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188619 octobre 2013... J’aime bien la télévision, et aussi le cinéma de notre époque qu’on y voit, cela nullement par affection ni estime pour ces deux activités, – là n’est pas le débat, – mais parce qu’ainsi je dispose d’un outil de reconnaissance du spectacle du monde et ce qu’en dit son compagnon illustratif qu’est le cinéma, sans pour autant me compromettre, en aucune façon, ni avec l’un ni avec l’autre, ni avec ce monde-là, et ainsi faire mon travail de veilleur de nos tourments sans tomber dans les rets de l’objet évident de mon guet. C’est dire combien ce “j’aime bien” est diablement ambigu. Il n’y a aucune considération, ni d’esthétique ni de hauteur d’esprit dans tout cela, – sauf le cas rarissime d’une surprise toujours possible, – mais simplement un rapport introductif à sa réflexion du veilleur en question.
L’introduction me permet d’en venir au film de Jean Becker, fils de Jacques, Bienvenue chez nous, que j’ai pu voir à la télévision récemment. Peu importe les détails, les éventuels jugements et impressions du film, ce qu’on dit de ce réalisateur que l’un ou l’autre critique a apprécié comme “pétainiste” parce qu’il n’a pas l’air de goûter la France postmoderne par rapport à celle de nos ancêtres, etc. Je m’arrête au film, qui montre le destin d’un peintre assez célèbre, vivant en général assez heureux dans sa campagne, qu’on prend dans le récit alors qu’il n’est plus si heureux que cela puisque le voilà plongé dans une crise terrible parce que littéralement existentielle ... Comment dirait-on ? Dépression ? Ce n’est pas si sûr, parce qu’il n’y a nullement la continuité de l’état d’abattement, d’atonie et de quasi-paralysie de la volonté de la dépression. Le peintre, interprété par Patrick Chesnais, est instable, furieux, abrupt, horriblement malheureux de lui-même, serré en lui-même comme si sa peau l’étouffait ; aussi parlerais-je plutôt de “mal de vivre”, voire d’“acédie” dont l’expression psychiatrique est l’anxio-dépression, ou bien encore de taedium vitae (“dégoût de vivre
Ce qu’il m’intéresse alors de rapporter, c’est ce moment où notre peintre explique à un ami son état, en termes pressants mais parfaitement clairs. Et aussi et enfin, mon intérêt le plus précis va à cette remarque qu’il fait pour tenter de synthétiser son trouble en une formule décisive ; il cite une phrase de Claude Lévi-Strauss dans sa dernière interview je crois, avant sa mort qui eut lieu à quelques semaines de son 101ème anniversaire ; et la phrase de Lévi-Strauss, que le peintre prend ainsi complètement à son compte, dit ceci : «Je regarde le monde dans lequel je finis mon existence et ce n’est pas un monde que j’aime.» C’est là, comprend-on, la cause fondamentale du malaise du peintre, contre laquelle toutes les psychiatries du monde ne peuvent pas grand’chose.
Je n’avais pas lu cette interview de Lévi-Strauss et découvris ainsi la formulation que le grand ethnologue avait fait d’un malaise qui était le sien, mais qui est aussi, dans les temps sombres que nous traversons, partout présent au moins à l’état latent, par sa prégnance, par sa force, par son évidence. A la réflexion, j’ai trouvé cette formulation prodigieuse de vérité, pour le peintre du film mais aussi bien pour moi, sans qu’on doive y voir une tentation de suicide ou une volonté de mort de soi-même, toutes ces choses dépendantes autant du caractère que de l’état de la psychologie. J’ai vu cette formulation comme une révélation, comme c’est souvent le cas avec une phrase foudroyante, un mot aussi clair qu’un soleil, qu’on rencontre souvent guidé par un hasard qui prend alors des allures intuitives. Ce qui importe est que cette phrase rend compte, presque objectivement, d’un constat exposant cet immense malaise qu’on ne peut pas ne pas sentir, ni même ressentir parfois pour son compte, dans cette époque-ci qui a fabriqué ce “monde où je vis”.
