Aux origines du Mal

La grâce de l'histoire

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Aux origines du Mal

4 novembre 2013 – Nous revenons sur le sujet abordé dans notre article du 31 octobre 2013, – où, justement, nous annoncions cette démarche dans le chef de ce F&C d’aujourd’hui. Dans cet article du 31 octobre, nous nous intéressions à la dimension originale de “la résistance populaire comme facteur géophysique de la crise d’effondrement”. Nous mentionnions, bien entendu, le fait principal que rapportait Naomi Klein dans l’article qui avait suscité notre intervention. Ce “fait principal” n’est pas une nouveauté dans le champ de plus en plus précisé de l’hypothèse, et il est présenté dans l’article cité comme une possibilité qui se renforce très rapidement. Nous citons notre article dans ce sens...

«L’originalité du propos de Klein, ou disons sa nouveauté dans le constat de la progression des consciences, c’est effectivement le constat de scientifiques de plus en plus nombreux, 1) que, pour des raisons diverses et indubitables, le capitalisme extrême (le Système) ne peut plus être réformé et que la lutte contre la crise qu’il engendre implique désormais sa mise en cause totale.

»Bien entendu, nous n’avons examiné qu’un seul aspect de l’article de Klein et de l’attitude de ces scientifiques qu’elle décrit. Un autre aspect concerne évidemment la situation de crise eschatologique d’effondrement qui est ainsi actée (avec ses avatars de fort peu d’intérêt, comme la polémique sur la question des émissions des gaz à effets de serre, le Climategate). Cette crise d’effondrement affectant la structure géophysique du monde est une évidence qui n’a besoin ni de calculettes, ni de polémiques, et le rôle du sapiens en tant que serviteur du Système est de la même évidence. Bien entendu, nous reviendrons sur cet aspect de l’article de Klein.

Dans l’article du 30 octobre 2013 de Noami Klein, on trouve effectivement divers passages présentant cette mise en cause globale du système économique ou, pour employer notre langage, la mise en cause globale de la dimension économique du Système, – cela impliquant la mise en cause globale du Système. Nous citons, pour rappel, deux paragraphes où il en est directement question.

«This is laudable, but what Werner is doing with his modelling is different. He isn’t saying that his research drove him to take action to stop a particular policy; he is saying that his research shows that our entire economic paradigm is a threat to ecological stability. And indeed that challenging this economic paradigm – through mass-movement counter-pressure – is humanity’s best shot at avoiding catastrophe.

»That’s heavy stuff. But he’s not alone. Werner is part of a small but increasingly influential group of scientists whose research into the destabilisation of natural systems – particularly the climate system – is leading them to similarly transformative, even revolutionary, conclusions. And for any closet revolutionary who has ever dreamed of overthrowing the present economic order in favour of one a little less likely to cause Italian pensioners to hang themselves in their homes, this work should be of particular interest. Because it makes the ditching of that cruel system in favour of something new (and perhaps, with lots of work, better) no longer a matter of mere ideological preference but rather one of species-wide existential necessity...»

Bien, nous sommes au cœur hurlant et furieux de la crise générale de notre civilisation, plus justement que jamais nommée “contre-civilisation”, et de la crise d’effondrement du Système. Les “alertes”, – comme s’il y avait besoin encore d’être “alerté” sur un fait évident à chaque regard que vous portez sur le monde-tel-qu’ils-nous-l’ont-fait, – les alertes ne manquent pas ces temps derniers. On a parlé récemment de la formation de CSER (voir le 16 septembre 2013). Le site Europe Solidaire, de Jean-Paul Baquiast, présente, le 2 novembre 2013, la formation de The Oxford Martin Commission for Future Generations par l’université d’Oxford, qui est également un groupe en formation destiné à se pencher, sans doute à sa manière qui privilégierait une approche différente, sur ces problèmes fondamentaux en train de se manifester que le CSER entend appréhender de son côté. (Pour nous, bien entendu, le sujet est effectivement très actuel, et c’est un sujet complètement fondamental de civilisation, d'une dimension nécessairement métahistorique. [Voir le 15 octobre 2013 sur “Le crépuscule de LA civilisation”, avec références à Arnold Toynbee et un extrait de La Grâce de l’Histoire].)

Cette mobilisation du monde scientifique, sagement académique dans les deux cas cités immédiatement ci-dessus, beaucoup plus pressante et quasiment “révolutionnaire” dans le cas exposé par Klein et qui fait l’argument principal de notre propos, contraste radicalement, et fort étrangement, avec l’attitude d’une autre “communauté” scientifique, à la “vertu scientifique” un peu plus douteuse. (On rappelle ici, à ce propos, les textes des 13 mai 2013 et 7 juin 2013.) Dans ce cas, on parle avec une exultation proche de l'exaltation, et certes un emportement visionnaire, les yeux pleins d’étoiles complètement numérisées, d’“intelligence artificielle”, d’“homme nouveau” arrangé à la sauce robotique, de robots si intelligents qu’ils nous prient de passer la main, d’un avenir radieux qui chante comme si les lendemains étaient pour aujourd’hui, inclus dans les happy end des jeux électroniques ; tout cela à l’ombre d’un Google à l’autre, dont on oublie à l’instant qu’ils ne sont qu’une courroie de transmission d’une NSA dont la monstruosité le dispute à l’inefficacité et à la bêtise. L’intelligence transmutante pour sauver le monde de l’usine à gaz en pleine dissolution, – diable, la potion magique est un peu amère. (On ajoutera en appendice révélateur qu’on peut placer ce mouvement “scientifico-fictionnel” en parallèle avec la poussée de type sociétale [voir le 30 avril 2013], qui entend imposer des modifications ethnologiques, sociologiques et psychologiques fondamentales par l’“éducation”, la communication et l’incantation, pour créer un sapiens complètement libéré des lois naturelles, complétant ainsi le mouvement décrit ici.)

On comprend que cette “communauté scientifique”-là qui est presque une “communauté scientifico-fictionnelle” comme on l'a suggéré dans le paragraphe précédent, bourrée de fric et d’utopies de science-fiction, complètement et avec exaltation asservie au Big Business/au Corporate Power, nous semble radicalement différente dans l’esprit de celle dont nous parle Klein, et dont parlent mezzo voce les groupes CSER & compagnie. Il n’empêche, on assiste, avec ces divers signes qu'on a détaillés, à une sorte de “révolte” du monde scientifique qui a un sens et une signification dans la continuité historique, placé en corrélation avec un autre événement, la précédente “révolte” de cette importance quasiment eschatologique.

• A la fin des années 1940 et au début des années 1950, suite à Hiroshima, il y eu un mouvement de “révolte” dans le monde scientifique, notamment chez les physiciens mais dans une position où cette catégorie scientifique pouvait prétendre représenter la science dans son fondement philosophique. Oppenheimer fut la personnalité emblématique et ambiguë de ce mouvement, qui posait implicitement, in fine et sans le dire la question du développement de la science et surtout des technologies à la lumière du produit monstrueux qu’elle avait enfanté dans la forme d’une arme capable de détruire le monde. Ce mouvement fut prestement étouffé et récupéré, d’abord par le Pentagone qui annexa de plus en plus de parties de la science et assura pour un temps une main-mise sur le monde universitaire sous le couvert des nécessités de la Guerre froide, également par le Corporate Power, qui incorpora massivement des éléments scientifiques science sous la bannière de ses $milliards, de sa productivité sans limite et des lendemains qui chantent.

