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217929 juillet 2010 — L’ancien ministre israélien de la défense Moshe Arens, qui fut en fonction à deux reprises à ce poste (en 1983 et 1990), en plus d’être ministre des affaires étrangères en 1988, est un vénérable retraité de 85 ans, sauf lorsqu’il s’agit du JSF/F-35. Arens poursuit de sa vindicte l’avion purement américaniste que les USA veulent imposer à Israël.
Dans un article du 27 juillet 2010 dans Haaretz, Arens attaque une fois de plus le choix du F-35, pour son prix et pour les conditions de “vente” de cet avions, c’est-à-dire sans qu’Israël puisse y installer ses propres systèmes (d’où le titre de son article : «The F-35, Take It or Leave It»). Arens estime qu’Israël pourrait, devrait abandonner le F-35 et produire son propre chasseur en coopération avec un ou des autres autre pays, – n’importe lesquels de ceux qui ont la capacité dans ce domaine, sauf les USA… Cela donne ceci :
«If it turns out that the capability to design the IAF's next fighter aircraft does exist in Israel, where could we go from there? Not to the U.S. Congress in search of funding, because we would have to remind them that 27 years ago they were fools to invest $1 billion in the development of the Lavi that Israel decided it did not want. We would have to look for partners who are prepared to invest resources in such a project, who have the necessary technological capability, and who are not involved in the F-35 project.
»Are there such candidates? In theory, yes. France, with a great aeronautical industry, chose not to participate in the F-35 project. India, with a considerable aeronautical capability and a meteorically growing economy, might be another candidate. And there is Russia. Perhaps none of them would be interested, and perhaps all of them would be. It's worth a try.»
D’abord, on observera qu’Arens est un habitué de cette sorte d’article, mais à intervalles respectables. Le 24 avril 2005, il publia dans le même Haaretz un article qui n’est pas loin d’être la modèle dont l’article d’avant-hier serait la copie conforme, certainement pour l’esprit, jusqu’à la proposition de faire un chasseur en coopération comme alternative (on voit apparaître la Russie en plus de la France et de l’Inde comme pays avec lesquels Israël pourrait coopérer). Simplement l’article de 2005 ne fut guère retenu, sinon comme une lubie d’un vieux monsieur respectable, tandis que, surprise surprise, cet article-là (circa 2010) du monsieur respectable encore plus vieux a une curieuse actualité.
Ingénieur en aéronautique de formation, Arens fut la cheville ouvrière du développement du projet israélien d’avion de combat, le Lavi, en 1984-86, qui fut abandonné en 1986 sous la pression de Washington. Arens considéra cet abandon comme une capitulation de tout espoir de souveraineté nationale de la part d’Israël. Nous avons rappelé à plusieurs reprises cet épisode qui éclaire d’un jour particulier les relations USA-Israël, notamment le 23 décembre 2004, à l’époque d’une forte tension entre Israël et le Pentagone sur des questions de transferts de technologies vers la Chine (épisode où, finalement, les Israéliens capitulèrent). Nous écrivions à propos de l’affaire du Lavi :
«L’évolution des relations USA-Israël connut un tournant décisif en 1986, avec l’abandon du chasseur Lavi à la suite des pressions américaines. Le ministre Moshe Arens, qui défendit le Lavi jusqu’au bout, y vit un abandon décisif de leur souveraineté nationale par les Israéliens. A la suite de cette affaire, l’influence du Pentagone, encore plus que l’influence US en général, joua un rôle essentiel dans les relations avec Israël (et la politique israélienne). Les dirigeants israéliens, de plus en plus d’anciens militaires à partir de cette époque, devinrent les relais parfaits de l’influence du Pentagone, Le fait que la “so-called crisis of confidence in U.S.-Israeli relations” éclate entre le Pentagone et Israël indique qu’elle est sérieuse, et qu’elle n’est peut-être pas qu’une “soi-disant” crise. […]
