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5807Nous parlons beaucoup de Gorbatchev en ce moment, notamment à propos de la situation américaniste, de ces élections présidentielles de 2008. Dans ce contexte d’actualité, l’action politique du dernier dirigeant de l’URSS, de 1985 à 1991, “fait sens”, comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle garde un sens et a une excellente valeur de référence et d’enseignement d’une expérience.
L’aventure gorbatchévienne (plutôt que “l’expérience gortbatchévienne”, tant le parcours du dirigeant soviétique est involontaire) est la seule référence de la Guerre froide qui garde une réelle actualité. Les concepts tels que “révolution” sont complètement dépassés aujourd’hui parce qu’ils sont devenus impossibles à développer à l’époque de la communication, laquelle ôte toute possibilité à un mouvement insurrectionnel de se développer dans un sens effectivement déstructurant parce qu’elle introduit une pression conformiste irrésistible. Par contre, le processus gorbatchévien reste plus que jamais possible grâce à cette caractéristique qu’il est non prémédité, qu'il est accidentel. Aujourd’hui, dans le cadenassage de la communication-conformisme, seul l’accidentel, par son caractère inattendu et son effet de surprise, peut induire un effet déstructurant.
L’essentiel de la “méthode” du “gorbatchévisme” est évidemment la glasnost (en général traduit par le mot “transparence”, mais pouvant signifier aussi “publicité de la parole”). Cet aspect de la méthode est essentiel parce qu’il s’attaque aux psychologies, qui constituent le tissu fondamental des phénomènes sociaux. Gorbatchev a compris, ou, dans tous les cas, a agi comme s’il avait compris que les grands problèmes sociaux et politiques, et notamment l’économie, dépendaient du verrou psychologique. Il s’est donc attaqué en priorité à ce verrou. Bien entendu, ils n’avaient pas prévu les conséquences du déchaînement qu’il déclencha; il voulait réformer le système soviétique, il liquida le communisme.
Il nous a semblé intéressant d’observer (de rappeler) comment a débuté la glanost, d’ailleurs dès que Gorbatchev fut au pouvoir (bien avant la perestroïka). Il s’agit d’abord d’un comportement personnel, d’initiatives somme toute artisanales ou improvisées mais dont la connaissance se répandit très rapidement en URSS. Ce pays était, depuis au moins deux décades, parcouru par un réseau très dense d’informations dissidente (phénomène du samizdat, ou presse clandestine), qui fonctionna à plein dans les débuts de l’action de Gorbatchev. L’URSS (la Russie) était, littéralement, en attente de Gorbatchev et de sa glasnost.
Nous avons retrouvé un article datant du début de 1986, publié dans une revue éphémère (deux numéros parus), dans le deuxième numéro d’Europe Défense de mars-avril 1986. (Philippe Grasset en assura la rédaction et la Lettre d'Analyse dedefensa & eurostratégie fut associée au projet.) Il s’agissait d’une rencontre avec une jeune Soviétique vivant en Occident – mais pas dissidente, et qui retournait régulièrement en URSS. Elle rapportait ce qu’elle avait vu de l’URSS de Gorbatchev, alors que le débat commençait à faire rage en Occident de ce qu’il fallait attendre de Gorbatchev.
(A noter, dans le cours de l’article que nous n’avons évidemment pas retouché, la mention faite de Boris Eltsine, aujourd’hui célébré comme démocrate par certains et célébré aussi pour avoir, au nom du triomphe de la démocratie, liquidé Gorbatchev en 1991. En 1986, comme Premier Secrétaire du Parti, Eltsine s’occupait à défendre, contre le même Gorbatchev, les privilèges des gens de la nomenklatura.)
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«Non, rien n’a changé à part que la vodka, on ne la vend plus qu’à partir de deux heures, ce qui fait que les gens font des files monstrueuses!»
