Brzezinski prend acte de la crise du Système

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Zbigniew Brzezinski a bien modifié sa vision du monde, depuis son jeu d’échec des années 1990 qui décrivait le triomphe global des USA grâce à d’habiles combinaisons géopolitiques mélangeant la force brute, le cynisme et les pressions d’influence. (Voir, le livre Le grand échiquier de Zbigniew Brzezinski, en 1997.) Aujourd’hui, en 2012, il publie Strategic Vision: America and the Crisis of Global Power ; plus rien à voir avec les échecs, et tout avec l’échec de la puissance américaniste tant célébrée...

Arnaud de Borchgrave a écouté une conférence de présentation de son livre par l’auteur. Ainsi nous apprend-il que, pour Brzezinski, la crise est au cœur du pouvoir et de sa puissance, dans la notion même de pouvoir et dans la puissance que le pouvoir prétend exprimer et déployer à son profit ; dans la disparition des centres de pouvoir irrésistibles (des “empires”, si l’on veut), y compris le plus important de tous, les USA ; dans l’installation du désordre général, enfin… Bref, qui ne reconnaîtrait dans tout cela la grande crise d’effondrement du Système ?

Borchgrave rend compte de la chose pour UPI, le 13 février 2012

«Talking about his 20th book ‘Strategic Vision -- America and the Crisis of Global Power’ – and arguably best geopolitical tome, Zbig, as he is universally known, said: “After the dissolution of the Soviet Union, we saw the emergence of a single power -- the United States. Many believed we had been chosen by God and commissioned by history to be the world's dominant power.” “Now here we are, two decades later, no longer pre-eminent,” he told a luncheon at the Women's National Democratic Club. “We're not declining, as some are suggesting, but we no longer command the world's respect, and we keep reading that China will soon supersede the United States, somewhere between 2016 and 2018” – four to six years from now.

»“No single state is a hegemon,” Brzezinski, a Center for Strategic and International Studies counselor, points out, “and we are still the most powerful. But our society is stagnating. We have just blown $1.5 trillion on two unnecessary and costly wars, both in blood and treasure, that were falsely justified and totally unwinnable.” “The consequences,” he argues, “were a dramatic decline in America's global standing in contrast to the last decade of the 20th century, a progressive delegitimation of America's presidential and hence also national credibility and a significant reduction in the self-identification of America's allies with American security.”»

Le reste du propos tel que le rapporte Borchgrave est composé d’appréciations qu’on peut considérer comme justes si elles sont prises séparément, – d’une façon réductionniste et “négationniste” de la spécificité de la crise centrale, – mais qui se révèlent alors contradictoire du propos essentiel qui est la prise en compte, justement, de cette crise centrale. Ainsi apprend-on que les USA sont dans un état pitoyable (infrastructures désintégrées, gouvernement paralysé, direction politique continuellement à vendre, etc.), mais qu’ils ne sont pas en déclin et qu’ils restent tout de même capables de mener le bloc BAO vers des lendemains qui chantonneraient encore un peu ; mais que la crise iranienne, qui pourrait permettre à Israël d’entraîner les USA dans une attaque de l’Iran, serait catastrophique, d’abord pour les USA ; qu’il aurait fallu intégrer la Russie dans l’OTAN pour la “civiliser” (le Polonais Américain parle) ; que la Chine va devenir la puissance dominante qu’il ne faut surtout pas “démoniser”, alors que le même Zbig nous dit par ailleurs que le concept de “puissance dominante” ne signifie plus grand’chose…

«Why the United States no longer commands the world's respect as it did when it emerged victorious from the Cold War struggle with the Soviet Union isn't too hard to understand. But the United States is still the richest country in the world, innovative, with residual energy and patriotism, which can still be harnessed and led in the right direction. The United States can take the lead on human rights and freedom of the press and has what it takes to revitalize the Western powers in a concerted effort. […]

»Brzezinski argues the United States should enlarge the West by incorporating Russia. U.S. leaders missed the boat at the end of the Cold War when some leading Cold War warriors said publicly it was time to invite a new Russia into NATO, which would have compelled Russia's new leaders to opt for the democratic West. Vladimir Putin would like to create a Eurasian union, says Brzezinski, made up of the former states of the Soviet Union but most of these countries are determined not to go back in to a union dominated by the men in the Kremlin. […]

»Demonizing China, says Brzezinski, is simply to invite China's leaders to demonize the United States back. The United States is interdependent in many areas and weaving China's leadership into a web of mutual interests with the United States makes more geopolitical sense than confrontation.

»An Israeli attack on Iran, Brzezinski says, would be an unmitigated disaster for the United States more than for Israel in the short run and a fundamental disaster for Israel in the long run. It would trigger a collision with the United States and make our task in Afghanistan impossible. It would set the Persian Gulf ablaze; increase the price of oil three or fourfold. Americans, already paying almost $4 a gallon, would see this quickly escalate to $12 or more. Europe would become even more dependent on Russian oil than it already is. So what would be the benefit for the United States?»

D’une certaine façon, Brzezinski montre qu’il reste, parmi les vieux “penseurs” de l’américanisme qui s’appuient sur l’expérience et sur une vision intégrée du monde, certainement le plus “réaliste” et le plus apte à accepter les changements fondamentaux ; rien à voir avec un Kissinger, qui restera jusqu’au bout un puissant penseur “de cour”, attentif à flatter le pouvoir en place, quel qu’il soit. Brzezinski fut ainsi, au long des années 2000, celui qui se montra le plus critique de la conception alarmiste et obsessionnelle que l’Amérique a adoptée à l’égard du terrorisme. Il est aussi un des rares, à Washington toujours, à ne pas faire dépendre son jugement des chiffres faussaires du chômage soi disant en baisse ou des chiffres abracadabrantesques du budget du Pentagone soi-disant mesures de la puissance. Par conséquent, son diagnostic de la crise du pouvoir per se comme crise globale fondamentale, pour ne pas être exceptionnelle désormais, le distingue au moins de ses pairs washingtoniens. (On a vu tout de même que ce constat est désormais largement partagé, dans nombre d’administrations de sécurité nationale, dans nombre de pays, y compris du bloc BAO.)

Pour autant, Brzezinski ne va pas au bout de sa logique, qui est simplement la mise en cause du Système, c'est-à-dire sa perversité intrinsèque et sa destruction assurée. La logique est pourtant lumineuse (mais la lumière est parfois si vive qu’elle devient aveuglante pour certains, certes). Un tel effondrement du pouvoir et de la puissance, sans défaite majeure, et même sans défaite du tout, sans catastrophe bouleversante, au contraire avec une activité militariste impudente des USA dans le monde entier, avec des interventions discrétionnaires et comme en terrains conquis, avec des manipulations sans nombre, etc., devrait conduire à la conclusion qu’il y a quelque chose d’infiniment pourri au cœur de la chose, c’est-à-dire dans le Système lui-même. (Certes, la dynamique de la surpuissance se transformant en dynamique d’autodestruction.) Brzezinski ne va pas jusque là, parce qu’il s’agit d’un territoire véritablement inconnu pour lui, voire impensable et inconcevable pour un esprit qui s’est formé sous l’influence formidable du concept de puissance et du goût de la puissance de l’américanisme comme émanation du Système. Il n’empêche que tout se passe comme s’il le faisait, mais inconsciemment ; s’il ne l’affirme pas et s’il n’en a pas une conscience claire, Brzezinski prend donc acte de la crise d'effondrement du Système. Cette prise de position apporte sa contribution à la dissolution de l’édifice du Système.


Mise en ligne le 14 février 2012 à 09H52