• Aujourd’hui, on pourrait considérer que se dessine à nouveau quelque chose comme une “révolte” scientifique. Comme dans le cas précédent, il y a une accusation, plus ou moins formulée, contre les autorités politiques, incapables de s’entendre pour tenter de maîtriser le danger commun, repliées sur l’hyper-court terme, sur l’accessoire, selon une position d’autruche ignorante même de ce qu’elle s’interdit de voir, etc. (De ce point de vue, le Pentagone a perdu notablement de son influence de la Guerre froide, lui-même se débattant dans ses propres difficultés sans nombre.) Cette “révolte” n’affecte évidemment pas la frange “scientifique” (scientifico-fictionnelle) signalée plus haut, totalement immergée dans le Corporate Power, et même complice, voire moteur des mêmes utopies de ce Corporate Power qui trouve ainsi une prolongation pseudo-spirituelle pour compléter son “idéal de puissance” jusqu’ici limité au profit. Mais cette division n’est nullement limitative de la “révolte” et n’implique pas du tout le sort de la précédente “révolte” prestement récupérée, – on dirait même au contraire. Cette division met au contraire en évidence, pour les séparer en deux camps, les véritables structures de la “communauté scientifique” : d’un côté la science de plus en plus bouleversée par le destin du monde, de l’autre une sorte de “science-simulacre”, sorte de charlatanerie utopiste, totalement plongée dans une narrative cosmique constituant l’aboutissement des illusions de l’homme-Dieu accouché par la modernité... Et, bien sûr, entre les deux “révolte”, il y a chronologiquement le tour de passe-passe de l’“équilibre de la Terreur” de la Guerre froide semblant relativiser et maîtriser le danger nucléaire, – événement de démobilisation de la “révolte-I” ; et l’accélération de la destruction du monde de ces dernières décennies, accélération exponentielle depuis la fin de la Guerre froide et encore plus depuis 9/11, – événement d’exacerbation de la “révolte-II”.

Dans cette situation générale d’alarme à l’égard de la situation générale du monde que la communauté scientifique impliquée identifie d’autant mieux qu’elle fait partie du mouvement historique qui a engendré cette situation, les réactions politiques sont pathétiques. Ainsi en est-il de celle d’Obama (Washington Times, du 1er novembre 2013), diffusant une directive présidentielle pour que les autorités et les services publics “se préparent à essuyer l’impact du réchauffement climatique”. La chose rend un son étrange : on croirait qu’il s’agit de se préparer à une tempête (ou plusieurs, si l’on veut), ou à une attaque (ou à plusieurs, et “terroristes” bien entendu), et qu’une fois le choc subi tout ira mieux dans America the Beautiful et continuellement exceptionnaliste. Dirait-on que ces gens, élus démocratiquement dans le paradis de la modernité, et ici un fac-similé authentique de “l’homme le plus puissant du monde”, parlent de la même crise catastrophique et eschatologique de la situation du monde, dont il a été question plus haut ? Il semble ne s’attacher qu’à ses conséquences les plus “banales” (malgré l’ampleur des tempêtes), sans s’aviser de la magnitude extraordinaire du phénomène. Le POTUS devrait s’informer auprès de la NSA, – quoique non, après tout, l’idée n’est pas si bonne, la NSA ne vaut guère mieux...

«President Obama issued an executive order Friday directing a government-wide effort to boost preparation in states and local communities for the impact of global warming. The action orders federal agencies to work with states to build “resilience” against major storms and other weather extremes. For example, the president’s order directs that infrastructure projects like bridges and flood control take into consideration climate conditions of the future, which might require building structures larger or stronger — and likely at a higher price tag.

»“The impacts of climate change — including an increase in prolonged periods of excessively high temperatures, more heavy downpours, an increase in wildfires, more severe droughts, permafrost thawing, ocean acidification and sea-level rise — are already affecting communities, natural resources, ecosystems, economies and public health across the nation,” the presidential order said. “The federal government must build on recent progress and pursue new strategies to improve the nation’s preparedness and resilience.” [...]

»The White House is also setting up a task force of state and local leaders to offer advice to the federal government, with several Democratic governors having agreed to serve and at least one Republican governor, from the U.S. territory of Guam. Mr. Obama has a goal of reducing U.S. greenhouse gas emissions by 17 percent by 2020, and the Environmental Protection Agency is working on rules that would impose tougher regulations on coal-burning power plants. But much of the president’s climate-change agenda has stalled in Congress...»

Après cette rapide visite à l’insondable et pathétique médiocrité de nos directions politiques face à la monstrueuse menace dont nous sommes les coupables inconscients et impudents, nous en revenons à un domaine plus convenable. Nous allons illustrer et documenter les terribles perspectives envisagées (ci-dessus, au-dessus d’Obama, au propre et au figuré) d’extraits importants de La Grâce de l’Histoire (rude et longue lecture qui sera laissée aux courageux). Ce thème de la modernité, de l’effondrement du monde, du rôle de l’activité humaine et surtout de sa production principale de puissance que sont les technologies et le système du technologisme, est certainement au centre du premier et, d’une certaine façon, du second tome du travail. Deux extraits sont présentés, qui envisagent successivement les origines directes du système actuel, dans sa composante technologique (capitaliste par conséquent) pour le premier extrait, le fondement perverti de ce système technologique par la démonstration indirecte de la référence antagoniste de la civilisation des Anciens (Grèce et Rome) pour le second extrait.

• Le premier extrait (ci-dessous, “Extrait-I de La Grâce de l’Histoire”) vient de la première partie intitulée de Iéna à Verdun du premier tome (Le Troisième Cercle), de La Grâce de l’Histoire. L’équivalent de cet extrait est disponible dans cette première partie mise en ligne le 25 janvier 2010 dans la rubrique La Grâce de l’Histoire, mais notre publication ci-dessous est une version revue, relue et corrigée pour figurer dans la publication-papier du livre. (Voir le 27 août 2013.) Le passage examine ici l’une des trois “révolutions” qui constituent ce que nous nommons le “déchaînement de la Matière” de la jointure XVIIIème/XIXème siècles, la “révolution du choix de la thermodynamique” pour le développement de l’industrie. Cette “révolution” est directement liée aux fonctions génériques de développement de notre “contre-civilisation” et du Système, et de la surpuissance du système du technologisme. Elle est d’une telle intensité, elle marque une telle bifurcation du sens de notre civilisation (d’où l’expression de “contre-civilisation” dont nous l’affublons à partir de moment) qu’une partie de la communauté scientifique est partisane d’en faire le début d’une nouvelle ère géologique, l’“anthropocène”, selon un classement révolutionnaire («Cette proposition de classement géologique est méthodologiquement révolutionnaire dans la mesure où elle se détache d’une proposition géologique normale où la référence est l’évolution naturelle, pour prendre comme référence quasiment exclusive l’activité humaine...»). (L’expression “choix du feu” utilisée dans cet extrait se rapporte au titre du livre du philosophe des techniques Alain Gras, Le choix du feu, qui décrit le processus du choix de la thermodynamique comme source d’énergie et nie absolument que ce choix-là ait été nécessaire.)

