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117525 juin 2011 — Pour une des rares fois où il parle du président Obama dans des termes presque compatissants, Justin Raimondo observe (le 24 juin 2011, sur Antiwar.com) :
«Our president, a prisoner of history, bravely confronts circumstances shaped by others. He praises himself for making “one of the most difficult decisions I’ve made as President,” the launching of the “surge” in which 30,000 more troops were sent to the supposedly neglected Afghan front. "We set clear objectives," he averts, and yet our ultimate goal was – and still is – obscured in murk: does anyone, including the President, know what victory looks like
Le même 24 juin 2011, M K Bhadrakumar se sentait dans un état d’esprit particulièrement compatissant, lui aussi, et, par conséquent, extrêmement indulgent. Il eut, pour cette raison, des mots très aimables pour Obama, – mais attention, pas pour n’importe lequel, – pour Obama-le-vaincu, à qui il reconnaît un courage considérable…
«After all, it takes superhuman courage for a commander-in-chief to realize that a war cannot be won. It is even more difficult to make sure that the retreat doesn't look like a defeat or having to be made from the top of the US Embassy building in Kabul in helicopters. Obama is successfully achieving both.»
Pour le premier (Raimondo), ce sont les isolationnistes qui ont gagné, contre le War Party, et là-dedans Obama, “prisonnier de l’Histoire”, a joué le rôle de la marionnette, non pas de tel ou tel groupe comme on voudrait le laisser entendre, mais du reclassement en cours de l’histoire du monde, donc marionnette de l’Histoire… Nous avons déjà signalé par ailleurs ce passage sur l’inévitabilité de la victoire du camp isolationniste, selon Raimondo : «The anti-isolationist campaign may succeed in intimidating some politicians who might otherwise find the prospect of jumping on the anti-interventionist bandwagon tempting, but it is, at best, a rearguard action.»
Pour M K Bhadrakumar, après la décision d’Obama il y a “les perdants”, – au premier rang desquels il place le Pentagone, centre même de la puissance expansionniste américaniste ; et il y a les gagnants, et ce sont d’abord les talibans. Ainsi, pour lui, se clôt l’aventure afghane des USA, commencée quelque part autour de 1978-1979 (voir Brzezinski) ; désormais, l’Afghanistan entre dans une logique régionale, et c’est pour cette raison que l’Organisation de Coopération de Shanghai, notamment avec la Chine et la Russie, et peut-être, très vite, avec l’Inde et le Pakistan, doit désormais s’apprêter à jouer un rôle historique. M K Bhadrakumar écrit le 24 juin 2011, sur le site russe StrategicCulture.org :
«The SCO just passed its tenth anniversary a week ago and probably is being thrust into a central role already in regional security as the only credible bulwark against instability and religious extremism and terrorism. […] All this boils down to the criticality of a regional consensus. The SCO decision to consider the membership of India and Pakistan may have come just in the nick of time. The US strategy was to strike grand bargains or effect ”reset” selectively in its relations with individual countries and to retain the monopoly of conflict resolution in Afghanistan. But the strategy has failed. The geopolitical reality is that the US simply lacks the resources to carry on with the Afghan war. […] For the Central Asian countries, Obama’s drawdown speech should come as a moment of truth: US is a distant power…»
Avis également partagé par Patrick Buchanan, pourtant fort critique de la décision d’Obama, mais simplement parce qu’elle ne fait que “postposer l’inévitable” qui est le triomphe à venir, très vite, d’une politique isolationniste, ou néo-isolationniste, des USA (sur Antiwar.com, le 24 juin 2011).
«…But the Islamic world will see the U.S. pullout from Afghanistan for what it is: a retreat, forced upon a war-weary America by Islamic holy warriors who are the sons of the mujahedeen who drove out the Red Army in the 1980s and helped to bring down the Soviet Empire.
»Make no mistake. Obama is headed for the exit ramp…»
Tout cela est formidablement et majestueusement exprimé par la tirade de conclusion de Peter Osborne, le 23 juin 2011 dans le Daily Telegraph :
«Certainly, America remains the greatest military force on earth, with three million men and women in uniform and seven formidable battle fleets, with a combined tonnage greater than the next 13 largest navies combined. Yet the sorry lesson of Iraq and Afghanistan is that this prodigious military muscle is practically useless for 21st-century warfare. Incoming defence secretary Leon Panetta’s solution, expounded at his Senate confirmation hearing earlier this month – to place US military personnel under CIA direction, so their operations can be made secret and unaccountable – is sinister and unconstitutional.
