock-up platform and the “sinking” occurred on dry land in a remote part of western China.»
• Divers commentaires de pondération sont apportées à la nouvelle, notamment sur la différence de conditions, évidente et très grande, entre un exercice complètement simulé et les conditions réelles d’un engagement naval. D’autre part, l’accent est mis, par le journal taïwanais, sur le fait que le DF-21D est un engin conçu dans un esprit complètement défensif, comme une riposte en cas d’attaque vers ou dans les eaux territoriales chinoises, et nullement comme un système offensif d’attaque. Toutes ces réserves sont évidentes et indiscutables, mais ne diminuent en rien l’aspect symbolique que nous avons signalé, en substantivant d’une façon théorique une crainte désormais constante dans les milieux stratégiques US, d’une vulnérabilité sérieuse des CVN. D’autre part, le déploiement constant de l’U.S. Navy, en mode de surveillance parfois agressive des approches navales de la Chine, fait d’autant plus important avec la nouvelle stratégie US de basculement vers l’Asie (stratégie elle-même mise en cause comme une dissimulation de l’effondrement des capacités stratégiques réelles des USA par certains critiques, – voir le 28 décembre 2012), fait du DF-21D une arme parfaitement adéquate face aux porte-avions US.
• Il semble qu’il existe désormais une véritable “crise des porte-avions”, par rapport à la mission globale de cette flotte et du nombre d’unités disponible. Le 10 janvier 2013, le Washington Times publiait un article analysant l’état actuel de cette flotte. Le chiffre minimal, selon l’U.S. Navy, pour accomplir sa mission, est de onze unités. Au moment où l’article était écrit, ce chiffre était tombé à neuf, avec en plus les habituelles rotations dues à l’entretien courant de ces navires et réduisant d'autant la disponibilité de ces neuf unités et de leurs groupes d'attaque. Des onze unités initiales telles qu’elles était décomptées courant 2012, deux sont désormais indisponibles, définitivement ou pour un temps significatif : le USS Enterprise, à bout de souffle après près d’un demi-siècle de carrière, a été décommissionné en décembre 2012 ; le USS Abraham-Lincoln est entré dans un cycle majeur de refonte et de modernisation, qui doit l’immobiliser jusqu’en 2017. Le prochain porte-avions à entrer en service, le USS Gerald R. Ford, doit commencer son service à la mer (avec de nombreux mois d’essais opérationnel) en 2015, mais cette date est loin, et de plus en plus loin d'être sûre (voir plus loin).
• A la mi-décembre, un des deux porte-avions US déployés en permanence dans la zone crisique du Moyen-Orient (dans ce cas, Méditerranée orientale-Syrie-Mer d’Oman-Iran), le USS Dwight D. Eisenhower, quitta son déploiement pour regagner les USA. On se trouvait alors dans une des innombrables périodes de tension en Syrie. (Cette présence de deux porte-avions dans cette zone est considérée comme vitale par les planificateurs US, pour les crises qui y sont en cours.) Reprenant une interprétation de DEBKAFiles, Russia Today exposait, le 18 janvier 2013, que l’administration Obama avait pris cette décision pour tenter d’apaiser les tensions («The USS Eisenhower, which has the capacity to hold thousands of men, joined the other warship during the first week of December, ready to launch an American-led military intervention “within days” if Syrian President Bashar al-Assad were to use chemical weapons against the opposition, Time reported. But as the violence escalated in the past few days, the warships took off and headed back to the US.») Cette interprétation (de DEBKAFiles au départ) se poursuivait, d’une manière désapprobatrice pour cette mesure, en rapportant la colère notamment des Turcs qui se jugeaient “abandonnés” par les USA face à une Syrie dont on connaît les nombreux projets d’invasion de la Turquie… (habituelles paranoïa et construction paroxystiques autour de la crise syrienne.)
«The US usually has two aircraft carriers stationed in the Persian Gulf at all times, but will only have one deployed this month – the USS John C. Stennis, which is stationed nowhere near Syria. By recalling the USS Eisenhower and the USS Iwo Jima Amphibious Ready Group, the US simply outraged its key ally in the region – Turkey. An unnamed senior Turkish officer told Israel's DEBKAfile that America’s removal of the aircraft carriers is “hard to understand and unacceptable to Ankara.” […] None of Syria’s neighbors, which include Turkey, Jordan, Qatar, Saudi Arabia and Israel, have officially criticized the Obama administration for its recall of its naval forces, but unnamed officials told DEBKAfile that Turkish officials are very upset about the move.»
• … Pourtant, dans ce même article du Washington Times du 10 janvier 2013, le départ du USS Dwight D. Eisenhower était interprété d’une façon bien différente. Dans ce cas, il ne s’agissait de rien d’autre que de la nécessité d’entretien, de rotation, etc., entre les CVN restant disponibles ; le USS Dwight D. Eisenhower venait d’effectuer un déploiement à la mer de neuf mois, alors que le temps maximum pour une telle mission sans retour minimal au port d’attache est de six mois. Ce porte-avions a dû tout de même rentrer pour des opérations d’entretien vitales, avant de revenir en déploiement sur sa zone en février. L’explication n’a plus rien de la tactique politico-stratégique, et tout des nécessités techniques imposées par une flotte de CVN qui ne répond plus aux impératifs de leur mission globale.
