Bienfaits collatéraux de la Grande Crise

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Bienfaits collatéraux de la Grande Crise

9 février 2009 — Il est incontestable et manifeste que la réunion de Munich, anciennement dite Wehrkunde, a apporté du nouveau concernant la politique US en Europe. Il est très difficile de se faire une idée de la “ligne Obama”, parcourue de rumeurs et d’affirmations contradictoires, et, surtout, accompagnée de commentaires extrêmement chargés, extrêmement soupçonneux; on peut aussi bien avancer qu'il n'y a pas encore de “ligne Obama”, ce qui se comprendrait d'ailleurs... Mais il semble qu’on commence à voir s’affirmer une tendance qui est manifestement celle du changement. La conférence de ce week-end à Munich en a été la première illustration convaincante.

Observons quelques faits, dont certains peuvent apparaître comme inattendus par rapport à ce qu’on prévoyait primitivement, et de la politique d’Obama, et des interventions US à Munich. La délégation US, d’abord essentiellement le vice-président Biden, est venue à Munich avec la ferme instruction d’afficher une volonté d’arrangement, avec l’Europe en général, avec la Russie en particulier. Cela s’est vu et entendu avec le discours du vice-président Joe Biden.

C’est ce que résumait hier l’Observer dans son appréciation du discours de Biden à Munich, en signalant cette intention de compromis, à la fois avec la Russie et avec l’Iran…

«The Obama administration sought to mend fences with Moscow today after years of drifting into hostility, offering to shelve the Pentagon's contentious missile shield in central Europe and to work with the Russians on arms control and a host of other issues.

»In the first major foreign policy speech from the new US administration, the vice-president, Joe Biden, stated categorically that Washington wanted to negotiate for the first time with Iran about the country's nuclear ambitions.

»Biden's keenly awaited speech to the annual Munich security conference signalled a radical break with the neo-conservative foreign policies of the Bush White House.»

D’une façon assez curieuse, et peut-être également assez significative, qui signale implicitement le désarroi du camp d’une politique de confrontation devant d'éventuels développements qui peuvent paraître assez inattendus, le Washington Times présente (le 7 février) ce même discours comme la continuation par Obama de la politique Bush vis-à-vis de la Russie. Le détail concernant l’attitude de Bush lors de la crise géorgienne est effectivement curieux, qui nous fait prendre l’inexistence (celle de Bush pendant la crise) pour une politique, c’est-à-dire l’absence pour l’existence.

«Yet while Mr. Biden's speech was intended to emphasize the distance between Mr. Obama and the Bush era, his approach to Russia in particular sounded remarkably similar to the previous administration's.

»“We will not agree with Russia on everything,” Mr. Biden said. “But the United States and Russia can disagree and still work together where our interests coincide. And they coincide in many places.” That was essentially Mr. Bush's line, even when the Kremlin invaded the country of Georgia last summer.

»Yet Mr. Biden said that the last few years have seen “a dangerous drift in relations between Russia and the members of our alliance.” “It is time — to paraphrase President Obama — it's time to press the reset button and to revisit the many areas where we can and should be working together with Russia,” he said.»

L’intérêt de cette citation précise, prise par le Washington Times comme exemple de la “remarquable similitude” entre les deux politiques russes des deux administrations successives, est qu’elle est relevée avec enthousiasme par le vice-Premier ministre russe Ivanov, présent à Munich, comme signe incontestable du changement important de la politique russe des USA d’une administration à l’autre. Novosti rapporte hier cette réaction: «Asked by reporters about his response to Biden's speech yesterday, Ivanov said it “was very positive.” Ivanov said he especially liked Biden's statement that it was time to “press the reset button” in relations between Russia and the United States.»

La même dépêche Novosti cite également la satisfaction d’Ivanov concernant l’attitude de l’administration Obama vis-à-vis du réseau anti-missiles BMDE. Il faisait allusion notamment au discours de Biden, affirmant qu’il fallait d’abord s’assurer du bon fonctionnement du réseau et qu’aucune décision ne serait prise sans consultation de la Russie. Ivanov aurait pu, – peut-être le faisait-il implicitement, – faire allusion à une réaction encore plus intéressante du nouveau directeur du NSC et conseiller d’Obama pour la sécurité nationale, le général James Jones, telle que la rapporte le même Observer.

«While Biden offered the Russians a policy shift towards co-operation and consultation, Barack Obama's national security adviser, General James Jones, told the Observer that plans to put parts of the Pentagon's missile shield in Poland and the Czech Republic – a project that Moscow says could trigger a new arms race – were being put on ice and that talks on the shield would be broadened.

»“We're interested in having a fresh look at each of our [foreign] policies. We're undergoing major policy reviews. Missile defence is one of those policies being reviewed. We will consult with our friends and allies and we'll take a fresh look at it.”

»A senior Nato official said the president was “in no rush” to develop the missile shield. “This is an overture to the Russians. We'll need to see how the Russians respond. They're sending mixed signals.”»

(D’une façon complémentaire, on relèvera l’incertitude US apparue concernant l’Afghanistan, par rapport aux affirmations de fermeté d’il y a une dizaine de jours.)