• Le second extrait (ci-dessous “Extrait-II de La Grâce de l’Histoire”) vient de la cinquième partie (Invertir la “contre-civilisation”) du deuxième tome (Le Deuxième Cercle) de La Grâce de l’Histoire. (Cette partie est encore en cours de rédaction.) Il s’agit d’un texte qui embrasse essentiellement la question des technologies et, partant, de l’“économie de force” comme disaient Arnaud Dandieu et Robert Aron, théorisée dans un but de banalisation sous le nom de capitalisme ou d’ultralibéralisme. L’appréciation se fait par rapport à la civilisation des Anciens (Grecs et Romains), autour de la question de savoir pourquoi cette civilisation des Anciens n’a pas développé les technologies (elle pouvait le faire) puis l’économie qui allait avec. On a déjà vu, extrait de cette partie du travail, un premier texte qui concerne notamment les théories d’Arnold Toynbee (voir le 15 octobre 2013), où était amorcée cette question de la puissance donnée à notre contre-civilisation par la disposition des technologies. Dans l’extrait ci-dessous qui nous conduit au cœur du débat autour de la civilisation des Anciens, la référence principale sur laquelle nous opérationnalisons notre attaque critique est un livre d’Aldo Schiavone (L’Histoire brisée – La Rome antique et l’Occident moderne, publié en 1995 en Italie, en avril 2003 en France, chez Belin). Schiavone, professeur de droit, également historien de l’antiquité et économiste de très grande renommée, fait dans son livre l’apologie de notre mode de développement et de nos “valeurs” en arguant de la preuve a contrario par les Anciens. Il développe ainsi une thèse très spécifique de l’événement mal élucidé de la chute de l’empire romain, qu’il attribue, lui, à une économie complètement fautive et catastrophique dans ses conséquences. Nous prenons, nous, le contrepied de cette thèse, et tentons de montrer que l’exemple des Anciens est plutôt là pour mettre en évidence la monstrueuse déviation de notre civilisation (contre-civilisation) et du Système qui l’enferme, cela résultant dans la situation présente où une catastrophe eschatologique menace le monde lui-même et, bien sûr, notre espèce avec toutes ses vertus nombreuses et ses certitudes à mesure.

Extrait-I de La Grâce de l’Histoire

« A ce point du récit, il est nécessaire d’introduire dans la réflexion, pour l’enrichir et l’élever, une hypothèse qu’on doit considérer comme d’une importance fondamentale. Il faut d’abord apporter une appréciation et une précision à propos de cet événement aux multiples facettes qu’est la “deuxième Révolution”, l’anglaise, la plus discrète au point où on la prendrait, comme Chaunu, comme un don de l’esprit conservateur et structurant. Ce Choix du feu de l’Angleterre, qui se fait au fond, comme on dirait, sans réelle intention de nuire, c’est-à-dire sans mesurer la diabolique perversité du choix, doit être placé dans le cadre bouleversant et universel qui est le sien. Ce choix ouvre l’ère géologique nouvelle de l’anthropocène, proposée dans les années 1990 comme étape nouvelle de l’évolution géologique, notamment par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen et le professeur de biologie Eugene F. Stoermer en association. Cette proposition de classement géologique est méthodologiquement révolutionnaire dans la mesure où elle se détache d’une proposition géologique normale où la référence est l’évolution naturelle, pour prendre comme référence quasiment exclusive l’activité humaine ; c’est en effet cette activité qui, par l’utilisation par combustion à partir du Choix du feu de différentes matières organiques fossiles, par ses effets sur l’environnement, sur l’équilibre naturel, sur la composition et les variations de l’atmosphère et du climat, provoque des changements suffisants pour qu’on propose de marquer qu’il s’agit d’une nouvelle ère géologique. (Bien entendu, il faut ajouter les innombrables dévastations d’un tel système sur l’équilibre, les structures et l’environnement de l’univers et dans l’univers. La crise du réchauffement climatique n’est qu’un aspect de la crise climatique, elle-même qui n’est qu’un aspect de la crise de dévastation du monde par la dynamique du système de développement mis en place au début du XIXème siècle.)

» Certains scientifiques contestent cette classification selon le constat qu’ils font que les effets de l’activité de l’homme sur l’environnement sont beaucoup plus anciens. L’appréciation est honorable et argumentée, quoique d’une façon bien pointilleuse et sur le détail ; on songe parfois que la science gagnerait à se justifier de ses orientations fondamentales plutôt que de s’ébrouer délicieusement dans les détails des détails pour entretenir l’illusion de sa rigueur ; quoi qu’il en soit, la réserve ne nous concerne pas. Nous tenons, nous, la proposition d’une nouvelle ère “anthropocène” comme singulièrement attractive, singulièrement justifiée précisément pour notre propos, pour la vision métahistorique qui nous importe, et pour le symbole qu’elle propose pas moins. Elle impose sa vision transcendantale, par ses rapports avec Le choix du feu (évidents par ailleurs pour Crutzen-Stoermer pour le phénomène environnemental). Dans le contexte général de notre hypothèse métahistorique, le caractère puissant, évident, et justement apprécié de phénomènes fondamentaux du monde au moment historique où l’action humaine prétend usurper le cours de la nature est en soi une justification de la vision de l’anthropocène. Pour faire bref et irréfutable, la rencontre entre les deux Révolutions et les débuts de l’anthropocène force le jugement par la puissance de l’évidence et emporte la conviction. (Je vois un signe inattendu et presque foudroyant, comme un éclair puissant qui illumine l’obscurité, dans ceci que le qualificatif correspondant à anthropocène soit “anthropique”, qui est une homonymie d’“entropique”, dont on connaît le sens ; ce qualificatif caractérisant, presque comme une accusation sans appel, et de la façon qui importe, qui va au cœur du propos, une “ère géologique” qui voit l’intrusion de l’imposture et de l’infamie humaines dans la marche du monde, pour imposer effectivement son dessein anthropique et entropique.)

» Car c’est une occurrence extraordinaire qu’outre le rapport évident entre les débuts de l’anthropocène et la Révolution anglaise (Le choix du feu), il y en ait un également, certainement tout aussi puissant, que dis-je peut-être plus puissant, entre cette ère de l’anthropocène et la Révolution française, comme matrices correspondantes et complémentaires du même courant déstructurant. Cet arrangement de circonstances au rapport de causalité dissimulé mais d’une puissance irrésistible donne à la Révolution française une allure que même un Saint-Just n’avait pas anticipée, à moins qu’il ne faille entendre différemment, et alors c’est mot pour mot, l’une de ses citations fameuses : « Ce qui constitue une République, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. » Nous anticipons à peine, et l’on retrouvera des points de l’argument développés ci-après, bien plus complets, à d’autres occasions dans le récit. Nous n’offrons ici que l’essentiel mais nous jugeons que la substance et le poids de la chose y sont.

» On a signalé plus haut combien nous paraît essentielle l’interprétation des guerres révolutionnaires que nous suggère Guglielmo Ferrero (“combien les campagnes de Bonaparte en Italie, à partir de 1796, sont ‘révolutionnaires’ pour les structures de la guerre elles-mêmes, encore plus par la forme et l’inspiration mécanique que par les motifs politiques et les mots d’ordre idéologiques”) ; nous la compléterons plus loin, notamment en accentuant le caractère de l’armement de la modernité, déstructurant et révolutionnaire par les destructions qu’il opère dans les structures de défense contre l’agression de la modernité. Par ce biais, le lien, déjà établi en théorie, de la Révolution française avec le début de l’anthropocène, autant qu’avec la deuxième révolution (l’anglaise), toutes deux liées encore plus dans ce cas, est confirmé aussi vite dans la réalité historique. A la réflexion, d’ailleurs rapide, le lien se noue avec un naturel confondant, qui accentue le bouleversement de notre vision de l’histoire. A partir de cette époque commence le développement des infrastructures et des mécanismes, tous grands dévoreurs de combustibles dont l’emploi détermine l’anthropocène, qui vont poursuivre, accentuer et achever le bouleversement de la guerre dans sa posture déstructurante qui nous importe complètement dans ce cas, notamment en introduisant des méthodes et des armements brisants, eux aussi spécifiquement déstructurants.