» Les Juifs américains sont, à notre sens, plus Américains que Juifs, dans le sens très précis où “être Américain” aujourd’hui signifie, à notre sens à nouveau, être prisonnier d’un système (le système de l’américanisme). Il est significatif à cet égard de voir que les affaires que nous mentionnons ici, et qui émanent du Pentagone qui est la citadelle de l’américanisme et des liens avec Israël, ont été manipulées, contre Israël, par des Juifs américains: Douglas Feith et aussi, dans le cas du Lavi que nous évoquons, Dov Zakheim. Dov Zakheim fut, au nom du Pentagone et de l’industrie d’armement US, l’homme qui liquida le Lavi et réduisit à rien la souveraineté nationale d’Israël, parce que le Lavi risquait de concurrencer le F-16. En d’autres mots, les Juifs américains soutiennent à fond Israël dans la mesure où ce soutien ne contredit pas gravement les intérêts de l’américanisme. Si un problème aussi grave que le choix d’Israël en faveur de la Chine se posait, les Juifs américains seraient placés devant un dilemme et le choix qu’ils devraient faire ne serait nullement évident; au moins, on peut être assuré que l’homogénéité politique (vis-à-vis d’Israël) des Juifs américains volerait en éclat.»
Arens s’est toujours signalé par une forte affirmation nationaliste, et, à partir de sa formation d’ingénieur en aéronautique et sa position à la défense, par la transcription de cette position dans la recherche de l’affirmation de la souveraineté nationale au niveau des programmes d’armement, ce qui l’amenait à des conflits avec les USA. Il eut en 1991 un sévère accrochage avec le président Bush-père, au cours d’un entretien. Bush, qui avait une tendresse particulière pour Raytheon et son missile sol-air Patriot, avait été informé par le même Raytheon des performances exceptionnelles du Patriot durant la guerre du Golfe. Ces performances étaient un pur argument de relations publiques mais l’enthousiasme de Bush-père était purement ingénu. Le recevant à la Maison-Blanche, le président parla à Arens en termes dithyrambiques des performances du Patriot dans la défense de Tel Aviv contre des missiles irakiens Scud, lors de la guerre du Golfe. Arens lui répondit, sur un ton glacial, que le taux de réussite des Patriot contre les Scud dans cette occurrence était équivalent à zéro, – aucun Scud intercepté par le moindre Patriot. La réaction du président US fut extrêmement vive et la rencontre tourna au vinaigre. L’anecdote marque la considération de Arens pour les équipements US, et donc permet d’encore mieux entendre sa position d’aujourd’hui vis-à-vis du JSF.
Il se trouve qu’à cet égard, il tombe plutôt bien puisque les Israéliens sont en passe de commander des JSF (19?), plutôt “à l’insu de leur plein gré” tant leur opposition aux conditions qui leur sont faites, et au programme dans sa situation actuelle, est grande. Mais les pressions US semblent devoir être irrésistibles. Ainsi s’explique-t-il que l’article d’Arens, qui n’est pourtant qu’une resucée de très vieilles et constantes idées chez l’ancien ministre de la défense, ait aujourd’hui une certaine actualité alors qu’il n’en avait aucune il y a cinq ans lorsque le sort du JSF semblait être encore celui d’un succès universel et nulle part contesté.
L’intervention d’Arens est ici présentée comme exemplaire d’un état d’esprit qui s’est affirmé depuis près de deux ans à l’encontre du JSF. Aller plus loin serait évidemment audacieux et déraisonnable, notamment pour la suggestion que fait Arens d’une coopération internationale (sans les USA), avec un regroupement de pays remarquablement diversifiés (France, Inde, Russie avec Israël). Le fait tout de même que l’ancien ministre ait conservé cette suggestion, déjà présente dans son article de 2005, montre qu’elle a sa place dans les récriminations anti-JSF, parce que les récriminations anti-JSF ont atteint une intensité importante même si rien de public n’est dit à cet égard.