Le poids du désordre à Washington

Nous faisons une hypothèse. Si la conférence de Munich avait eu lieu une semaine plus tôt, nous proposons l’idée que le ton employé par la délégation US aurait été différent, sans doute moins arrangeant, moins conciliant. Les événements vont vraiment très vite, d’une rapidité à ne pas croire. En une semaine, la position intérieure d’Obama s’est dégradée, la situation économique s’est aggravée, la mesure de la vigueur des combats intérieurs, politiciens, à Washington D.C. pour seulement obtenir les instruments de la lutte contre la crise a été prise. Les commentaires dans ce sens résonnent partout, d’un Paul Krugman tragique (le 6 février: «Over the last two weeks, what should have been a deadly serious debate about how to save an economy in desperate straits turned, instead, into hackneyed political theater, with Republicans spouting all the old clichés about wasteful government spending and the wonders of tax cuts.»), – à une Nancy Pelosi, la Speaker de la Chambre, furieuse: «Washington seems consumed in the process argument about bipartisanship, when the rest of the country says they need this bill.»

A Washington, au poulailler du Congrès, on se chamaille sur le sexe des anges alors que le bruit de la terrible crise résonne dans tout le pays. C’est une situation typique de bas-empire, à l’heure de la décadence accélérée, lorsque les querelles politiciennes de sous-sol s’exacerbent tandis que le danger d’effondrement presse le pays. Obama manœuvre désespérément, et peut-être pas de la plus habile des façons. Il reste que la haute direction de l’exécutif US est, avec la haute direction politique française (et peut-être celle de Russie), la plus consciente de la gravité terrible de la crise. Le désordre et la nuit de Washington D.C. conduisent l’administration US à jeter par-dessus bord tout ce qui est inutile, pour mieux tenter d’affronter cette situation affreuse où il faut d’abord se battre contre ceux qui devraient être vos alliés dans la lutte contre le danger commun, avant d’espérer affronter ce danger commun. Il semble que, parmi les poids morts jetés par-dessus bord, il pourrait bien y avoir des pans entiers de la politique extérieure des USA, de l’administration Bush, dont l’absence de rapports avec la réalité éclate aujourd’hui, rétrospectivement, jusqu’à vous couper le souffle. C’est le sentiment qui prédomine désormais.

Il reste, dans cette accumulation de crises et de tensions qui nous touchent tous, mais parfois de façon différente, qu’il existe des points particuliers où le malheur des uns crée des opportunités pour les autres. Il apparaît de plus en plus clairement qu’une opportunité d’un réel intérêt est en train de naître aujourd’hui, pour l’Europe, cette fois dans le domaine politique et de la sécurité. La détente que Washington semble de plus en plus désirer avec la Russie a nécessairement un prolongement pan-européen.

Il apparaît de plus en plus nettement que Washington veut se débarrasser du fardeau de cette crise complètement artificielle créée par le complexe militaro-industriel sous l’administration Bush, du réseau anti-missiles en Europe (BMDE). Les déclarations de Biden et de Jones (surtout) sont significatives. (James Jones semble avoir conservé vis-à-vis de l’Europe cette position assez originale qu’on avait déjà remarquée lorsqu’il était SACEUR en Europe, qui le démarquait dans un cas ou l’autre du courant général de la politique belliciste US.)

Mais la pesanteur de la situation existe. On ne peut abandonner le BMDE sans autre forme de procès. Il faut bien assumer les engagements implicites fabriqués par cette crise artificielle. Une autre hypothèse que nous faisons est que la voie qui devrait être suivie serait de placer cette affaire dans la recherche d’un arrangement plus large, qui aurait la vertu de la nouveauté, qui constituerait pour le BMDE une “sortie de crise” par le haut. (Dans ce cas, l’“aspect iranien” de la BMDE est secondaire, comme il l’est en réalité.) On songe aussitôt à un nouvel arrangement général de sécurité en Europe, la fameuse “nouvelle architecture de sécurité” dont on parle depuis la proposition Medvedev. La chose a été rappelée par Merkel-Sarkozy dans leur article commun du 3 février, comme d’une nécessité pour la situation européenne, à mettre en place bien sûr en complète concertation avec la Russie, pour intégrer effectivement ce pays dans un concert européen de sécurité, comme une pièce maîtresse.

La nouvelle attitude US a une certaine solidité parce qu’elle est imposée par une situation intérieure, économique et politique, en constante dégradation. Il est possible que les USA accepteraient, dans de telles conditions, de transmettre certaines de leurs prérogatives à un nouvel ensemble paneuropéen où les Européens et les Russes occuperaient une place centrale (pas illogique, cela). Dans cette perspective, une réelle opportunité apparaît pour l’Europe, de retrouver une certaine indépendance dans le domaine de sa propre sécurité. Il faut voir si les Européens la saisiront, s’ils auront la volonté et le courage de la saisir.

Au reste, peu importe… La meilleure garantie qu’on puisse considérer n’est, évidemment, ni dans la volonté ni dans le courage des Européens, qu’on cherche souvent bien vainement; la meilleur garantie est d'une taille et d’un poids énorme; c’est la pression de la crise générale du système, dans ce cas, dans son action dévastatrice aux USA.