» L’introduction progressive, dans un rythme d’une constante accélération, des armements déstructurants et des infra-structures qui les soutiennent et multiplient leurs effets, – ce qu’on nommera plus tard “la base technologique”, qui est le corpus industriel et technologique général que l’économie met en place dans notre civilisation, – va accélérer décisivement la transformation de la guerre entreprise par la guerre révolutionnaire selon la définition de Ferrero, et au-delà d’elle. (Plus loin, nous nous arrêtons à définir ce phénomène en prolongeant l’appréciation de Ferrero, selon l’idée qu’une “guerre révolutionnaire” est d’abord et pour l’essentiel une “guerre déstructurante”, où l’action mécanique, physique, brutale, assure cette fonction “révolutionnaire”, c’est-à-dire “déstructurante”.) Voici un autre point fondamental, une circonstance qui bouleverse le monde : à cause de l’imbrication des progrès divers, la force d’une dynamique intégratrice qui s’inscrit dans le grand courant historique, la puissance de toutes ces choses, se développe une infra-structure industrielle et technologique qui n’est rien de moins que le progrès transformé par Le choix du feu ; l’armement va en devenir l’émanation et la représentation directes, et directement retranscrites en pulsions brisantes et destructrices, et déstructurantes bien plus encore. Le phénomène correspond bien entendu à l’entrée dans l’anthropocène et à son développement, lui aussi en accélération constante, à la mesure de l’évolution des effets des activités humaines sur les structures de l’univers, bien sûr, également dans un sens déstructurant. Cette question des armements est primordiale, elle s’impose peu à peu comme le point central qui manipule mécaniquement notre progrès, son orientation, les mythes et les théories qui prolifèrent, les angoisses et les paniques qui pervertissent nos psychologies ; l’évolution exponentielle des armements à partir du Choix du feu, en puissance destructrice et brisante, développe la dynamique déstructurante qui les caractérise dès lors presque exclusivement, dans la façon qu’ils organisent les massacres encore plus que dans les massacres eux-mêmes, dans la façon qu’ils intègrent en leur sein tous les atours de la modernité, la bureaucratie, le capitalisme déchaîné, encore bien plus que dans les armées elles-mêmes ; non seulement les armes tuent, – désormais, elles brisent et elles déstructurent le monde… Que seraient les massacres, les mythes que nous en avons faits, les politiques folles que nous nous sommes justifiées de développer à leurs ombres sanglantes, les stratégies moralisatrices et hypocritement moralisantes dont nous avons chargé nos jugements, que seraient-ils sans les armements devenus déstructurants avec Le choix du feu ? Que serait Verdun, que serait Hiroshima sans les armements, ces batailles et ces massacres qui sont devenus des mythes ? Que seraient ces mythes qui ont bouleversé nos cœurs si sensibles et mis sens dessus dessous le sens politique du monde sans les armements devenus force hurlante de déstructuration ? Que seraient les armements sans la logique déstructurante mise en marche pour saluer l’ouverture de l’ère anthropocène, et pour lui donner son caractère historique fondamental ? Tout cela s’enchaîne et se mélange, pour former une synthèse fondamentale d’événements et de domaines d’habitude séparés et réservés. La connivence et l’occurrence sont telles que je me demanderai désormais avec une certaine fascination pour la perfection de l’œuvre ainsi accomplie, même dans le mal, si l’ère anthropocène n’est pas la première ère géologique qui se définit dans sa substance même par l’histoire essentiellement. L’illusion de la maîtrise humaine du monde est achevée, avec cette hypothèse d’une ère géologique directement “usinée” par l’action humaine, – ainsi la géologie enfantée par l’histoire, comme une suggestion de l’achèvement de la maîtrise de l’univers par l’homme.

» A l’inverse, cet événement et ce qu’il recouvre suggèrent un autre événement d’une importance bouleversante. Dans l’élan de cette terrible dynamique déstructurante, créatrice de mythes et de politiques d’une puissance extraordinaire en leur fournissant des socles d’une force irrésistible pour les psychologies, on découvre des rapports nouveaux, d’une puissance équivalente, entre la matière des armements et des technologies et l’évolution intellectuelle et spirituelle de la même époque. A l’aube de l’ère anthropocène qui en est sa représentation géologique, la modernité, puisqu’il s’agit bien d’elle, met en place en lui servant d’alibi vertueux sous le nom de progrès, car elle ne peut rien imaginer d’elle-même qui ne soit sa propre vertu, une dynamique qui emprisonne l’âme humaine au choix du feu, au développement de l’armement et à la technologie qui l’alimente, aux conflits monstrueux créateurs de mythes déstructurants, à la soumission de la spiritualité à la ferraille hurlante de la matière déstructurée.

» A cette lumière, l’histoire prend un tour inédit. Il nous semble difficile, en fait impossible on s’en doute, de trouver dans l’histoire des tournants, des fractures, des ruptures absolues, c’est-à-dire une rupture qui rompe réellement l’histoire, qui puisse se comparer à ce que nous décrivons. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de liens avec ce qui précède, des racines nées et nourries dans le passé, mais cela signifie que, soudain, l’on rompt tout cela, d’un coup sec, d’un moulinet de hache, – et Saint-Just absolument satisfait... Cette hypothèse peut-elle être considérée, qu’il y a ainsi, dans l’histoire, telle que nous la décrivons ici, une rupture si nette et si complète, que la substance même du monde en a accouché une nouvelle ère ? Le XIXème siècle commence, et s’ouvre l’ère de la crise du feu hurlant sur le monde. »

Extrait-II de La Grâce de l’Histoire

« Il se passe beaucoup de chose dans cette période [“quelque part entre le Xème et VIIIème-VIème siècle avant J.C.”], qui ouvre l’Âge d’Or de la Grèce ancienne. Un autre érudit, Jean-Pierre Vernant, explique, dans une interview à Histoire (mai 1999), qu’à la même période apparut en Grèce un fait exceptionnel. “A partir du VIIème siècle av. JC, on voit apparaître en Grèce un comportement social, des pratiques institutionnelles qui constituent vraiment ce qu’on peut appeler la naissance du politique. [...] Ce qu’on voit apparaître alors, [...] c’est un monde marqué par une nouvelle façon de considérer le pouvoir. [...] Que voit-on apparaître en Grèce, dans ce contexte-là ? Quelque chose de totalement neuf : l’idée qu’il n’y a pas de société humaine digne de ce nom que si cette souveraineté à valeur quasi religieuse se trouve dépersonnalisée et, pour parler comme les Grecs, placée au centre, c’est-à-dire si elle est devenue une chose commune. Il ne peut y avoir de vie sociale que si tous les membres d’une communauté ont des droits égaux à gérer les intérêts communs – c’est aussi une façon d’instaurer une différence entre le privé et le public...” Etc., etc., – et ainsi défile la description de ce “miracle grec” : la création de la politique, ou de la “démocratie” si l’on veut, bien que ce mot, considéré selon notre perspective, perde de son sel et de sa saveur, se définit de façon très différente, et finalement donne une bien pâle mesure du sens de cette révolution. Car il s’agit bien d’une révolution, par conséquent, – et l’intervieweuse demande à Vernant “d’où leur vient [aux Grecs] cette mentalité “révolutionnaire” ?” Et Vernant de s’exclamer : “Allez savoir !