»Back in 1974, as the US prepared to abandon Vietnam, its national deficit stood at $6.1 billion, equivalent to about $27 billion today. This year’s deficit is $1,660 billion – 60 times higher. Back then, US debt stood at $475 billion (around $1.8 trillion, inflation adjusted). In the intervening period, that debt has risen sevenfold to around $14 trillion, having doubled over the last seven years alone. The withdrawal from Afghanistan is, in part, the unexpected consequence of this financial crisis.
»There is a sense that yesterday’s Afghan defeat was ordained when Barack Obama, with his mandate to bring George W Bush and Tony Blair’s senseless “War on Terror” to an end, won the 2008 presidential election. Now Obama has fulfilled his promise, and the task that lies before him now is to manage that defeat. More serious than America’s military defeat in Afghanistan has been its moral defeat. Again and again, it has behaved as hideously, and with the same barbaric contempt for human rights, as the worst of its enemies. Obama needs to reunite the United States with civilised values and redefine his country’s role in the world.
»The rest of the familiar post-war architecture has gone. America is no longer capable of being the policeman of the world, and may retreat to its historic isolation. Across the Channel, the debt crisis is wrecking the European dream. History is moving faster than ever, and taking us into a new and formless world.»
Il est vrai qu’il est tentant de s’en tenir à cette dernière phrase, pour poursuivre notre commentaire : «…History is moving faster than ever, and taking us into a new and formless world.» Effectivement, face à cela, Obama, “prisonnier de l’Histoire” ou marionnette de l’Histoire, ne fait guère le poids. De tous ces commentaires, même de ceux (les deux Américains, Raimondo et Buchanan) qui lui prêtent une tactique délibérée de retardement, il ressort qu’Obama constitue un glorieux et habile ratage de l’Histoire. Les compliments dont l’accable M K Bhadrakumar ont un ton un peu sardonique, puisqu’ils s’adressent à l’habileté et au talent du fossoyeur de l’“Empire”.
Mais certes, il s’agit bien plus que “de l’‘Empire’”, et Osborne a raison, de ce point de vue, d’inclure l’effondrement britannique sous le poids de la dette, et l’effondrement du “rêve européen” sous le poids de ses divers pays/Etats-membres endettés jusqu’à l’os et emprisonnés par le carcan européen. Il ne fait pas de doute que, dans son esprit, mais aussi, indirectement, dans celui des deux commentateurs US qui applaudissent à l’arrivée de l’isolationnisme, et dans celui de M K Bhadrakumar qui annonce que le problème afghan est devenu un problème régional où “l’Ouest” n’a plus rien à faire, c’est tout un ordre du monde qui s’effondre.
Il y a quelque chose de remarquable et de très frappant dans le contraste entre ces divers commentaires d’observateurs effectivement qualifiés d’une façon ou d’une autre, annonçant la fin d’un monde, et la décision d’Obama, calibrée au millimètre pour tenter de heurter le moins possible les factions à l’intérieur du jeu politicien washingtonien, annonçant un retrait somme toute assez réduit, affirmant que les USA sont prêts à reprendre le combat si la nécessité s’en fait sentir… Mais l’on comprend cela, finalement, la puissance du contraste. Les uns et les autres veulent mettre de l’ordre là où il n’y en a pas, fût-ce en annonçant la fin d’“un ordre du monde”, – ce qui implique qu’un autre va naître pour lui succéder. C'est une habileté de raisonnement, car ce n’est pas du tout le cas. Le bloc américaniste-occidentaliste s’en va, mais avec suffisamment de mauvaise grâce, en traînant les pieds, comme un tricot de mauvaise qualité se défait, parce qu'il est d’ores et déjà désordre lui-même, depuis un certain temps, et par conséquent ce départ n'annonce pas “la fin d’un ordre” ; et, là-dessus, la décision d’Obama, qui est une cerise suspecte sur le gâteau, a la grandeur de ce que l’on décrit, aussi bureaucratique que possible pour pousser à la liquidation de la chose, et, en réalité, aussi marquée par le désordre qu'on puisse imaginer (voir la situation à Washington). Tout cela, enfin, pour rendre presque impossible, justement, cette tâche de la naissance d’un autre ordre promis à prendre la succession d'un ordre qui n'existe plus depuis longtemps, et tout le monde soumis et promis au même désordre.