Le salon aéronautique de Farnborough, qui vient de se terminer, a effectivement été marqué, dans les “dîners en ville”, par l’expression de cette grogne anti-JSF. C’est surtout du côté israélien et du côté britannique, tant dans les milieux industriels que militaires, que cette grogne s’exprime, autant contre le comportement des USA que contre le JSF, et contre le comportement des USA à propos du JSF. Il s’agit évidemment des pressions incessantes du Pentagone pour une participation effective (commandes) la plus rapide possible au programme, dans des conditions budgétaires grotesques. (Les Israéliens, s’ils passent la commande dont on les presse, paieront $150 million pour un exemplaire du JSF, sans avoir le moindre droit d’intervention sur l’avion, sans aucune garantie ni de ses performances, ni de sa date de livraison, – ni de la réussite du programme, d’ailleurs.)
Tout cela se fait dans des conditions et selon un état d’esprit très particuliers, proche de la schizophrénie vécue comme une façon d’être. Un témoin, proche des milieux industriels européens, nous rapportait que les officiels britanniques qu’il avait rencontrés «arrivent, dans la même phrase, à dire tout le mal du monde du JSF et des relations avec les USA, et à préciser que les “special relationships” sont le pilier de la défense britannique». Cette même étrange dualité de propos existe également chez les Israéliens, eux aussi impliqués dans des special relationships avec les USA. (Bien entendu, il y a la version réversible, notamment dans le cas israélien, où ces mêmes special relationships sont vues, du côté US, par nombre de critiques, comme une monstrueuse ingérence et une manipulation cynique de la politique US au profit d’Israël.)
Le programme JSF dans ses extensions internationales est un reflet tout à fait instructif de la forme des relations des USA avec nombre de pays, notamment avec ses alliés les plus proches. Mais, dans ce cas, l’on comprend aussitôt qu’il faut parler du “système de l’américanisme” plutôt que des USA, et “système de l’américanisme” conçu comme le cœur du système général, donc système dont font partie ces pays. Le JSF est alors une application “opérationnelle” du fonctionnement du système dans l’état où il se trouve aujourd’hui. Il implique alors une servitude absolue, qu’on peut également comparer à une “dépendance” comme l’on parle de celle d’un drogué, en même temps qu’une paralysie qui n’est pas loin d’être complète.
La servitude implique à son tour l’impossibilité pour les “partenaires” à l’intérieur du système de se détacher de l’option quasiment exclusive et discrétionnaire, – ou l’absence d’option dans ce cas, et plutôt le “choix imposé”, – qu’imposent les USA de participer au programme JSF. C’est une obligation qu’on serait tenté de qualifier de “politique”, mais qui dépasse très largement ce domaine ; il s’agit d’une obligation mécanique imposée à la psychologie par la logique des systèmes spécifiques qui caractérisent le système général, – système du technologisme autant que système de la communication. Dans ce cadre, l’esprit ne parvient pas à concevoir une alternative à cette obligation, avec diverses variables d’explication qui deviennent absurdes en regard de la situation. On explique que «les “special relationships” sont le pilier de la défense britannique» alors que les obligations de ces special relationships ont quasiment pulvérisé les capacités de la défense britannique dans les dix dernières années. (En effet, il va sans dire que le JSF est un exemple d’“application opérationnelle” et qu’il y en a d’autres. L’engagement en Afghanistan est un autre cas pour les Britanniques.)