» ... Nous qui ne savons rien, nous ne pouvons tout de même pas ne pas remarquer que cette éclosion miraculeuse (à partir du VIIème siècle avant J.C., dit Vernant) correspond grosso modo à la période où les prometteuses pratiques de développement des technologies dans le cadre de ce qui deviendrait une véritable économie comme poutre maîtresse de la civilisation antique sont abandonnées (entre le Xème et le VIIIème-VIème siècles avant J. C.). Il nous est impossible, selon la forme de la démarche que nous suivons, de ne pas établir un lien, qui serait peut être de cause à effet entre les deux événements ... “Allez savoir !” Allons-y, et nous voyons bien ceci, nous qui abordons l’événement de cette simultanéité d’un œil neuf et acceptons aussitôt l’hypothèse que ce rapport de cause à effet s’impose comme indubitable. C’est bien parce que la civilisation en cours est parvenue à un certain degré de technicité qu’elle décide alors de choisir de freiner ce développement pour s’orienter vers la création d’un état d’esprit “révolutionnaire” ouvrant la voie de l’esprit, l’invention de “la politique” (“la naissance du politique”) dans son sens le plus grandiose, la voie ouverte vers la pensée la plus haute, l’invention de la philosophie, l’ouverture de la gloire d’une “civilisation en cours” vers une sorte de modèle de “la civilisation” en soi.

» Mais nous notons aussitôt que pour notre économiste-historien, pour Schiavone, la chose (le rapport de cause à effet) ne fait guère de doute et va de soi. Simplement, lui n’en fait pas une sorte de miracle, comme Vernant, de ce “[q]uelque chose de totalement neuf”. Au contraire et complètement selon la logique de sa thèse, on pourrait avancer l’hypothèse qu’il pourrait tenir ce phénomène comme quelque chose qui ressemblerait à une calamité, puisque c’est véritablement à ce moment capital que la civilisation des Anciens abandonna ce qui aurait pu la conduire à être, au lieu de ce qu’elle fut, la véritable génitrice de la modernité, sans nécessité de ce “trou noir” d’un millénaire entre la chute de Rome et la Renaissance. A aucun moment, bien entendu, Schiavone ne met en question la grandeur et la gloire de l’évolution en elle-même ; simplement, il évite de conclure à ce propos, il s’en tient au constat, avec des mots glorieux dont la gloire ne l’impressionne en aucune façon qui soit décisive ; et toujours, l’appréciation est que l’orientation est une “bifurcation”, une “fuite”, voire une amputation de quelque chose qui va constituer un manque irrémédiable ...

» “Parmi les voies possibles [...] la route prise fut celle d’une fuite de l’intelligence la plus évoluée hors de la prison qui l’avait jusqu’alors écrasée.

» “L’homme nouveau était politique, armes, vie civique, transfiguration poétique ou métaphysique du monde, auto-analyse des formes de rationalité de la pensée. [...] Ce qui constituait la liberté, c’était la maîtrise des techniques de la socialité dans la “polis”...

» “Le tissu culturel méditerranéen qui était en train de se former naissait ainsi avec un caractère ... de déséquilibre “spiritualiste” (pour reprendre le mot de Snell et Verlant) tout à fait spécifique... [...] L’accumulation technologique qui en avait pourtant permis la création était désormais négligée et devenait la face cachée de ce monde : l’ignorer étai la revanche d’une pensée enfin libre des contraintes passées ; d’une intelligence sortie de sa prison et capable de sonder les espaces qu’elle découvrait à l’intérieur d’elle-même.

» “Du reste, c’est dans ce triomphe totalisant de l’“esprit”, qui apparaît avec une telle clarté, nous l’avons déjà dit, dans tous les naturalismes et les réalismes antiques, et même dans le mythe r »écurent, – qui a tant fasciné les modernes, – d’un âge d’or originel (par rapport auquel le temps et l’histoire n’auraient apporté que dégradation) que réside, à y bien regarder, le lieu général du mythe du classique. La découverte d’un enchantement – une perfection désincarnée de formes, inlassablement consolatrice et apaisante – qui peut encore nous conquérir, à condition qu’on le tienne pour ce qu’il est – le résultat de sociétés amputées d’une moitié d’elle-même...”

» Ici, la messe est dite. Tout ce qu’on peut reconnaître nécessairement de gloire aux Anciens, Schiavone le leur concède sans embarras. Par ailleurs, il sait que leur compte est bon. Il tient sa démonstration déjà faite de l’effondrement de Rome, de la catastrophe de l’Antiquité, tenant à son effronterie économique, ou plutôt son effronterie de n’avoir pas considéré l’économie, surtout d’avoir abandonné la technologie et la piste de la machine salvatrice. Cela aurait évité l’économie de l’esclavage, qui est sans aucun doute le sommet du procès ainsi fait à cette civilisation : son développement fondé sur la considération dégradée du travail, sur l’esclavage comme substitut à la machine et comme abaissement de la personne humaine. Sur ce dernier point, l’économiste-historien nous a avertis : il ne juge de l’esclavage que du point de vue de sa rentabilité économique, qui est très faible, et nullement du point de vue moral. Mais cela est écrit en 1995 et l’on sait depuis 1789, depuis 1848, depuis 1945, depuis 1968, depuis 1989, etc., que l’on ne peut écrire un seul mot sur l’esclavage, y compris s’il s’agit de dire “je n’écris rien qui ait le moindre rapport avec la considération morale de l’esclavage”, qui n’ait nécessairement un rapport complet, global, quasiment anthropophage du reste du discours, “avec la considération morale de l’esclavage”. On pourrait d’ailleurs conclure (ce n’est pas notre cas, nous ne concluons pas) : ce n’est que justice qu’il en soit ainsi ; pour notre propos, cela serait au moins la preuve par l’absurde de ce que nous affirmons, contrairement au manteau d’objectivité à cet égard dont se couvre l’économiste-historien ... Nous voulons dire, en un mot, que faire une analyse de la civilisation de l’Antiquité en accordant une telle place, par ailleurs compréhensible d’un certain point de vue, à la question de l’esclavage, c’est par avance condamner absolument, tous points de vue confondus, cette civilisation. Ainsi en est-il de la logique-morale totalitaire et terroriste de la modernité. »

***

« Mais au fond, ce qui nous intéresse, nous, ce n’est pas de juger la civilisation de l’Antiquité dans les termes qui nous sont proposés, qui sont les termes de la modernité, – dito, le diktat de la modernité. Finalement, Schiavone ne nous convainc que d’une chose, savoir qu’il est, aujourd’hui, selon l’esprit du temps et sa redoutable censure, impossible de juger objectivement d’un objet dont une part importante du jugement qu’on porte sur lui concerne l’esclavage qu’il pratiqua évidemment. Ce n’est pas l’économie qui tranche, même si l’économie “basée sur l’esclavage” est scientifiquement (?) démontrée (??) comme catastrophique, c’est “la considération morale de l’esclavage”. (Et peu importe toutes les modalités du terme, ce qu’est l’“esclavage” dans l’Antiquité par rapport à ce qu’il fut il y a trois siècles, deux siècles, le siècle dernier, le siècle présent [tout de même, – en 2013, une étude de la Walk Free Foundation chiffre à 30 millions le nombre d’“esclaves” dans le monde, dont 60.000 aux USA, selon une définition du concept d’“esclave” adapté aux nécessités de l’époque, – alors que, c’est bien connu, l’esclavage est aboli et rangé dans les enfers sans retour] ; peu importe les processus et les conditions, le statut réel qu’occupaient les esclaves, la façon dont ils étaient affranchis, et ainsi de suite ; qu’importe tout cela puisque le mot est dit, – “esclavage”, – et que ce mot est une barrière, une barricade, une grille fermée, une prison, une guillotine. A ce point et sans rien engager d’autre, simplement pour la tenue et la conduite de notre propos, nous posons ce constat de l’irréfragabilité de la puissance paralysante du mot, – et ainsi soit-il, car c’est bien cela que nous nommons “le diktat de la modernité”, qui vaut bien des choses comme l’excommunication, etc.)

