Ce que vous ne pouvez étouffer, embrassez-le…

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Cette construction analogique est suggérée par le Racine de BritannicusJ’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.», Acte 4 Scène 3). Elle est fort d’actualité aujourd’hui, marquant ainsi l’extraordinaire confusion suscitée par l’intervention en Libye, la difficulté pour les uns et les autres de tenir une position cohérente, l’incertitude des références, etc. C’est donc avec la référence de Racine, qui en vaut beaucoup d’autres à cet égard, que nous allons proposer une analyse déjà esquissée ici et là, à propos de ce qui nous semble être un débat sous-jacent en France.

L’argument de départ, ici, est un article de Jean-Pierre Chevènement, assez inhabituel nous semble-t-il puisque dans le Guardian (le 26 mars 2011) où il a assez peu l’habitude de publier. Le “Che” fait grand cas de ce qu’il estime être une nouvelle “relation spéciale” entre la France et le Royaume-Uni, sur les débris d’un euro pulvérisé et, par conséquent, pour la France, sur l’enterrement d’une “alliance spéciale” avec l’Allemagne. Bien entendu, ces réflexions se font à l’occasion de la crise libyenne où l’on peut voir, volens nolens, Français et Britanniques sembler mener de concert cette étrange intervention de “protection humanitaire” (doctrine dite du “devoir de protéger”), sous la surveillance sans surprise mais un peu dispersée de l’oncle Sam. Chevènement ne fait pas l’apologie de la chose (l’intervention en Libye) mais il semble tout de même s’en féliciter un peu, ou indirectement ; de même pour la politique du président de la république française, – pourtant qualifiée de “bizarre” ici et là… Cela nous donne notamment ceci :

«Today, the crisis of the euro reflects the impasse reached by supranational Europe. The French project of burying German reunification within a federal Europe – the idea behind the Maastricht treaty – ended long ago. And curiously, it is this moment which President Sarkozy has chosen for France to rejoin Nato, under the bizarre pretext of facilitating the emergence of “European defence”. […]

»[I]n addition, French diplomacy has recently followed in the wake of US diplomacy. But the US is less and less concerned about Europe; it is increasingly turned towards the Pacific and China. While French diplomacy has lost its bearings, it could find them anew if it returned to De Gaulle's Europe of nations, whose vocation is to exist between the US and China. Is this the path laid out by the Anglo-French agreements of November 2010? It is too early to say, however desirable the prospect may be. Relations with Barack Obama are no longer a bone of contention between the two countries. The UK is seeking to influence the US by remaining close to it, France is pursuing the same objective by opposite means: independence, but within an alliance. And as for Nato? Yes, but only on the condition that we do not compromise our influence in Arab countries.

»In recent weeks, the US has only allowed France and the UK a hand in Libya, nothing more. Our two long-lived nations must, together, represent the aims of the US leadership while also taking care to work within a frame of legality in an international context, keeping the protection of civilians in mind. We must respect the democratic will currently expressed by the Arab world, and gather a maximum number of Arab, African and developing countries around a strategy which should only seek to establish the conditions of self-determination for the Libyan people. This is how we will, together, best prepare the future of a great democratic Europe of the nations – one stretching from the Mediterranean to Russia…»

Mettons cela en parallèle avec la “bizarre” apologie de la diplomatie française sous Sarko et Juppé (mais pas “sous” BHL) et du “devoir de protection”, par Hubert Védrine, – “bizarre” par rapport à ce qu’on sait de l’esprit des conceptions de Védrine. Ajoutons-y un zeste paradoxal de “défense européenne”, explicitée avec emphase par Sarko, le président français (précisons-le), où justement cette position française au sein de l’OTAN, et cette action française et franco-britannique marquée à la culotte par la chaîne de commandement US, seraient effectivement décrites comme une sorte de prélude à une véritable “défense européenne”. (Voir et lire quelques considérations à l’emporte-pièce de Sarkozy sur une “défense européenne” née comme une génération spontanée du cœur de l’OTAN, que constituerait en réalité l’engagement franco-britannique en Libye, sur Bruxelles2, le 26 mars 2011.) Ajoutons-y la narrative qui commence à circuler sur une néo-interprétation de l’action française en Libye, où il s’agirait finalement plutôt de “stabiliser” un pays que d’y effectuer une mission humanitaire, avec de charmants sophismes comme celui de définir cette “stabilisation” par la nécessité de bloquer l’influence montante d’Al Qaïda alors que cette influence, si elle est effectivement montante, l’est justement à cause de cette opération où se place l’action française (Bruxelles2 encore, le 28 mars 2011, sur les “dix bonnes raisons d’intervenir en Libye”)… Pour terminer, n’oublions pas, un gros plan sur Juppé interviewé à RTL mardi dernier, Juppé qui touille toute cette salade dont la recette vient en droite ligne de BHL et qui, interrogé sur “son sentiment” vis-à-vis de l’action de BHL, répond qu’il en éprouve “de l’amusement”  ; “Non, mais votre sentiment ?”, insiste le journaliste ; “Mais l’amusement est un sentiment”, répond Juppé, avec une tonne de mépris à destination de BHL, assaisonnée d’une bonne dose d’agacement…