…Et l’on comprend encore mieux, d’ailleurs, en prenant l'annonce de l'événement différemment : l’effondrement de l’“Empire”, l’effacement de “l’Ouest”, de ce bloc américaniste-occidentaliste, est une chose trop promise et trop espérée, trop attendue, et depuis trop longtemps, et déjà si largement avancée, pour qu’elle ne soit pas accueillie aussitôt pour ce qu’elle est, malgré les habiletés de fortune d’un Barack Obama. Seuls Obama et les allumés du War Party, et les services de la communication chargés des narratives en cours, continueront à croire et à tenter de faire croire que la politique US en Afghanistan n’est pas, depuis le 23 juin 2011, celle d’une capitulation sans conditions réellement sérieuses.
Face à l’Histoire et à l’heure où l’on fait les comptes, personne ne comprendra vraiment Barack Obama sinon à lui reconnaître une médiocrité comme les autres, parce qu’il aurait dû annoncer en décembre 2009 ce qu’il a annoncé le 23 mai 2011… (En plus de tout cela, décembre 2009, mois où il recevait le Prix Nobel de la Paix.) Il aurait dû prendre l’Histoire par surprise, et ainsi espérant qu’il aurait pu profiter de la surprise pour tirer son épingle du jeu ; l’Histoire aurait sans doute apprécié la chose, acceptant de se faire prendre un peu de force et lui faisant une bonne fortune pour l'occasion. Au contraire, il est conduit à une capitulation dont il ne recueille même pas l’éclat en proclamant, comme il aurait pu le faire en décembre 2009, que c’est la capitulation d’un désordre mauvais, fondé sur l’iniquité, l’injustice et l’excès pathologique de puissance. (En 2009, Obama n’avait alors pas pris de part importante à l'élaboration et au développement de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” qui est mise en cause par la décision sur l'Afghanistan.) Bref, “prisonnier de l’Histoire” Barack Obama, et impuissant à jouer son va-tout d’“American Gorbatchev”, qui aurait été effectivement une tentative de s’arranger de l’Histoire selon des termes éventuellement intéressants. Gorbatchev, le vrai, s’était “libéré de l’Histoire” en lançant et en conduisant jusqu’à son terme sa tentative révolutionnaire… “Prisonnier de l’Histoire”, Obama l’est toujours sans rien épargner de leur destin fatal aux USA. Au contraire, il opère dans une position et dans des circonstances chronologiques qui rendent ce pays d’autant plus vulnérable à de graves soubresauts qu’il (Obama) est censé le conduire dans les eaux plus apaisées d’une sorte de “néo-isolationnisme”, au prix probable d’une polémique très virulente. Cela, Obama ne saura pas faire non plus.
“Prisonnier de l’Histoire”, jusqu’au bout…
…Cela écrit, est-ce vraiment un mal ? On se doute bien que notre réponse est négative, – mais non, pas du tout, dirons-nous si nous adoptons un point de vue plus “objectivement” anti-Système, – ce qui est le seul moyen d’arriver à une appréciation se rapprochant le plus possible d’une appréciation juste de la qualité de l’événement. En décembre 2009, si Obama avait réussi à forcer son destin, d’une part il l’aurait fait en donnant des gages au Système parce qu’il n’aurait probablement pas eu assez de volonté pour imposer une rupture comme celle qu’imposa Gorbatchev, et d’autre part il l’aurait fait avec un Système encore dans une position de surpuissance, dépassant éventuellement encore largement sa tendance à l’autodestruction. Aujourd’hui, les temps sont très différents.