» ... Soumis à ce traitement d’un raisonnement qui s’appuie en vérité sur la centralité du fait esclavagiste, on en sortirait même un peu honteux d’avoir encore quelque considération pour cette haute civilisation, pour ses esprits brillants, pour ce sens de la mesure et de l’harmonie qu’on distingue dans leur organisation politique. Alors, l’économiste-historien a beau jeu et grande satisfaction intérieure de tirer la salve finale qui est de juger très improductive l’économie esclavagiste, puisque le résultat indirect mais certain de ce jugement est de faire a contrario, sans nécessité d’insister vraiment, la promotion irrésistible de l’économie du “capitalisme libérateur”, de la technologie toute-puissante et deux fois plus “libératrice”, par conséquent de la modernité absolument “libératrice”. Toutes ces choses “libératrices” ne répudient-elles pas l’esclavage comme mille fois impie et insupportable pour l’esprit, et donc “libératrices” par essence, sans besoin de démonstration, ni de vraiment nous “libérer” d’ailleurs ? Voilà comment on tranche un débat, comme par la grâce de “la guillotine permanente”, et sans qu’il soit une seconde question d’en reprocher quoi que ce soit à celui qui vient de faire sa brillante démonstration parce qu’en fait, il ne pouvait la faire autrement qu’en argumentant autour du fait de l’esclavagisme, et cela par conséquent avec le gréement déployé toutes voiles dehors de la morale de la modernité. La logique implacable de la morale nécessaire de la modernité, nécessairement convoquée lorsqu’on débat dans un contexte où trône la centralité du fait esclavagiste, impose un code qui interdit toute considération globale laudatrice de la civilisation des Anciens, celle-ci impliquant en elle-même la pratique de l’esclavage.

» Mais tout cela nous importe-t-il vraiment ? Nous ne sommes pas là pour juger de la civilisation des Anciens, et surtout pas selon les références que nous impose la modernité, et par conséquent les consignes terroristes qui vont avec, avec comme effet indirect de faire la promotion irréfragable de notre propre civilisation, c’est-à-dire à la recherche d’un jugement par exclusion. Nous sommes là pour approfondir notre jugement sur la civilisation présente, dans l’état où elle se trouve, et notre détour par la civilisation des Anciens n’a que ce dessein. L’intérêt du schéma de Schiavone est de mettre en évidence, dans l’affirmation implicite de puissance et de triomphe de notre civilisation, le fait particulier et essentiel du développement des technologies ; or, c’est parfaitement ce point du développement exponentiel des technologies qui nous intéresse, non pour juger des technologies, de leur pertinence et de leurs vertus, mais pour juger de la situation où nous conduit dans notre civilisation ce développement des technologies. Du coup le schéma-Schiavone nous intéresse par le retournement de la question centrale (tout en conservant pour l’instant ses données fondamentales) : “Pourquoi les Anciens, qui semblaient donc avoir les moyens de le faire, ont-ils abandonné le développement des technologies, et le développement continu et structuré, le développement ‘économique’ en un sens, et ce sens affirmé explicitement comme très innocent sinon vertueux, comme le montre le triomphe de notre civilisation selon le schéma envisagé ?” Cette question-là se distancie décisivement de l’autre question à laquelle finalement nous obligerait le schéma-Schiavone si nous le suivions, qui est celle-ci : “Pourquoi les Anciens ont-ils choisi le développement de l’esclavagisme, impliquant l’échec économique et couvrant d’un opprobre sans retour toute leur civilisation, cela à cause du choix de l’abandon du développement structuré des technologies ?” En nous attachant à la première question, nous allons en revenir à notre intérêt central qui est l’état et la valeur de notre civilisation, en observant que, sur un point fondamental, – qui est fondamental pour nous, – le schéma-Schiavone est exactement l’inverse de la thèse-Toynbee élargie comme nous l’avons fait au-delà de la pensée à notre sens trop timide, ou alourdie de contradictions de circonstances, du philosophe britannique des civilisations. En un sens, le schéma-Schiavone nous permet effectivement d’affiner notre interrogation en rapprochant décisivement les questions du développement des technologies et du sens d’une civilisation, en établissant un lien entre les deux, en forçant à une enquête qui tiennent compte également des deux facteurs.

» La réponse à la question qui nous intéresse (“Pourquoi les Anciens ... ont-ils abandonné le développement des technologies, et le développement continu et structuré ... ?”) est à peine effleurée par Schiavone sur le fond ; il en parle sans aucun doute abondamment, mais nous dirions plus précisément qu’il en use et qu’il l’abuse, qu’il la manipule. Sur le cas lui-même, on le comprend, cette question ne l’intéresse pas fondamentalement, sans doute (c’est mon hypothèse) parce qu’il ne reconnaît pas sa pertinence, parce qu’il est étranger à elle. Citons-le tout de même ... Il vient de décrire le génie scientifique et d’inventeur d’Archimède (mais ne devrais-je pas hésiter sur l’emploi à cette place de qualificatif “scientifique” ? That is the question) ; il décrit, à partir du récit de Plutarque, l’intervention de l’inventeur qui fabrique et déploie ses “machines” pour sauver sa ville de Syracuse de l’invasion romaine, jusqu’à mettre la flotte de Marcellus en déroute. La puissance des “machines” d’Archimède est telle que les Romains croient se battre contre des dieux. La victoire couronne cet effort sublime et l’on voit le vieil Archimède aussitôt ranger ses outils, “machines” ou “engins”, et surtout que l’on n’en parle plus. “Il tenait, écrit Plutarque, la mécanique et en général tous les arts qui touchent aux besoins de la vie pour de vils métiers manuels et il consacrait son zèle aux seuls objets dont la beauté et l’excellence ne sont mêlées d’aucune nécessité matérielle.

» Schiavone, qui dit avec raison, nous l’approuvons, qu’il n’y a nulle raison de douter du fond du récit de Plutarque, observe combien le comportement d’Archimède répond à l’esprit du temps, à l’esprit d’une civilisation, à l’esprit des Anciens. Il en tire aussitôt cet enseignement qu’il déroule au fil de ses remarquables connaissances :

» “Si même le plus grand des inventeurs, fils authentique de l’ingéniosité et du machinisme hellénique, pouvait être décrit comme ne tenant aucun compte de ses découvertes mécaniques et rivalisant avec le plus pur des philosophes ; alors, vraiment, la connaissance n’avait d’autre but que la contemplation de la vérité et l’amélioration de soi : voir Plutarque. Entre connaissance et transformation de la nature, le passage était bloqué : même, un abîme se creusait. Et dans cette faille se concentre une caractéristique de l’Occident antique.

