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387014 septembre 2011 – Erdogan a bien arrangé son “Arab Spring tour”, comme certains nomment son voyage au Caire, en Tunisie et en Libye, – du moins pour ses débuts au Caire, de loin l’étape la plus importante. Outre la fameuse idée que la reconnaissance d’un Etat palestinien n’est “pas une option mais une obligation”, il a eu des interventions dans tous les sens qui ont montré son penchant pour se ménager une place importante, dans le champ de la communication et de sa popularité, dans le monde arabe.
Erdogan a fait beaucoup en quelques heures. Il a conseillé à l’Egypte de suivre la voie du sécularisme qui est celle d’un islamisme modéré, il a prit garde de ne pas faire allusion à la Syrie pour ne pas avoir à condamner Assad. Dans une interview télévisée, il a souligné que la région devait faire place aux influences et à la coopération respectives de ses quatre puissances, – l’Arabie Saoudite, l’Egypte, l’Iran, la Turquie, – l’Iran s’y trouve, pas Israël. («When we look at the region, we will find that Saudi Arabia, Iran, Egypt and Turkey are the most important countries. For this reason, there has to be some sort of cooperation among these nations…») …Et tout cela, bien entendu, est baigné dans l’hostilité palpable à l’encontre d’Israël, tel qu’Israël apparaît évidemment aujourd’hui, pays-forteresse totalement délégitimé par l’usage illégal de la force, soutenu par des artifices de relations publiques, un flot d’armements du Pentagone et l’art consommé de la corruption psychologique. Erdogan semble avoir compris comment faire bon profit de tous ces éléments, dans un sens qui l'avantage bien entendu, mais dont l'essentiel est d'observer que l'effet net, – voulu ou pas, réalisé ou pas, qu'importe, – est une attaque contre le Système.
• Le Guardian du 13 septembre 2011 rapporte les conditions des premières heures de la visite d’Erdogan au Caire, et notamment son discours devant la Ligue arabe.
«Turkey's prime minister has called for the Palestinian flag to finally be raised at the United Nations, insisting that international recognition of the state was now an obligation, not an option. Recep Tayyip Erdogan used a much-anticipated speech to the Arab League in Cairo to rally opposition to Israel, and promised that Turkey would stand in solidarity with those struggling for political change in the Arab world. “Freedom and democracy and human rights must be a united slogan for the future of our people,” Erdogan told an audience of Arab foreign ministers and millions more watching on television across the region. “The legitimate demands of the people cannot be repressed with force and in blood.”
»The 57-year-old was speaking at the start of a four-day tour of revolutionary north Africa, which analysts believe is designed to strengthen Turkey's influence within the Middle East and isolate their one-time ally Israel. Palestinian president Mahmoud Abbas, who is also in Egypt, has announced that he will be pressing ahead with Palestine's bid for full recognition from the UN security council, despite the fact that it will almost certainly be met by a US veto. The EU's foreign policy chief, Catherine Ashton, said that the bloc has yet to reach a common position on the question of Palestinian statehood. […]
»Erdogan's visit to Egypt has been a media circus, with thousands greeting the Turkish leader on his arrival at Cairo airport on Monday night. With his strong rhetoric on Turkish-Arab unity, high-profile satellite TV chatshow appearances and photogenic walkabouts in the capital – including an impromptu and warm meeting with street protesters campaigning for regime change in Syria and Yemen – Erdogan did little to hide his intention of positioning Turkey into a leadership role at the heart of the Arab spring.
»“He's a media star, and he's making the Arab leaders look bad by going to their own home and criticising them,” said Sultan Al Qassemi, an analyst of Arab affairs. “It feels a tad opportunist – particularly as it's only Israel's refusal to apologise [over the Gaza boat deaths] that has given him the space to do this – but he has the credibility because he's done so well in his own country, and he can talk from a position of strength. The question remains, will he prove to be a shining star, or just a comet that will crash and burn?” […] “Right now every country is trying to advance its own agenda in Egypt,” said Al Qassemi. “Turkey can't match the billions of dollars being ploughed in by Saudi Arabia and the Gulf, but it can use cheap media events like this to raise Turkey's profile. The Egyptian military won't necessarily appreciate all this, but Turkey is an important ally and so they're letting him get away with it”…»
• Parmi les autres commentaires, on choisira ceux d’Aljazeera.net, du 13 septembre 2011, qui fait une large place à divers experts à qui l’on demande leurs avis et analyses sur la visite du Premier ministre turc. Ils s’exécutent, les experts, un peu tous dans le même sens, d’abord avec la reconnaissance de l’“énorme coup” (en général qualifié de médiatique, ou de communication) qu’est en train de faire Erdogan, avec les ambitions turques qui vont avec, parfois en montrant tout de même quelque scepticisme marqué de réticences palpables pour ce qui concerne les conséquences de ce “coup”.
