Barroso sert-il à quelque chose?

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Barroso sert-il à quelque chose?

13 juin 2009 — Barroso sera-t-il président de la Commission européenne pour un second mandat? “Oui mais”, comme disait Giscard avec son chuintement venimeux, du temps de De Gaulle. Cette fois, c’est la réponse de Sarkozy et Merkel à la question de la succession par lui-même de l’actuel président de la Commission. C’est un cas du plus grand intérêt, mélangeant avec une dextérité peu commune le monstrueusement dérisoire et le subrepticement essentiel; le président de la Commission en fin de mandat, candidat à sa propre succession comme si la gloire le portait après l’avoir appelé, flottant entre les deux, – le cas Barroso monstrueusement dérisoire et subrepticement essentiel, à la fois.

Le Monde du 12 juin 2009 précise quelques aspects du soutien que Sarkozy et Merkel apportent à Barroso, lors d'une conférence de presse conjointe suivant leur rencontre post-électorale. Tout cela est dit sur un ton sérieux, comme le sont, sérieuses, comme chacun sait, les affaires européennes…

«“Je puis vous dire que madame Merkel, comme moi, nous soutiendrons la candidature de monsieur Barroso, sans ambiguïté”, a déclaré le chef de l'Etat français, au côté de la chancelière allemande. Mais M. Sarkozy a également posé quelques conditions à ce soutien. “Nous avons demandé qu'il précise, qu'il formalise ses intentions qui sont les siennes à la veille de son second mandat” et “nous voulons aussi parler de son programme”, a-t-il dit. “C'est M. Barroso et un programme. Ou un programme et M. Barroso”, a finalement résumé M. Sarkozy.

»“Nous souhaitons la chancelière et moi-même qu'une décision politique soit prise au prochain conseil de façon à ce qu'on ait vraiment un travail entre le Conseil européen et le Parlement européen sans prendre une décision juridique formelle prise par exemple par écrit”, expliqué Nicolas Sarkozy. Ce qui laisse entendre que Français et Allemands ne souhaitent pas entériner la reconduction de Barroso dès le conseil européen des 18 et 19 juin.»

Le 12 juin 2009 également, dans EUObserver, Elisa Vucheva publie un texte sur cette question. Elle indique que les deux dirigeants des deux pays les plus influents de l’Union européenne entendent effectivement apporter un soutien complet mais conditionnel au renouvellement du mandat du président de la Commission. Il s’agit effectivement d’un “programme” en plus d’un président…

«“We have asked Mr Barroso… to clarify, to make formal, in a way, his intentions before this second term,” the French president said, explaining that Mr Barroso had to commit himself to “a Europe that protects Europeans” and to improving financial regulation – both points being dear to Paris. “It is Mr Barroso and a programme. Or a programme and Mr Barroso,” Mr Sarkozy added.»

Le même texte note que cette question de la reconduction de Barroso à la tête de la Commission, surtout dans les conditions où elle se pose actuellement, risque d’être un sujet de discorde avec la Suède, prochaine présidente de l’Union européenne (à partir du 1er juillet). D’autre part, comme on le sait, la Suède est plutôt un pays de stricte obédience libérale, et c’est évidemment sur ce point du libéralisme que cette affaire de la succession de Barroso a été déclenchée. Barroso a suivi une politique de stricte application des principes libéraux, y compris en plein cœur de la crise, dans la plus complète inefficacité comme de coutume, et rien ne laisse à penser qu’instruit par l’expérience il pourrait en changer de lui-même. On a ses fidélités, sacrebleu.

Il y a d’autre part l’intervention du Parlement européen à propos de cette nomination, qui va se faire dans une atmosphère désormais chauffée à blanc. La personnalité de Barroso et “le programme” de Barroso, et les idées de Barroso, sont devenus le point central de contestation dans la question européenne; à la fois le symbole des problèmes que l’Europe a à résoudre pour réagir face à la crise d’une façon solidaire et efficace, à la fois le symbole de l’échec européen manifesté lors des dernières élections du 7 juin, avec la monstrueuse abstention relevée tout au long de l’UE à 27 pays. Car, bien entendu, cette abstention est le fait essentiel de l’élection… Dans Marianne2, le 11 juin 2009, l’excellent économiste Jacques Sapir note : «On l’a dit, l’abstention a été énorme, et pas seulement en France. C’est chez les nouveaux entrants qu’elle a été le plus spectaculaire avec moins de 30% de votants en République Tchèque et à peine plus de 18% en Slovaquie. La France, avec à peine 40% de votants enregistre ici l’un de ses taux les plus faibles de participations. À peine plus d’un électeur sur trois s’est ainsi déplacé en Europe pour aller voter. Ce phénomène est tellement massif qu’il doit être expliqué en priorité.»