On entendrait presque Lévi-Strauss dire cela, de sa voix douce, presque bienveillante, et pourtant la phrase tombe comme une sentence sans appel. On comprend, à lire et relire cette phrase, à la résumer pour ce qu’elle nous dit (“je n’aime pas le monde où je vis”), qu’elle se détache de certaines contingences d’humeur, d’une certaine affectivité exacerbée, voire de malaises psychologiques individuels. Cette phrase est parée de la fondamentale objectivité du vrai ; elle nous parle de “ce monde“, du “monde tel qu’il est devenu” ou du “monde tel qu’il se découvre”, en écartant notre propre implication dans son évolution. Ce n’est plus mon
A ressentir cette idée de cette façon, je retrouve un très profond sentiment de moi-même. Certes, je me sens étranger à ce monde, je ne puis m’y trouver à mon aise, “comme chez moi”, tant il me déplaît par tous ses caractères, tant il me semble hostile, et surtout sans lieu de parenté ni même de communauté avec tant de choses que j’aime. Ce n’est plus une question d’anciens et de modernes, de nostalgie du temps passé, choses que j’ai par ailleurs souvent éprouvées, de la façon la plus naturelle du monde me semble-t-il ; non, c’est beaucoup plus grave et beaucoup plus profond, et d’une substance différente : comme une menace de la destruction de l’identité de soi-même par rapport au cadre de la vie, et cela imposé par quelque chose d’extérieur à soi, et même quelque chose d’extérieur à l’évolution normale des choses, voire d’une civilisation, voire même de la décadence d’une civilisation. Il s’agit du sentiment, éprouvé par soi-même, au risque d’un engagement radical du jugement, que “ce monde où je vis” s’est soudain imposé et découvert comme un imposteur, un monde-imposteur. Il y a comme une rupture, une agression furieuse là-dessous, qui intervient dans cette époque et pour la caractériser, et cette rupture que nous vivons depuis ces quelques années où soudain le temps s’est contracté dans une accélération inédite de l’Histoire. Je me sens trompé, floué, comme si, pour prendre ce cas assez classique, la personne avec laquelle vous viviez, qui était une compagne, une amie, avec de multiples liens, une proximité et une intimité, se découvrait soudain comme une inconnue hostile, avec laquelle vous n’avez nulle accointance, que vous sentez, justement, complètement étrangère à vous, qui est une usurpatrice de l’autre qu’elle était auparavant, que vous ne connaissez pas et que vous n’avez aucun désir de connaître en vérité tant vous sentez en elle de danger pour vous-même. Il y a comme une terrible tromperie, une mystification et une usurpation d’une profonde perversité. Cette parabole générale sortie de cette citation et du malaise qu’elle recouvre rencontre effectivement l’expérience de mon existence.
J’ai vécu plusieurs époques, et même je dirais que j’ai vécu plusieurs vies, au gré de mes déplacements forcés ou pas, de mes changements de cadre de vie, et même de mes changements de vie. (J’ai déjà suggéré cela, je crois, dans cette même chronique du 19 janvier 2013 sur “le Français du dehors”.) Dans toutes ces époques, au gré de ces diverses circonstances, dans l’ivresse de l’inconscience et dans le côtoiement soudain lucide de la tragédie, j’ai connu les illusions, les difficultés, les sentiments d’accomplissement vite effacés par le constat de la vanité des choses, la joie de vivre et l’angoisse de vivre. Mais tout cela se passait dans un cadre que je reconnaissais, qui inspirait ou embrasait parfois quelque passion et qui en apaisait ou en éteignait quelque autre, que j’aimais ou que je n’aimais pas nécessairement c’est selon mais qui restait toujours attachée à moi, qui toujours me conduisait au sentiment évident d’une identité partagée sinon également appréciée, au constat de l’existence de certains éléments qui participaient, sans nécessairement suffire, et en suffisant rarement mais en la suggérant, de l’édification d’une certaine unité commune. Rien n’était parfait ni accompli, et sans doute sans espoir de l’être jamais tout à fait, mais l’on sentait que la possibilité existait en vérité et que cette possibilité justifie le parcours d’une vie. La décennie des années 1950, que j’ai vécue avec une vive conscience, garde le charme ineffable des choses enfuies dont l’on n’a pas assez goûté la douceur, avec une sorte de lenteur dans son déroulé, et pourtant avec toutes ces promesses qui habitent l’imagination de l’adolescent, avec ce sentiment étrange d’une sorte d’éternité et que le monde vous appartient ; les années 1960 furent une succession pour moi, un commencement assez sombre, une suite éblouissante, une fin imprévue comme l’on dit d’un contrepied, mais tout cela dans une vie intense ; les années 1970 furent assez mornes, sans doute celles où l’on découvre que les illusions sont faites pour être perdues ... Les années 1980 furent magiques, étranges, incompréhensibles, entre la première partie de la décennie qui sembla plongée dans l’abysse de terrifiantes menaces, et la seconde qui sembla brutalement retentir d’événements extraordinaires, comme accouchant de promesses inattendues, de changements inouïes, comme si s’élaborait la recette même d’un nouveau monde. Mais dans toutes ces occurrences contrastées, ces hauts et ces bas, je continuai à me sentir dans un monde qui était le mien, même si j’avais tant de reproches à lui adresser, même si sa fréquentation et sa proximité mettaient parfois en évidence tant de faiblesses de moi-même que je me reprochais avec autant de vigueur que je me révoltais contre elles. Ce monde-là était le mien et il fallait que je tinsse compte de cette identité fondamentale.
Tout commença à changer dans les années 1990, – et de cette façon il apparaît remarquable, effectivement, que le cours des événements, leur couleur et leur climat, suivent dans leur changement stratégique la chronologie des décennies, comme pour faciliter notre rangement historique selon un rythme semblant contrôlé et aménagé, dont je soupçonnais déjà qu’il avait une dimension métahistorique. Les années 1990 furent celles de la confusion, du simulacre expérimentée comme une nouvelle façon d’être, de l’outrance des interprétations, de l’apparition de l’inversion systématique de la perception du sens des choses, des premières manifestations d’un virtualisme sans aucune dissimulation, arrangé à la sauce de narrative qu’on déroulait en toute impudence. Ces années-là préparaient le malaise, ou bien affutaient la réalisation par la conscience de ce malaise en manifestant si ouvertement ses causes, jusqu’alors dissimulées, et nous préparant au pire sans que nous en ayons une réelle conscience.