«Many in the Arab world have cheered Erdogan's tough stance on Israel. Turkey suspended military ties with Israel, expelled top Israeli diplomats, pledged to support the Palestinians' statehood bid and vowed to send the Turkish navy to escort Gaza-bound aid ships in the future. […] Al Jazeera's Sharine Tadros, reporting from Cairo, said: “We saw a huge reception for him when he arrived on Monday night at the airport. About a thousand people, some of them throwing flowers at Prime Minister Erdogan.” […]
»“There will be rivalry over a regional role for sure. Egypt is not in a position to play such a role at the moment so Erdogan is trying to take advantage of that,” said Adel Soliman, head of Cairo's International Centre for Future and Strategic Studies. […] Despite their spats with Israel, Soliman played down prospects of the two nations aligning policies against Israel. “I don't think they will have any big agreements when it comes to Israel,” he said. “There is a lot of exaggeration, I see it more as theatrics than anything practical.” […]
»Salman Shaikh, director of the Brookings Doha Center, told Al Jazeera that the visit will spell a “common front” on Palestinian statehood. “What we will see today is a common front in the region, a very clear message for support of the Palestinian leadership and for Palestinian statehood,” he said. “That is Turkey and all 22 members of the Arab league. That is a very significant thing.” Shaikh added that "on this Palestinian issue, Turkey has shown its independence [of US influence] and is also leading, in many, ways the Arab streets.” […]
»When asked on Sunday about the attack on Israel's Cairo embassy, Ahmet Davutoglu, the Turkish foreign minister, said Egyptians had given their own reaction and that Israel was more isolated. “We as Turkey say that we will continue to bring on to the agenda Israel's incorrect attitudes in all global platforms in the framework of international law and after this Israel will become even more isolated,” Davutoglu added.»
…En effet, et pour en revenir à notre titre, qui se rappelle encore de la première rock star de la période, le président US, un Africain Américain, Barack Obama, avec son discours du Caire de début juin 2009 (l’époque où nous croyions encore à la possibilité d’un Obama “gorbatchévien”) ? C’est donc Erdogan qui hérite de cette position. Manifestement, Erdogan vient de plus loin qu’Obama, avec quelque bagage culturel et un peu d’intuition en plus, et qui apparaît beaucoup plus déterminé que son prédécesseur dans la position de rock star du Caire.
Ce qui est caractéristique dans les réactions enregistrées au travers des divers commentaires et analyses dans les milieux politiques et d’expertise arabes, c’est l’ambivalence qu’on jugerait implicite des réactions : reconnaissance de l’impact populaire et de la logique politique de la position d’Erdogan, et un certain scepticisme nuancé sur ses chances de réussite, ou sur la validité de ses motifs. L’un des principaux arguments pour nourrir indirectement le second facteur, c’est la position extrêmement ambiguë des dirigeants égyptiens vis-à-vis de la “croisade” d’Erdogan : obligés en un sens de la soutenir, parce que le soutien populaire que suscite Erdogan ne leur permet pas de faire la fine bouche ; plus discrètement, sinon secrètement embarrassés par la position d’Erdogan si ouvertement antagoniste d’Israël. Le constat un peu paradoxal mais sans surprise que l’on découvre est que cette ambiguïté vis-à-vis d’Erdogan et vis-à-vis de l’orientation politique qu’il suggère se retrouve indirectement dans d’autres forces qui se manifestent dans cette situation.
• Les autres pays arabes soutiennent Erdogan, à la manière des dirigeants militaires égyptiens, parce qu’on ne peut imaginer s’opposer à un dirigeant musulman du poids d’Erdogan qui demande des comptes à Israël. On ne peut d’autant moins l’imaginer que la rue, dans tous ces pays, bruisse de ferveur pour la politique du même Erdogan. Mais ces mêmes pays arabes sont secrètement effrayés des initiatives d’Erdogan, notamment parce que ces initiatives impliquent qu’un grand crédit est accordé à la pression de la rue, ce qui est ouvrir la porte à de nouveaux troubles et événements déstabilisants de la part de cette même “rue arabe” si ces pays ne suivent pas sans hésitation la ligne dure d’Erdogan. Le fait le plus intéressant et paradoxal, en passant, est qu’Erdogan, dans ce désordre, représente le pays musulman le plus proche de la démocratie telle que la rêvent les Occidentaux, et qu’on pourrait alors en conclure ingénument que cette démocratie dans les pays arabes ou/et musulmans semblerait donc la voie pour une politique anti-israélienne très dure.