Cette affaire de vodka est intéressante. On fait cinq cents mètres de file par moins dix; à la TV, on évite de passer les films avec des scènes de repas (on y boit de l’alcool, ce qui n’est plus montrable); un Soviétique ne boit plus une goutte d’alcool avant de prendre sa voiture. Malgré cela rien de changé, c’est la débrouille…
«Maintenant, une personne sur trois fait la vodka chez soi, à la maison. C’est très facile et délicieux en plus!»
Helena Satchkova a passé deux mois à Moscou, octobre et novembre derniers. Elle vit en Belgique depuis sept ans, où elle a épousé un Belge rencontré lors d’une visite qu’il faisait en Union Soviétique. Couple jeune, travaillant dans le théâtre, tous les deux acteurs. Avant de quitter l’URSS, elle avait eu une vie mitigée, à cause de circonstances familiales plus que sociales ou politiques. Son père fait partie de l’Académie de Médecine, un homme de la nomenklatura. Elle retourne souvent en Russie, revoit sa mère, ses amis. Quand elle parle de l’URSS, des Russes, elle dit “nous”.
Elle reconnaît : «C’est la première fois qu’un chef d’Etat jouit d’une certaine popularité» (il s’agit de Gorbatchev, bien sûr). Et puis, scepticisme : «On se demande si ce n’est pas de la démagogie. Avant d’arriver à la tête du Parti, il a fait comme les autres ; avant, il devait connaître la situation; pourquoi s’en inquiéter aujourd’hui?» Les gens, là-bas, les vieux, ceux qui ont connu l’URSS depuis Staline? «Ils ont de l’espoir. C’est la première fois qu’on les traite avec respect. Mais il est clair que le système ne changera pas.»
Curieux échos de ces débuts de l’ère Gorbatchev. Ils sont contradictoires, comme les avis qu’on peut en avoir. Gorbatchev est-il lui aussi une énigme ?
Le témoignage d’Helena Satchkova est intéressant parce qu’il jaillit directement de la vie courante en Union Soviétique. Sans interférences politiques, sans idées préconçues, sans parti-pris délibéré. Il reflète les contradictions et les incertitudes humaines. Quand elle dit: «On a toujours peur des changements radicaux»; puis, plus loin: «Mais on se dit, on en a tellement assez: même si c’est dangereux, au moins que cela change!». Ces réflexions ont pour objet Gorbatchev, l’homme, ses intentions, ses possibilités.
Elle se trouvait à Moscou en novembre (1985), alors que Gorbatchev rencontrait Reagan à Genève. Il se passa un événement surprenant :
« Ce qui était stupéfiant, c’est sa conférence de presse avec les journalistes étrangers, qu’on a vue en plus en direct à Moscou… Il a un petit accent du sud, d’Ukraine, il fait des fautes dues à ce genre d’accent. Dans cette conférence de presse, on l’a vu, entendu au naturel, sans retouches, mal tourner ses phrases, ce qui est absolument stupéfiant! C’est la première fois, on l’a entendu dire “Mon Dieu”, et on n’a rien sucré! Les rues étaient vides, les gens ont suivi cela ; d’habitude, on ne suit jamais ce que disent nos chefs du Parti, toujours les mêmes phrases, avec des ismes et tout, retouché, arrangé ; ici, tout le monde écoutait, on a tout arrêté, on ne mangeait plus, on était devant nos postes. Pour la première fois, on avait l’impression d’être traités en êtres humains, du fait qu’on entendait quelque chose en direct.»
«Là-bas, le peuple a tout vu, il n’a plus rien à attendre!» Il n’empêche, les purges dans l’appareil du Parti, au sein de cette nomenklatura détestée et redoutée, ont des allures de jamais-vu.
«Un ami, que j’ai retrouvé à Moscou, a un père très haut placé dans l’appareil. Je sais par lui qu’ils ont tous une trouille bleue. C’est vraiment la purge comme c’était en Tchécoslovaquie, lors du Printemps de Prague!».