A la Commission européenne elle-même, des sources indiquent qu’effectivement cette situation (pas celle de l’abstention, n’est-ce pas, celle des projets Merkel-Sarkozy) pose un problème complexe à Barroso. «Il y a des indications qui montrent que la présidence de Barroso serait reconduite à condition qu’il [Barroso] renonce à certaines choses auxquelles il croit. Cela lui pose un problème, sans aucun doute.» Il semble qu’on doive constater, du moins “officiellement”, que ces “conditions” ne sont pas encore précisées publiquement, et d’ailleurs qu’elles sont encore bien mal comprises du destinataire, – qui, pour l’instant, se contente d’être inquiet… Tout cela n’est-il pas bien ambigu?

Restaurateur du protectionnisme européen?

En effet et pour ce cas, comment peut-on dire d’un soutien qu’on apporte à quelqu’un qu’il est à la fois “sans ambiguïté” et “sous conditions”? «[“U]nambiguous” but not “unconditional”», comme l’écrit Elitsa Vucheva? On peut le dire parce qu’on parvient, dans notre époque exotique et toujours surprenante, à des formules pourvues de tant de facettes diverses qu’elles en deviennent poétiques à force de contradictions charmantes et fécondes. Ainsi, Juan Manuel Barroso est-il devenu poétique en même temps que la figure symbolique de l’ouragan européen ou, plutôt, de l’absence complète de dynamique européenne, de mouvement européen, de respiration et de façon d’être européennes, dans l’ouragan qui secoue le tout et bien entendu l’Europe.

Le fait est que le couple Merkel-Sarkozy, décidément lié par le destin et les intempéries encore plus que par des affinités électives, a beaucoup pétrolé durant ces élections du 7 juin. (Texte commun à la fin-mai, conférence de presse commune après l’élection; on fait réflexion commune sans aucun doute.) Le résultat de ces élections est absolument horrible avec cette monstrueuse abstention, et les deux dirigeants des deux grands pays européens s’en inquiètent conjointement. La semonce adressée à Barroso sous forme d’un soutien “sans ambiguïté” mais pas sans conditions, – sorte de version postmoderne, une de plus, de l’“indépendance dans l’interdépendance” qu’Edgar Faure voulait octroyer à la Tunisie en 1956, – constitue une OPA sur la future présidence de la Commission. La consigne est assez simple: susciter à la part de la Commission une dynamique de protection qui répondra aux propositions franco-allemandes; faire exactement le contraire de ce qu’elle a fait jusqu’ici, sous la direction éclairée, dans ce sens, du même Barroso. L’idée, d’un point de vue pratique pour les deux “grands” européens, se résume à ceci: c’est à prendre ou à laisser. On verra bien ce que donnera cette manœuvre mais on comprend qu’elle est conduite par le constat qu’il faut “faire quelque chose”, – d’abord pour redresser la situation de l’Europe en contrôlant mieux cette situation et en “protégeant” mieux l’Europe, ceci impliquant cela; ensuite et, au fond, surtout, en tentant de susciter chez le “citoyen européen” un germe de croyance dans l’existence de cette Europe, notamment en activant son rôle naturel de “protectrice” du citoyen pour lequel elle a été prétendument faite, – dans tous les cas, selon certaines informations dignes de foi.

C’est le fait conjoncturel intéressant pour l’instant, ce fait que Barroso est devenu un argument fondamental dans la bataille européenne, – et un argument fondamental négatif, de type “repoussoir”. Sarkozy, recevant les dirigeants politiques français après les élections, s’est vu réclamer la tête de Barroso (Aubry, Bayrou, réclamant que la France ne soutienne pas la candidature de Barroso). Sarko a répondu qu’il avait mieux; le soutenir à condition qu’il joue le jeu de la protection, le soutenir comme la corde bien serrée soutient le pendu. Si cela marche, la tactique n’est pas mauvaise. Barroso, au travers de la Commission qu’il dirige, est devenu le symbole de l’absence de protection de l’Europe. On connaît la musique: cette politique aveuglément libérale, cet espèce d’entêtement, aussi bien corrompu que suicidaire, aussi bien fasciné par un américanisme qui s’effondre, dont l’effet est de dépouiller les nations européennes; cet entêtement fasciné, mais aussi fascinant pour nous qui l’observons tant il confine à la schizophrénie des nantis de la position et des éduqués de l’intelligence, pour proclamer que l’effondrement de la chose pourrie est la preuve que la chose est la bonne, et qu’il faut continuer…