• …Ce qui est finalement, – nous parlons du dilemme entre narrative de la démocratisation et panique politique devant la possibilité de la perte de points d’appui essentiels, – le fondement de la politique US. Les USA sont intervenus après le sac de l’ambassade d’Israël au Caire pour exercer une énorme pression sur les militaires égyptiens pour qu’ils durcissent leur position. D’où l’annonce du retour de la loi martiale en Egypte, mais dans une atmosphère assez confuse pour qu’on s’interroge sur la cohésion et la fermeté réelles de cette politique, et de quelle loi martiale il s’agit. On se retrouve donc avec la préparation de diverses manifestations de protestation en Egypte, contre le possible ou déjà accompli retour de la loi martiale. Dans cette situation incertaine, l’alternative devient de plus en plus entre la poursuite du désordre (relancé à cette occasion) et la mise en évidence que la loi martiale est un faux-nez posée sur l’impuissance de la direction militaire ; et, d’autre part, la réalité du retour d’une loi martiale qui s'avérerait bien réelle, qui conduirait inévitablement à de très durs affrontements. Et l’on peut alors être sûrs que les USA, qui ont initié ce retour à une dureté renouvelée, seraient les premiers à hurler leur protestation des premiers morts de la répression, comme attentatoire au processus démocratique égyptien qui reste malgré tout la narrative impérative, avec éventuellement des pressions pour relâcher cette loi martiale... Ils seraient imités en tous points par tout le bloc BAO, Europe en tête, qui ne peut raisonnablement abandonner la perspective d’une politique caractérisée par l’aveuglement, l’inconséquence, l’irresponsabilité, et cette politique qui ne peut être autrement que cela en fonction de ses impératifs si complètement contradictoires.
• Ajoutez le désarroi de l’opposition démocratique et libérale en Egypte, qui a ouvertement et fortement dénoncé l’attaque contre l’ambassade israélienne au Caire, sous le prétexte finaud que cela donne à Israël le statut de “victime”, et qui se méfie de la popularité d’Erdogan à mesure de cette dénonciation, – parce que les deux choses, l’attaque contre l’ambassade et la rhétorique d’Erdogan rejoignent finalement la même fermeté anti-israélienne qui ne déteste pas un zeste de brutalité “à l’israélienne”. Ces milieux démocratiques égyptiens veulent d’abord que soit confortée l’image de vertu du processus dont ils jugent qu’ils sont la caution morale ; mais ils constatent avec effarement que “la rue”, celle qui votera lorsque le processus démocratique sera cahin caha mis en place, est effectivement partisane de cette politique anti-israélienne violente, type-Erdogan. Pour un peu, ils souhaiteraient, ces gens de l’opposition libérale à l’occidentale, le retour à l’ère Moubarak, où la vertu était vraiment de leur côté et où ils pouvaient dénoncer la répression ; mais c’est fini, les militaires au pouvoir n’ont rien à voir avec Moubarak, ils sont irrémédiablement enfermés dans leur faiblesse et leur illégitimité et c’est bien cela que la visite d’Erdogan met en évidence.
A ce point, il importe de préciser très fermement que notre intention n’a pas été, dans ce cas, de montrer ce qui serait l’éventuelle irrésistible puissance d’Erdogan, mais bien l’exceptionnelle faiblesse de ceux qui ne peuvent faire autrement que le soutenir sans trop y mettre de poids tout en souhaitant que les événements le freinent sérieusement, sinon décisivement. Ceux-là souhaitent, au travers d’un semi-échec d’Erdogan, repousser la poursuite de la déstabilisation majeure jusqu'à la rupture d’un ordre moyen-oriental qui repose toujours sur la persistance de la référence, soit américaniste, soit libérale démocratique en tant que narrative utopique et occidentaliste accordée au Système, avec le maintien de facto d’Israël dans sa position de force. Même les oppositions libérales démocrates, dans leur majorité sans aucun doute, sont à mettre “objectivement” dans le même sac, avec la condition qu’Israël adopte une apparence un peu plus policée.