» “La nature restait extérieure à l’histoire : l’imagination d’abord animiste et mythique, puis métaphysique, poussait à la transcender continuellement, à la dépasser du regard et de la pensée, pour atteindre au plus vite une strate d’essence et de signifiés tenus pour beaucoup plus importants, au-delà de la surface des phénomènes. [...] La perception de la réalité physique se dédoublait en deux images distinctes. Dans la première – la seule à être considérée comme haute et digne – le monde sensible était le théâtre de présences et de forces immatérielles, que seule l’adhésion de l’âme et une reconnaissance attentive des qualités de chaque détail permettaient de déchiffrer. La solution de l’énigme (songeons, là encore, à Héraclite) était pour l’homme la seule formule qui permettait d’en approcher la vérité. On pouvait seconder la nature pour qu’elle donnât ses fruits ; il fallait respecter le système de règles déduits de l’observation des rythmes et de ses apparences anthropomorphiques (se comporter “selon” la nature et jamais “contre” la nature) ...

» Cette appréciation générale nous permet, à nous, de nous échapper des lourdes contraintes des démonstrations de l’économiste, fût-il historien. Si nous revenons, avec ce sujet, à l’historien de Jean-Pierre Vernant déjà cité, on trouve la description du même phénomène mais dans des termes plus avenants nous semble-t-il. Alors qu’avec Schiavone, les Anciens sont coupables de s’être coupé une jambe sur deux, d’avoir mis la nature “extérieure à l’histoire”, avec Vernant ils se jugent “immergés dans la nature” et leur conception de la sagesse les conduit à ne pas chercher à changer la nature, mais plutôt à “se changer soi-même”. Donc, à une question de l’interrogatrice qui suggère qu’« Il n’y a pas de limite au génie grec », Vernant se récrie :

» “Au contraire ! Car l’un des traits marquants de cette pensée, qu’il s’agisse de la philosophie ou des mathématiques, c’est qu’elle cherche à définir le vrai en dehors du monde sensible et de l’expérience : derrière, ailleurs. Et la philosophie, dans une très large mesure, c’est la fuite hors du monde sensible, humain, périssable, vers l’éternel et l’immuable. Par conséquent, dans le domaine de la physique, les Grecs considèrent comme objet de science tout ce qui relève de l’observation astronomique, du mouvement régulier des astres, “image immobile de l’éternité immobile”, pour reprendre leur formule. Mais ils n’ont pas fondé de science des phénomènes qui se produisent dans ce qu’ils appellent le monde sublunaire, le nôtre, voué au changement, à la croissance et à la décrépitude, à l’imprévu, à l’imprécis, ce qu’Alexandre Koyré appelle le monde de l’à-peu-près.

» “Ce monde dans lequel nous vivons, il faut, pour s’y orienter, une certaine intuition, ce dont Ulysse est pourvu en abondance, le sens du fluctuant et du mouvant, la capacité de se débrouiller avec ce qui ne peut pas être l’objet d’un raisonnement impeccable : l’art de la politique et de la guerre, ce qui produit l’innovation technique, et en Grèce il n’y a pas d’ingénieurs, il n’y a pas de physique expérimentale ... On n’a pas l’idée que l’homme puisse par le simple exercice de son intelligence se rendre maître et possesseur de la nature. L’homme est immergé dans la nature mais il doit apprendre, c’est sa véritable sagesse, qu’on peut se changer soi-même, pas le monde : d’avoir contemplé le mouvement des astres, d’avoir réfléchi sur l’essence des choses, cela donne une puissance intérieure d’acceptation, une liberté, qui sont tout ce à quoi un homme peut prétendre. Très longtemps, la physique, la science occidentale dans son ensemble restera esclave de ces schémas de pensée.

» Avec Lucien Jerphagnon, nous basculons complètement par rapport à Schiavone. Ce philosophe de l’histoire a passé sa vie constamment dans la fréquentation amoureuse du monde des Anciens, et il lui trouve un équilibre qui est la source de la vertu des vertus, – l’harmonie, – ce que nous partageons bien volontiers avec lui. Au lieu d’une amputation, au lieu même d’une immersion, le phénomène abordé ici devient, outre cette harmonie, avec une cohabitation harmonieuse et nécessaire, rien de moins que “la source de toute espérance”. Voici donc ce que Jerphagnon en dit (dans L’homme qui riait avec les dieux, publié en janvier 2013, donc livre posthume d’un Jerphagon décédé à l’été 2012).

» “Ainsi, les gens d’Égypte, de Mésopotamie, de Grèce, de Rome et d’ailleurs savaient construire des ponts, des aqueducs, des tours et des pyramides ; ils prévoyaient les éclipses, ils écrivaient des poèmes et des livres de philosophie qu’on lit encore aujourd’hui – ils n’étaient donc en rien plus attardés que nous, et ces gens-là n’avaient pas pour autant relégué au musée des croyances périmées dieux, déesses, nymphes, satyres, sources miraculeuses, apparitions et songes prémonitoires. Oh ! bien sûr, ils en prenaient et ils en laissaient, comme le montrent tant de textes, et ils ne se gênaient pas pour moquer les gens superstitieux. De l’objet de leurs croyances, ils ne parlaient pas en termes de vérité et d’erreur ; aucune hiérarchie religieuse n’en contrôlait l’orthodoxie, pour la bonne raison qu’il n’y en avait pas.

» “Reste qu’à tout cela ils demeuraient fidèles sans crispations, et cela se conçoit. Si les sciences et la philosophie éclairaient la nature d’un monde trop longtemps resté opaque, si elles permettaient de s’y affirmer et d’y mieux vivre, il fallait bien reconnaître qu’aucun savoir n’expliquait tout. A commencer par le fait qu’il y avait un monde. La croyance répondait au besoin qui subsistait d’une présence tutélaire, quasi parentale, avec l’insondable origine de tout, avec la source éternelle d’un monde emporté par le temps. Avec, finalement, la source de toute espérance.

» “Il fallait bien des mathématiques pour construire un temple et des prières pour son inauguration. Dans “Les dieux ne sont jamais loin”, j’ai observé de plus près que j’ai pu, et sur des siècles, cette coexistence harmonieuse du rationnel et du mythique, de la foi et de la science, dans ces mondes disparus, mais dont les vestiges de pierres et décidées nous intriguent encore. Le besoin de savoir pour comprendre et pour faire, le besoin de croire pour espérer : ces deux aspirations de l’âme humaine s’alliaient sans problème.