«For example, the USS Dwight D. Eisenhower had been scheduled to return to the U.S. from a nine-month deployment to the Middle East early this year and be relieved by the USS Nimitz. But in late November, the Navy announced that repairs on the Nimitz would not be completed until this summer. So the Eisenhower returned in late December and will deploy again to the Middle East in February — a two-month turnaround. Until then, the USS John C. Stennis remains the only aircraft carrier in the Middle East. When the Stennis completes its eight-month deployment, it will be relieved by the USS Harry S. Truman, which also will carry out an eight-month deployment…»
• Reste un dernier chapitre à aborder, qui est celui du coût et de la production de nouvelles unités. Le USS Gerald R. Ford est donc prévu pour 2015. Son coût est annoncé, selon les sources, sur une base de $9 milliards, pouvant aller bien au-delà, jusqu’à $16 milliards pour certaiunes estimations. Le 5 novembre 2012, le Denver Post publiait son évaluation, qui prenait en compte tous les coûts réels d’un nouveau porte-avions (aviation embarquée, équipage, etc.) : $26,8 milliards… (Au moment où est écrit l'article, qui parle du Gerald R. Ford comme du douzième porte-avions, le USS Enterprise et le USS Abraham-Lincoln sont encore comptés en service actif.)
«The total cost of America's newest aircraft carrier, including personnel, is $26.8 billion. Now under construction, the Gerald R. Ford-class carrier is due to enter service in 2015 with a crew of 4,660 – 500 fewer than older carriers thanks to technology improvements. She will be the nation's 12th active aircraft carrier; at the height of the Cold War the Navy had as many as 26. The U.S. Navy fleet in 2012 comprised 287 ships. During the Korean War (1950-55) it was 1,122 ships.»
…L’article ajoutait : «Budget constraints may complicate future additions to the carrier fleet. The carrier's cost, $26.8 billion, is about half the total annual sequestration cut mandated for the Pentagon.» Il faut se rappeler que le premier CVN de la classe Nimitz (l’actuelle classe en service) coûtait $675 millions en 1977, quand il entra en service, que cette classe est évaluée en fin de série à $4,5-$6,2 milliards (le USS Ronald Reagan, avant-dernière unité de cette classe, a coûté $5 milliards, et le USS George H.W. Bush, le dernier, $6,2 milliards). A la lecture de ces chiffres, il est évident que le porte-avions d’attaque est devenu un problème budgétaire majeur, et il n’est pas improbable, en raison des autres besoins, que les réductions budgétaires touchent aussi les porte-avions et retardent le USS Gerald R. Ford de deux années.
Cette évolution générale d’un des domaines fondamentaux de la stratégie globale US, sinon le domaine fondamental par excellence qui donne aux USA sa capacité inégalée de projection de forces de contrôle et de gestion des crises, est une mesure concrète de la déroute stratégique des USA. Le problème central de cette évolution est que la stratégie US dans ses ambitions et dans la perception de sa propre puissance ne change pas, qu’elle reste globale et aussi impérative qu’elle l’est depuis 1945 pour cet aspect du contrôle des crises à travers le monde. C’est l’outil de cette stratégie qui est en train de se dissoudre, et sans doute d’une façon irrémédiable en raison de l’impasse budgétaire actuelle et du coût en augmentation exponentielle de ces unités. Le facteur chinois, avec la capacité théorique de représenter une menace concrète contre les porte-avions ajoute encore un facteur opérationnel important à cette tendance, en soumettant à l’avenir la planification US de l’emploi des porte-avions à des mesures de sécurité tout à fait inhabituelles. Du coup, l’outil de domination stratégique des USA sur l’ensemble de la stratégie mondiale se trouve confronté à des obstacles considérables, à des limitations et à une vulnérabilité qui n’ont jamais existé auparavant, qui constituent des entraves considérables à ses qualités primordiales de souplesse d'emploi et de visibilité dissuasive.
L’absence de modification de la stratégie de contrôle risque donc de confronter des décisions politiques prises comme si cet outil existait toujours dans son état initial de puissance, à la dégradation radicale de puissance de ce même outil. Cela implique la possibilité de situations très dangereuses, avec l’engagement US dans certaines crises, ou le soutien US à certaines fractions dans les crises, qui ne seraient nullement soutenu par les moyens adéquats alors que des défis et des intentions interventionnistes affirmées auraient été proclamées. C’est un aspect de ce que certains experts nomment le «…(mis)management of the American decline», comme l’écrivent Hillary Mann et Flynn Leverett le 22 janvier 2013. Le “déclin” de la puissance des USA est certainement, aujourd’hui, le problème le plus grave qu’on puisse envisager, par ses interventions directes, disproportionnées, déséquilibrées, dans des situations de tension extrêmement fragiles. L’évolution en peau de chagrin de la flotte des porte-avions US est une illustration technique et opérationnelle très remarquable du fait que la puissance US est, aujourd’hui, au niveau global, à cause de ses propres caractéristiques de déséquilibre, le ferment le plus puissant de la déstabilisation et des situations explosives.
Mis en ligne le 26 janvier 2013 à
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