Pour ce qui concerne Erdogan, son succès est d’abord dû à la façon dont sa politique épouse les sentiments populaires qui sont devenus aujourd’hui une menace permanente pour tous les représentants de l’ordre américaniste-occidentaliste, y compris les diverses “oppositions de Sa Majesté”. De ce point de vue, Erdogan est le vecteur d’un courant général, qu’il épouse avec intelligence, notamment parce que ce courant épouse lui-même autant les intérêts de son pays que la perspective d’un réarrangement des choses et des situations au Moyen-Orient. Ce réarrangement, qui est l’une des conditions du développement d’une situation de rupture, se base essentiellement sur la réduction radicale du rôle terroriste du gouvernement israélien et de son appareil de sécurité nationale, comme courroies de transmission des forces issues du Pentagone américaniste ; la narrative démocratique est absolument secondaire et ne trouvera sa place que dans la mesure où, comme Erdogan, elle épousera ce même “courant général”.
Il nous paraît inutile de débattre à propos de l’hégémonie de l’un ou de l’autre, du rôle de leader du monde arabe dont voudrait être investi Erdogan. Certes, ce genre d’ambitions existe, mais elle est secondaire dans l’analyse qui nous intéresse, qui dépasse les destins individuels et les fortunes ou les infortunes nationales. Si Erdogan continue à manœuvrer intelligemment, il pourra rencontrer cette ambition, et tant mieux pour lui, – et ce n’est évidemment pas l’essentiel, puisque l’essentiel reste la poursuite de l’objectif final de la destruction impitoyable de l’ordre du Système dont on a vu plus haut les facteurs (Israël, référence bloc BAO, Pentagone, et tutti quanti).
Dans cette partie, à côté de l’épopée d’Erdogan, il y a effectivement les dirigeants arabes ballottés entre l’ancien ordre et les nouveautés que réclame “la rue”. Plus que jamais, c’est leur faiblesse qui apparaît éclatante, qui ne se compte nullement en nombres peut-être insuffisants de chars et de commandos de “forces spéciales”, mais bien dans leur fondamentale illégitimité qui rend inefficace, en général et certainement sur le terme, l’usage éventuel des chars et des commandos des “forces spéciales”. C’est pour cette raison, à cause de ce ballotage permanent et de leur illégitimité qui ne cesse de les abaisser, que les pauvres généraux égyptiens, notamment, continueront à jouer un jeu ambigu et peu glorieux, et à finir toujours par se “réfugier” (!) dans une position de dureté (à l'encontre d’Israël, certes) épousant dans une version édulcorée celle d’Erdogan, parce qu’ils ne voient pas d’autre sauvegarde finalement que de rencontrer ce qu’eux-mêmes devinent des sentiments populaires. Ils ont cette paradoxale tendance des faibles dans ces circonstances incertaines où ils perdent pied, à rejoindre comme ils le peuvent la fermeté des politiques nouvelles et audacieuses, en maudissant cette démarche parce qu’ils détestent au fond cette sorte de politique, et tout cela parce qu’ils n’ont pas assez de force pour défendre, sans parler de l’imposer, la véritable politique qu’il voudrait voir suivre : un statu quo ripoliné, avec un peu plus de politesse affichée de la part d’Israël, et le reste sans réel changement, – et “plus ça change, plus c’est la même chose”...
Comme nous l’avons déjà remarqué, ce désordre est fondamentalement une bonne chose, parce qu’il renforce la nécessité d’attaquer toujours plus fortement l’ordre qui résiste, parce qu’il ménage les ambiguïtés qu’on a décrites, parce qu’il fait durer cette incertitude qui empêche des situations claires (les démocraties promises), facilitant la récupération par le Système, tout en sollicitant encore plus la politique de rupture type-Erdogan. Il y a bien entendu une dynamique générale qui permet de susciter le désordre et de profiter ainsi du désordre. La véritable différence, la cause de ces déplacements décisifs de l’orientation de la résultante des forces par rapport à tout ce qui a précédé, c’est l’existence d’un courant irrésistible dont la caractéristique naturelle est évidemment d’être anti-Système, cela dont on a vu tous les ingrédients apparaître au départ de la chaîne crisique qu’on connaît bien maintenant. Erdogan a compris cela ou non, peu importe, – et nous dirions plutôt qu’il semblerait qu’il l’ait senti intuitivement, sinon compris ; reste le fait essentiel qu’il “chevauche le tigre” avec tant de maestria jusqu’ici, qu’il est incontestablement un exécutant majeur, la véritable “rock star” si l’on veut, de ce courant antiSystème fondamental.
La question secrète que nous nous nous posons est de savoir si, parfois, BHO, dit Barack Obama, observant Erdogan en action, ne se dit pas au fond de lui-même : “Et dire que cela aurait pu être moi”… Mais la chose reste anecdotique, car son heure a passé.