Il n'est pas question de ne pas lier très fortement, jusqu'à l'identité, la décision d’Obama et le climat politique et psychologique à Washington depuis la fin mai, notamment avec la révolte en cours à la Chambre des Représentants. La polémique sur la Libye, sur un sujet qui ne semblerait pas très important à nombre d’observateurs et sans rapport nécessaire avec l’Afghanistan, est d’une importance fondamentale, au contraire, parce qu’elle se mue en un symbole qui met en cause toute la politique belliciste du Système (dito, “la politique de l’idéologie et de l’instinct”). (Au reste, on doit se rappeler qu’au départ de cette fronde de la Chambre, il y eut également, à l’occasion d’un vote, une contestation de la guerre en Afghanistan au nom de son coût financier.) Ce qu’Obama n’a pas su faire, le Système, dans ses soubresauts autodestructeurs, dans sa logique d’autodestruction qui accompagne la manifestation de sa surpuissance, y parvient. L’effet psychologique est formidable et, effectivement, donne toute sa puissance à la perception, contrastant avec l’apparence de la décision, que la décision d’Obama sur l’Afghanistan est d’une telle importance, de l’importance d’une capitulation et d’une déroute impliquant tout le Système et signalant la fin d’une époque et le début d’une autre. Il apparaît évident que ni un Raimondo, ni un Buchanan, n’auraient les appréciations qu’ils ont sur la décision d’Obama, en la percevant comme une capitulation à peine dissimulée, s’il n’y avait eu les remous à Washington, à propos de la Libye, depuis un mois. Le climat psychologique les conduit à ces jugements, et leurs jugements, à leur tour, renforcent le climat psychologique et l’appréciation générale d’une déroute d’Obama et du Système en Afghanistan.
Pour la même raison, on est conduit à avoir, à propos de la décision d’Obama concernant l’Afghanistan, une appréciation beaucoup moins laudative, et une appréciation beaucoup moins élogieuse du comportement d’Obama, que, par exemple, celles d’un M K Bhadrakumar. Ce sont ces remous à propos de l’affaire libyenne, l’évolution de l’opinion tant au Congrès que dans le public, qui ont évidemment joué un rôle très important dans l’évolution d’Obama, et pour sa décision, contre les avis et les pressions des militaires. On voit par ailleurs que l’intensité du débat (notamment entre Obama et les militaires) pour arriver au discours annonçant la décision mercredi dernier s’est particulièrement affirmée durant le mois précédant le discours d’Obama, qui est le mois qui a vu s’affirmer la révolte de la Chambre («There were reports of heated discussions during the month before Mr Obama's prime-time speech on Wednesday night. Gen Petraeus characterised them as “vigorous” and “healthy debate”», selon le Daily Telegraph du 23 juin 2011) ; le facteur intérieur a été lui-même signalé par Gates, lors d’une émission de CNN : «…debate in the White House [was] about “not only the situation on the ground in Afghanistan but also political sustainability here at home”.»
En d’autres termes, Obama a agi également, et peut-être fondamentalement, par opportunisme électoral (on sait que ses décisions devraient rendre tous leurs effets au plus haut de la campagne électorale des présidentielles, en 2012). Il semble finalement que les circonstances électorales soient les seules circonstances qui puissent susciter, chez ce président, des décisions importantes, affirmées, et un comportement d’autorité vis-à-vis, par exemple, de ses généraux. Dans ce cas, la décision d’Obama se place dans la droite ligne d’une situation qui a changé à mesure de son “eschatologisation”, avec un transfert massif du poids et de la responsabilité des décisions sur le seul Système et à mesure des pressions nées de diverses crises, dont certaines effectivement eschatologiques. Tout cela dépasse manifestement les capacités générales courantes du sapiens standard, occupant actuellement les places importantes dans les directions politiques.
Comme dans la plupart des événements d’importance depuis quelques années, et sans aucun doute depuis 2006-2010, les pressions des crises et les pressions du Système ont un effet essentiel sur les événements en cours et rendent les décisions des responsables inéluctables et quasiment déterminées en dehors de leurs propres volontés, s'ils en ont encore. On n’est pas, on n’est plus “la marionnette” de tel ou tel groupe, tel ou tel centre d’intérêt, etc., mais “marionnette” des événements, des crises, et de la poussée générale de l’Histoire, cédant en général dans les circonstances les moins favorables et sans savoir précisément pourquoi. Obama s’y soumet comme les autres, disons tout de même avec plus de brio et d’élégance que les autres. Toutes ses qualités auront donc servi et serviront donc à cela : capituler avec un peu plus de brio et d’élégance que ses collègues du rang.
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