Ce qui dramatise cette situation et la rapproche de la schizophrénie à ciel ouvert, c’est la “paralysie pas loin d’être complète” du système et de ses œuvres, particulièrement le système de l’américanisme. La situation du programme JSF est effectivement dans un état proche de la paralysie. Même Lockheed Martin est obligé de nous parler de ses multiples ennuis qui font du développement du JSF une curieuse évolution, qui semble plutôt suivre les lignes de déplacement d’une écrevisse un peu améliorée (“un pas en avant, un pas en arrière” ?). Bien entendu, cette paralysie est la cause de l’intense frustration qu’on relève chez les partenaires, mais elle n’en change pas pour autant leur position dépendant de leur “servitude absolue”. Il s’agit bien d’un enfermement de la psychologie, facilité par les structures bureaucratiques, les canaux et les réseaux de contact qui ne s’effectuent que dans les normes du système, les situations individuelles favorisées par cette situation (avantages, privilèges, corruption, etc.) ; le développement de tous ces phénomènes secondaires a effectivement aidé au développement de la situation centrale, d’abord psychologique, où la servitude, par ses caractères tout à fait spécifiques, devient proche d’une situation de “dépendance” (adduction) au sens psychologique et pathologique.
Le dilemme existe là où, face à cette situation schizophrénique figée, on trouve des variables qui exigent à un moment ou l’autre des décisions et, surtout, des réalisations. Dans le cas du JSF, il s’agit du développement du programme et de sa réalisation en avions de combat capables de remplir les missions qui lui sont imposées. Si tout se passe à peu près bien, – tout va à peu près bien. Mais quel élément, quel événement, dans l’évolution passée du programme JSF, font penser que tout se passera “à peu près bien” ? Au contraire, beaucoup d’éléments et d’événements nourrissent l’hypothèse contraire.
Ces remarques sont d’autant plus à considérer que le même facteur d’adduction et de paralysie existe du côté US. Comme dans tout système automatique devenu incontrôlable, où il n’y a aucune direction bien assurée, le programme JSF impose les mêmes contraintes à l’intérieur du système de l’américanisme. Le programme est dans un état catastrophique, c’est une chose bien connue ; l’état est tel que des hypothèses, que nous tenons comme sérieuses, envisagent que Lockheed Martin lui-même pousserait à l’abandon de la version la plus complexe du programme, le F-35B à décollage et atterrissage vertical. C’est une option de sauvetage qui est envisagée depuis longtemps et qui, en bonne logique, aurait dû être activée depuis pas mal de temps. Notre conviction est que cela n’a pas été fait, et que cela ne sera sans doute pas fait, – à moins de catastrophe majeure, certes, – parce que le système est absolument attaché à une image absolument incorruptible du programme, c’est-à-dire une image du programme dans son entièreté, dans sa complétude, avec toutes ses variantes qui témoignent de son universalité et de sa quasi-perfection. Ce “souci d’image” est, à notre sens, tellement fort qu’il a déjà écarté, et qu’il pourrait encore écarter une mesure de sauvegarde nécessaire comme l’abandon du F-35B. Le souci de la communication est assez fort pour justifier une telle attitude. (Une fois de plus, “effet fratricide” entre système de la communication, dont dépend l’image du programme, et système du technologisme, dont dépend le sort du programme.)
Tout cela nous restitue la perception d’un programme dans de grandes difficulté et, surtout, paralysé par diverses obligation contradictoires. Pas vraiment une surprise, cela. Pour les perspectives, il reste plus que jamais l’option du désordre, de l’accumulation des pénalités, de la mise en danger, voire la mise en cause générale du programme. C’est alors qu’il pourrait y avoir effectivement des contraintes nouvelles qui bousculeraient les attitudes de servitude (de dépendance) accordées aux situation de paralysie, qui feraient naître des tensions insupportables et extrêmement graves, – car, effectivement, le JSF est devenu un dossier majeur des relations internes au bloc américaniste-occidentaliste. C’est alors que les nécessités pourraient conduire à l’émergence d’un “bloc” paradoxal anti-JSF (“paradoxal”, parce que regroupant éventuellement des pays du bloc américaniste-occidentaliste et des pays extérieurs). C’est alors qu’on pourrait parler de la suggestion utopique du “vieux monsieur respectable”, l’ancien ministre Moshe Arens. Tout cela, simples hypothèses...