D’autre part, la crise a eu l’effet qu’on connaît. Derrière les incantations habituelles sur le libéralisme, derrière les incantations contre le protectionnisme, derrière l’hystérie schizophrénique (toujours cette brave pathologie) s’est développé un phénomène assez logique. Le protectionnisme a été réhabilité. La “protection” a été le thème central sous-jacent, à peine sous-jacent, de la campagne. Sapir, à nouveau: «La question des protections, c’est-à-dire du protectionnisme pour prononcer le mot, a donc bien été au cœur de cette campagne des élections européennes. Un tabou a sans doute été brisé. Nul doute que l’on ne remettra pas la génie dans la boite une fois qu’il est sorti. La question du protectionnisme sera donc au cœur des combats futurs.».

Du côté de la Commission, on n’a évidemment rien entendu puisqu’on n’écoute pas, – surtout pas ce genre de choses en général peu ragoûtantes (les votes et ce qu’ils signifient, les vœux des citoyens et toute cette salade indigeste). Les échos que nous en avons, nous l’avons déjà écrit pour d'autres propos, est que tout recommence comme avant, comme si rien (les crises, les votes) ne s’était passé, – ou bien dirait-on plus justement que tout continue comme toujours puisqu’il ne s’est rien passé. Tout cela se passe bien entendu dans la plus complète illégitimité, sans souci des divers avertissements, votes, référendums, crises, puisque ces choses n’existent pas vraiment. Cela, ont décidé Merkel et Sarko, est difficile à avaler, d’autant que les couleuvres, – les situations sociales et politiques, – commencent à prendre des dimensions sérieuses.

L’opération pourrait être décrite de cette façon : prenons Barroso en otage. On lui donne une deuxième présidence, – le rêve, bien sûr, pour lui, – que pourrait-il désirer d’autre? En échange, Barroso devient un fidèle auxiliaire de la “protection” européenne. Comme d’habitude depuis le début de la crise, les nations s’étant réveillées, le jeu se fait à plusieurs bandes. Les dirigeants politiques nationaux n’ont qu’une politique à suivre: s’appuyer sur le scrutin populaire, y compris sur les abstentions et ce qu'elles proclament, pour réclamer des institutions européennes qu’elles s’alignent sur les exigences de protection. On s’exclamera : ils furent les premiers à soutenir cette politique libérale! Et alors? Nous ne sommes pas chez les anges ni à un concours de vertus, et la loyauté n’étouffe personne. Il se trouve qu’en l’occurrence Barroso ferait bien l’affaire: à la fois bouc émissaire (auprès des population) et courroie de transmission (des nécessités de protection). Barroso au centre du jeu, à la fois comme étendard et comme punching ball. On fait avec ce qu’on a.

Cela marchera-t-il? On verra. L’Europe compte 27 pays, les coups fourrés abondent, la doctrine de l’absurde et du nihilisme a des adeptes, etc. La seule chose que l’on puisse observer une fois de plus, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’axe concurrent, en Europe, face au couple Merkel-Sarko. Le reste est en désordre, répondant à des automatismes, à des intérêts temporaires, des corruptions de fortune, des fascinations éculées et ainsi de suite.

En attendant, observons qu’on peut avancer ce constat absolument étonnant et déconcertant que l’inutile Barroso est en train de devenir intéressant. Tout arrive. D’autre part et en effet, cette affaire, avec la personnalisation, les réputations, l’écho qu’éveillent les noms, etc., est en train de rendre très populaire la grande bataille de la protection de l’Europe; plus encore, le processus en cours pourrait aboutir à la réhabilitation du protectionnisme… Nous espérons que l’opération Barroso marchera, au moins par pur goût des bonnes choses; parvenir à laisser dans l’histoire le constat que Juan Manuel Barroso aurait été, dans son deuxième mandat de président de la Commission européenne, le restaurateur du protectionnisme européen, serait évidemment une gâterie historique qui nous consolerait de l’amertume des avatars de pauvre abstentionniste moyen des scrutins européens.