Cela conduit à considérer l’hypothèse qu’il existerait aujourd’hui, ou qu’il serait en train de se former, par génération spontanée là aussi ou par démarche délibérée, une sorte de “ligne” objective, reliant notamment, formellement ou non, quelques personnalités de poids, sans aucune référence partisane bien entendu, d’une conception diplomatique classique française, avec quelques points d’une interprétation nouvelle de l’action française en Libye. Cette “ligne” consiste à tenter d’extraire ce qui peut l’être du désordre que constitue cette affaire libyenne depuis le début, pour rétablir une vision et une appréciation cohérentes de l’action de la France, éventuellement dans un cadre européen mais certainement débarrassé des pesanteurs du type de l’alliance obligée avec l’Allemagne au profit d’un partenariat avec les Britanniques, et en faisant des liens avec les USA une pesanteur nécessaire mais nullement contraignante. Il s’agit également, et essentiellement, d’écarter la main mise des conceptions humanitaires et “droitsdel’hommiste” sur cette même diplomatie française, pour lui réinjecter quelques doses solides de réalisme qui seraient plus conformes aux traditions du domaine. Si, là-dessus, les événements pouvaient écarter un BHL du centre de la scène, nul ne s’en plaindrait sans doute dans le groupe considéré.

Comme on l’observera, il s’agit, bien plus que d’actes concrets, de développer une interprétation et de favoriser une perception qui soient plus conformes à l’appréciation traditionnelle, fondée sur la légitimité et l’indépendance, de la diplomatie française. Pourquoi pas, jugera-t-on, si effectivement un déplacement des jugements peut conduire à un “statut” différent donné à l’opération libyenne, et à la diplomatie française. On constatera alors que se trouvent au moins confirmés l’extraordinaire aspect malléable, la plasticité interprétative de l’affaire libyenne, dont le désordre et le caractère informe sont tels qu’ils permettent effectivement d’envisager de pouvoir lui donner des interprétations complètement différentes sans vraiment la dénaturer. (Cela conduirait, en passant, à la question innocente de savoir si l’on peut dénaturer ce qui n’a point de nature spécifique.)

Que devient Sarkozy dans tout cela ? Pas grand’chose, puisqu’il ne fut jamais qu’un exécutant de ce qu’il juge être de bonnes occasions, et qu’il peut l’être de choses absurdes comme de choses constructives, ou qu’il peut l’être d’une chose qui serait successivement jugée stupide et constructive par simple changement du point de vue. N’ayant aucune idée qui lui soit propre, et, encore moins, aucun accès à l’intuition haute de ce qui est fondamental dans une politique et dans le destin d’une nation, et n’étant efficace que dans le rythme de l’action, Sarkozy en est réduit à des choix d’inspiration pour son action et pour le rythme de cette action ; il lui reste à faire ou pas le “bon choix” de l’inspirateur, avec le pourcentage d’erreur afférent ; aussi bien pourrait-il, demain, fermer sa porte à BHL et choisir une inspiration différente pour ce qui ne serait d’ailleurs qu’un habillage interprétatif de son action. Cette situation peu ordinaire montre, pour surenchérir sur ce qui a été dit plus haut de la “plasticité interprétative” de la crise libyenne, que nous nous trouvons effectivement dans une époque totalement maistrienne, où il ne nous est donné que la faculté d’interpréter ou d’accompagner des événements qui répondent à des courants métahistoriques supérieurs, et en aucun cas celle d’influer décisivement sur ces événements considérés dans leur rôle global dans l’évolution de la crise générale. Qu’un BHL arrive à se glisser avec ses conceptions postmodernistes grandioses dans cette mécanique ne fait que confirmer le caractère accessoire des agitations qui ont cours dans la basse-cour humaine… Néanmoins, et pour le cas envisagé, s’il peut en être écarté on ne s’en portera pas nécessairement moins bien.


Mis en ligne le 28 mars 2011 à 16H34