L’incertitude et le désarroi touchent les plus hauts placés. Le 27 février, en marge du XXVIIè Congrès, Geidar Aliev, membre du PolitBuro, donnait une conférence de presse. Une question (d’un journaliste occidental, bien sûr) porta sur les privilèges de la nomenklatura. Aliev déclara d’abord que ceux-ci étaient semblables à ceux dont jouissent «divers groupes de travailleurs»; puis, se contredisant aussitôt, il expliqua que si les officiels du Parti disposaient de magasins spéciaux, c’est parce que leurs horaires de travail beaucoup plus longs que ceux du commun des Soviétiques, ne leur permettaient pas d’aller dans les magasins communs. Enfin, troisième point de vue en une seule réponse, il ajouta que cette question (des privilèges) était “en discussion”, ce qui interdisait une réponse à ce propos (bien qu’il en eût donné deux précédemment!)
Des membres de la nomenklatura s’inquiètent. Au Congrès, Ligatchev, membre du PolitBuro, Eltsine, Premier Secrétaire du PC de Moscou, ont critiqué la façon dont la Pravda relaie les critiques contre les privilèges. On comprend cette appréciation d’Helena Satchkova : «En URSS, on l’aime bien parce qu’il fait ce qu’il dit…» ; après tout, Gorbatchev a lancé l’assaut contre diverses citadelles ; on ajoute d’ailleurs, et aussitôt: «Il fait cela pour soigner sa popularité».
En visite dans un hôpital, Gorbatchev a mis les pieds dans le plat.
«Je le sais, c’est l’hôpital où travaille ma mère. Il s’est arrêté à la salle d’opération, a avisé un chirurgien: combien gagnez-vous? 140 roubles dit le chirurgien, qui est marié et a des enfants. Mais comment faites-vous! s’exclame Gorbatchev, rien qu’une paire de bottes coûte 120 roubles! Je fais des heures supplémentaires, cinq gardes de nuit par semaine. Et vous opérez dans cet état? Il n’en est pas question, je vous l’interdis ! Mais j’augmente les traitements des médecins…». Révolutionnaire? «La femme d’Andropov était professeur, Andropov a augmenté les enseignants remarque ironiquement Michaël Voslensky [auteur acerbe et amer, en 1983, de La nomenklatura]; la femme de Gorbatchev est médecin, il augmente les médecins.»
Gorbatchev déjoue tous les pièges de la bureaucratie. Il veut visiter un magasin et on lui en prépare un — on imagine comment. Il se fait arrêter dans un autre, un “vrai”, avec le vrai visage du rationnement quotidien, «[i]l parle avec la gérante, une vieille femme, il se mélange aux clients, écoute leurs plaintes. Il s’est passé la même chose dans une usine.»
Expression qui revient lorsqu’on parle de Gorbatchev: «C’est la première fois que…». Pour la population soviétique, Mikhaïl Sergueïevitch est un novateur; quels que soient ses motifs, même si on le soupçonne de manœuvrer. Fatalisme russe: les Soviétiques prennent ce qui est bon à prendre.
L’autre aspect des choses est que cette situation, fondamentale ou tactique, modifie les mentalités.
« Tout le monde écoute les radios occidentales… Et puis on a même des informations à la télévision soviétique ; les gens, avec ce minimum d’informations, se lancent dans de grandes discussions. »
Confidences d’une Soviétique qui quitta son pays avec enthousiasme, que les années n’ont pas réconciliée avec un régime qui n’a plus guère de défenseurs, mais qui l’ont rapprochée de ceux qu’elle a quittés :
«Je trouve qu’on s’ennuie beaucoup plus ici (en Occident) que là-bas. (…) Les gens sont plus ouverts, plus cultivés en Union Soviétique. Vous pouvez avoir là-bas des discussions beaucoup plus intéressantes… après les précautions d’usage.».
Bien sûr — après avoir débranché les micros de service.
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