De ce point de vue, on peut dire que les années 2000 furent parfaitement ce qu’elles étaient destinées à être, et l’événement du 11 septembre, par conséquent, parfaitement égal à ce qu’on en fit dans son importance “spatio-temporelle”. C’est cette idée mentionnée d’un aspect métaphysique puissant de l’événement 9/11 dont on parla sur ce site le 11 septembre 2011, avec cette citation de Justin Raimondo suggérant la démarche : «... [L]a terrible force des explosions qui abattirent les tours du World Trade Center ouvrirent un trou dans la continuité spatio-temporelle, d’une telle façon qu’un “Monde Simulacre” s’est introduit dans notre univers, pour prendre lentement le dessus.» (Je traduis l’expression de Raimondo de Bizarro World par “Monde-Simulacre”.) Si je garde en la considérant comme appropriée l’idée dynamique du “trou dans la continuité spatio-temporelle”, je penserais plutôt que le “Monde-Simulacre” n’est pas vraiment un montage qui a été imposée à ce moment à notre univers par son introduction forcée, mais qu’à cette occasion d’une brutalité inouïe le “Monde-Simulacre” soudain apparu en pleine lumière à nos yeux s’est avéré être le monde tel qu’il était devenu en vérité, sans que nous y ayons pris garde, et que cette révélation s’est installée très rapidement, sinon instantanément puisqu’il s’agit de la nouvelle réalité qui nous était encore cachée. Le montage, la transmutation usurpatrice, venaient de loin, – on connaît mon idée de l’origine, avec le “déchaînement de la Matière”, – et alors, ce que j’avais éprouvé auparavant de proximité avec le monde portait déjà les marques d’une tromperie qui rend encore plus nécessaire le raidissement que je ressens aujourd’hui avec ce malaise du “je n’aime pas le monde où je vis”. Ce que nous a révélé la terrible chose du 11 septembre 2001, c’est l’imposture du monde telle que le monde était devenu : la vérité du monde devenue une imposture, transmutation accomplie dans la subversion totalitaire. Cet événement, affreux à double titre, autant au titre de sa puissance explosive qu’au titre de sa force de subversion et de rupture de la vérité du monde, nous a révélés à nous-mêmes en nous révélant l’imposture qu’est devenu le monde, situation insupportable finalement, et également inacceptable dans le sens que la vie ne peut plus être conçue alors qu’en opposition de résistance contre cette imposture. Ce monde n’est pas né le 11 septembre 2001 mais il nous est apparu ce jour-là, dans un éclair de puissance aveuglante, dans une litanie de répétition de lui-même sur les écrans de télévision, comme une dynamique de tentative d’asservissement de la connaissance, dans les geignements sans fin d’une sorte de “Chose Immonde” qui prétendait ainsi avoir été frappée traîtreusement.
Ainsi en est-il ... Peut-être est-ce de ce jour-là que la force de ce sentiment m’est apparue, telle qu’exprimée par Lévi-Strauss, exactement selon les termes qu’il emploie et où il n’esquisse à aucun moment le moindre “possessif d’identification” (“mon monde”, comme l’on dit “mon époque”, qui n’est pas un possessif classique et douteux mais celui qui vous identifie à ce quelque chose qui est désigné, dans une tentative sans fin d’harmonisation avec cela). “Je n’aime pas le monde où je vis”, dis-je pour moi-même, effectivement en établissant cette distance irréfragable parce que ce monde-là, je le sais désormais, n’est pas le mien, celui avec lequel je devrais tenter d’établir une harmonie, pour tenter de trouver harmonie et sagesse pour moi-même ; parce que je le ressens et le perçois comme trompeur, corrupteur, monstrueux, totalement un imposteur par rapport à moi, par conséquent étranger à moi dans le sens d’une complète absence de communauté d’âme et d’esprit, fait pour me réduire, pour me dissoudre. Je ne lui reconnais rien de ce qui m’était familier, même dans mes colères et mes souffrances. Ce “Monde-Simulacre” est d’une nature profondément tordue, luciférienne, faite pour entraîner dans les abysses, pour subvertir absolument. Je le clame avec force, sans peur et sans faillir, avec mes doutes et mes angoisses qui nourrissent paradoxalement la résilience de ma révolte : “Je n’aime pas le monde où je vis”, et je sais exactement pourquoi. Je ne lui céderai rien, j’écarterai sa magie de foire, sa folie de bacchanales, sa séduction de caniveau, sa tromperie maléfique, – et je lui dis, le regardant sans peur jusqu’au fond de ses yeux torves et furieux : “toi, le venin”. La bataille est sans merci.
Philippe Grasset
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