» Avec Jerphagnon, on a complètement retourné le problème, tout en en confirmant parfaitement les données. Certes, il est assuré que les Anciens avaient développé techniques et technologies, et qu’ils pouvaient faire plus qu’ils n’ont fait à partir de ce moment que nous avons signalé (quelque part entre les Xème et VIIIème-VIème siècle avant J.C.). S’ils s’en sont abstenus à partir de ce moment, c’est par esprit de mesure et d’harmonie, parce qu’il leur importait de sauvegarder le privilège de la pensée et de l’esprit, tout en sauvegardant l’harmonie du monde ; ils ont justifié par leurs actes et par leurs civilisations la détestation ultime qu’ils mettaient dans l’esprit de l’hybris. Jerphagnon ne s’attarde pas au sort de cette civilisation, à l’écroulement de l’empire de Rome, puisque c’est l’esprit de la chose qui lui importe et que cet esprit, une fois qu’il est tenu pour ce qu’il est, ne saurait dépendre dans sa définition de circonstances historiques. “Esprit”, justement, – mot qui résume tout et le place de facto en confrontation directe avec Schiavone. Là où Schiavone voit un déséquilibre coupable, une amputation, avec le rejet de la centralité du fait objectif du développement des technologies conduisant à la centralité d’une économie installée dans toutes ses conséquences et ses nécessités, Jerphagnon voit une « coexistence harmonieuse du rationnel et du mythique, de la foi et de la science », – une fois chacun mis à la place qu’il mérite, c’est-à-dire l’“esprit” occupant une place au-dessus de la matière. Ainsi en arrive-t-on à déterminer que le problème que nous examinons se concentre objectivement sur la question du développement ou non des technologies, pour changer et dominer la nature, ou au contraire la respecter et y tenir sa place. C’est alors sur la base de ce constat qu’il s’agit de déterminer la spécificité de notre civilisation, en retournant la démarche de Schiavone : l’accusation portée contre la civilisation de l’Antiquité de n’avoir pas poursuivi le développement des technologies, telle qu’elle a été argumentée, suscite par démarche mimétique qui se révèle nécessairement antagoniste, l’accusation portée contre la civilisation de la modernité d’avoir relancé et poursuivi d’une façon exponentielle le développement des technologies.

***

« “On ne possède rien rationnellement, que l’on n’ait directement produit”, écrit Aldo Schiavone, qui pose alors cet axiome fondamental pour son parti : “le vrai est seulement ce que l’on a fait”, cela qu’il termine par ce commentaire établissant effectivement la différence antagoniste fondamentale entre les civilisations de l’Antiquité et de la modernité “[Ces] énoncés [traversant] l’aventure cognitive de l’Occident, de Vigo aux physiciens de la toute fin du vingtième siècle, [...] aucune conscience antique n’aurait pu [les] formuler.” (La citation complète et non amendée, de la page 178 de L’histoire brisée, est comme ceci : “On ne possède rien rationnellement, que l’on n’ait directement produit ; le vrai est seulement ce que l’on a fait ; énoncés qui traversent l’aventure cognitive de l’Occident, de Vigo aux physiciens de la toute fin du vingtième siècle, mais qu’aucune conscience antique n’aurait pu formuler.”) En vérité, ce “n’aurait pu” (“...aucune conscience antique n’aurait pu [les] formuler”) nous gêne et me gêne jusqu’à l’intimité de moi-même. L’on pourrait aussi bien proposer, dans l’esprit de Jerphagnon & compagnie, et dans la logique même de la lucidité des esprits qui s’expliquèrent, dans l’Antiquité, de la nécessité de ne pas “dominer” la nature mais plutôt de s’y insérer harmonieusement : “aucune conscience antique n’aurait [voulu les] formuler”.

» Quoi qu’il en soit mais en rassemblant les diverses données essentielles de la réflexion qui précède, c’est bien autour de cette question de la volonté de la modernité de maîtriser et de modifier la nature pour “être” pleinement, et puisque l’être, c’est-à-dire “le vrai”, ne peut être conçu que dans ce qu’il fait et rien d’autre, qu’il faut se compter en progressant dans son jugement. Dans la logique du jugement de Schiavone, qui rejoint complètement l’esprit de la modernité et l’esprit scientiste, la question de l’absence de sens de notre civilisation de la modernité posée implicitement par Toynbee, par contraste avec son développement d’une puissance extraordinaire, jusqu’à empêcher toute autre civilisation de se poser en alternative, – cette question n’a littéralement plus de sens. La puissance, c’est-à-dire les technologies pour s’exprimer d’une façon concrète, voilà qui non seulement fait sens, mais fait le seul sens acceptable et concevable pour la civilisation de la modernité, c’est-à-dire pour la modernité tout court, c’est-à-dire pour la seule civilisation acceptable (celle après laquelle plus aucune autre n’est possible, sinon concevable), c’est-à-dire pour le monde tel qu’il doit être et tel qu’il ne peut être autrement (“Les Lumières, c’est désormais l’industrie”)... Clic ! Clac ! Entendez les verrous claquer, porte verrouillée, prison hermétiquement assurée.

» Alors, l’on peut se compter et, surtout, compter ce que nous sommes puisque nous sommes ce que nous avons fait, que nous avons fait ce que la puissance des technologies nous a permis de faire, et que le moment est bon pour mesurer ce qui a été fait. L’incertaine et grandissante perplexité à mesure que défilent très vite nos années de ce début de XXIème siècle, pour tous les Schiavone du monde, c’est que cette nécessité de bilan, encore d’un risque acceptable en 1994-1995 quand fut écrit l’ouvrage, est aujourd’hui obscurci d’un risque considérable pas loin de l’inacceptable et du risque métahistorique de l’indicible eschatologique pour acter du triomphe de la raison scientifique, de la modernité, de ce que les trois-cinq derniers siècles ont fait de nous. Il est en effet impossible d’écarter cette terrible relativité du “vrai que nous sommes” lorsque le temps va si vite et que la signification et le penchant de “ce que nous avons fait” changent avec une telle rapidité et une telle radicalité qu’il nous conduit en un gros demi-siècle du rassurant Capitole à l’effrayante Roche Tarpéienne. C’est-à-dire que nous pouvons poser aujourd’hui (ces lignes sont écrites, dans leur premier jet, en octobre 2013) qu’il existe une possibilité considérable, en considérant que “nous sommes ce que nous faisons” (et “ce que nous avons fait”, par conséquent), que nous soyons tout ensemble et d’un seul trait, à la fois destruction du monde, destruction de l’esprit, destruction de toute espérance d’harmonie, destruction de ce qu’il reste en nous du Principe. Et cela se fait dans une civilisation que nous n’hésitons plus à qualifier de “contre-civilisation”, dont la puissance même, que nous désignons comme une “surpuissance” et qui est née du développement des technologies, empêche toute alternative civilisationnelle autre que la voie qui nous est tracée, et produit ultimement une effrayante dynamique d’autodestruction. Nous voilà confirmé, pour notre compte, sur toutes les observations que nous suggère notre intuition sur le “déchaînement de la Matière“ et sur tout ce qu’elle enfante, et sur la modernité telle qu’elle s’est développée, et sur tout ce que nous ont apportés les technologies, cette opérationnalisation de la puissance sont nous poursuivons la quête pour dominer et changer la nature du monde, sur cette ambition même de dominer et de changer le monde que nous n’hésitons plus à ressentir au plus profond de nous comme essentiellement sinon profondément maléfique.

» Alors, nous nous trouvons justifiés de nous être tournés vers le passé, et de nous tourner encore vers lui ; nullement pour y revenir, nullement pour l’imiter jusqu’à l’identité de la chose ; écartons ces sornettes qui prétendraient, par une subtile inversion, tomber dans le même travers de dominer et de changer le monde en renversant l’Histoire pour remonter son cours. Nous nous trouvons justifiés, simplement, de nous tourner vers les Anciens et d’observer que, sans aucun doute, ils avaient maîtrisé certains des plus essentiels mystères du monde, qu’ils se comportaient et pensaient d’une façon, avec un sens de l’harmonie, qui font croire que leur voie est une inspiration lumineuse pour qui la considère comme il faut ; alors que notre voie est une sorte d’immonde agglomération d’arrogante et aveugle puissance faite de la seule force, et d’hybris portant la destruction du monde dans son projet. »