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188919 septembre 2013... Cette fois encore, effectivement, une citation servira de guide à ce propos, du comte Joseph de Maistre, dit comte Joseph pour les amis. On a déjà parlé de cette citation, et même on l’a fait, dans ces colonnes en général, dans dedefensa.org, jusqu’à l’utiliser pour un titre (le 3 janvier 2012). Je ne fais donc que plagier l’auteur qui cite Maistre, cet auteur dont je suis le double après tout. Mais la chose va être faite d’une façon inédite, en citant un passage de la prochaine Partie de La Grâce de l’Histoire (pour bientôt, semble-t-il selon les bruits de couloir), où la citation est effectivement reprise...
«Nous commencions notre démarche par le rappel d’une situation qui, chronologiquement, se place fort bien dans le propos général de cette Partie de notre récit. Cette disposition de l’esprit qui permet de percevoir la situation de crise haute au contraire de la majorité des autres est parfaitement décrite par une citation du comte Joseph de Maistre, dans un courrier de 1805 à son frère Nicolas. Le comte Joseph rappelait sa vie dans sa ville de Chambéry, en 1785, quand la pensée “courante” (notre époque parle de “pensée unique”) écartait, voire refusait les grandes interrogations sur la situation du monde qui ne cessaient de se faire plus insistantes, d’une puissance telle qu’elles ne pourraient être qualifiées que de métaphysiques ou de métahistoriques, et dont on mesurerait l’ampleur dans la très prochaine explosion de 1789. (Il semble toujours, dans cette sorte de circonstance, que cette pensée “courante” met tout ce qu’il lui reste de vigueur dans le refus de voir l’écroulement d’un cadre du monde auquel la partie d’elle-même la plus basse se trouve habituée.) Maistre nommait cela, cette proximité de la fermeture volontaire, quoique peut-être inconsciente, de la pensée, “l’énorme poids du rien”. (La citation exacte est ceci : “...je me disais : ‘Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huitre attachée à son rocher ?’ Alors je souffrais beaucoup : j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien...”)»
Je vais poursuivre et compléter le cadre de mon propos par une autre citation, également de La Grâce.... En fait, il s’agit de franchir un paragraphe pour la trouver au paragraphe suivant. Elle nous conduit en 1790, s’agissant toujours du comte Joseph, alors que nous étions, ci-dessus, en 1785.
«Cinq ans après la situation qu’il rappelait en 1805 à l’intention de son frère Nicolas, à propos de “l’énorme poids du rien”, le comte Joseph était tout entier plongé dans l’observation de ce phénomène historique qu’il devinait sans précédent, de la Révolution Française. Lorsque son descendant Henri de Maistre (dans son ‘Joseph de Maistre’, Perrin, 1990) parle du sentiment de son aïeul devant la Révolution, il emploie le mot “jubilation”, – alors que l’on sait combien, sur le fond, le comte exècre absolument la Révolution. “Ma tête fermente toujours sur toutes ces affaires au point que quelque fois je n’en dors pas, écrit Joseph de Maistre. Jamais spectacle plus intéressant n’a frappé le genre humain...” Les événements semblent effectivement, selon son jugement, rencontrer l’intuition qu’il a de leur puissance, de leur radicalité, – et cette intuition elle-même si puissante et si radicale qu’elle mérite sans nul doute le qualificatif de “haute”, – ainsi conduisant à cette expression déjà signalée d’intuition haute que nous employons nous-même pour qualifier le même phénomène qui permet de distinguer dans sa puissante vérité l’ampleur de notre crise présente (au début de ce XXIème siècle) en la percevant elle-même comme la “crise haute”. (On voit alors que c’est de la même chose dont nous parlons : crise haute à la fin du XVIIIème siècle, crise haute au début du XXIème siècle. Toute la modernité, certes, et plus encore avec le “déchaînement de la Matière” qui en forme le pivot, la poutre-maîtresse, n’est qu’une crise qui ne peut être que la “crise haute”.)
»A cette époque d’où nous avons extrait la citation précédente (1790), Maistre a encore ses “négationnistes”, succédanés eux-mêmes de cet “énorme poids du rien” mentionné plus haut, qu’ils ne prennent certainement pas comme une charge mais plutôt comme une suggestion agréable selon laquelle il n’y a rien de fondamentalement nouveau sous le soleil. Ces “négationnistes”-là ne désarmeront d’ailleurs jamais, ils n’ont pas désarmés, ils sont toujours parmi nous ; à certains moments de dépression du comte Joseph, ils nourrissent sa solitude et son découragement passager, tous ces traits psychologiques qui ne disparaîtront jamais chez lui parce que cette pensée libérée par l’intuition haute qu’il conduit est aussi une bataille permanente contre lui-même comme contre les autres (“Mais je suis seul, mal placé, découragé ; je ne trouve autour de moi que froideur, ignorance, et cette envie haineuse des impuissants...”). Nous aussi, antimodernes de la postmodernité, ressentons par instants cette sorte de vertige inversé, qui vous tire vers le bas, vers les abysses...»
Je crois que ce que le comte Joseph nomme «l’énorme poids du rien» décrit le parti ennemi de lui-même dans une bataille, dont lui-même est alors partie prenante sans la moindre hésitation, qu’il soutient de toutes ses forces, envers et contre tout, tout en subissant lui-même, au sein même de son parti, le poids terrible de la solitude. Ainsi la position, l’état d’esprit, la situation qu’il décrit pour cette année 1785 à Chambéry, sont-elles les signes et les enjeux à la fois d’une bataille entre le “rien” et la solitude. (Cela pourrait être également une bataille entre une sorte de folie dont la psychologie malade s’arrange et une torture de l'autre psychologie, celle qui est saine, pour écarter cette folie mais sans savoir au fond s’il s’agit vraiment d’une folie.) Si l’on mesure bien la signification des choses, leur force symbolique, les engagements et les croyances qu’elles recouvrent, on comprend aisément que cette bataille entre “rien” et solitude est aussi un modèle fondamental pour offrir des références de comportement et d’orientation pour l’aventure intellectuelle qu’est une vie ; et cela, singulièrement pour nous, dans cette “époque diluvienne” (selon le mot de Raymond Abellio), cette époque eschatologique qui est la nôtre comme l’époque qui fut celle du comte Joseph. C’est comme si l’on en venait à penser que le refus des voies battues et bornées, le mépris des orientations alignées et conformistes, se payaient et se paient nécessairement de l’épreuve terrible de la solitude. La différence est tout de même qu’entre le poids qui écrase et décourage de tout acte et pensée, et l’épreuve qui met au défi de poser tout de même l’acte et de développer la pensée, il y a le même abîme de différence qu’entre l’abdication et l’initiation.
Cette référence du Maistre du “rien” et de la solitude est bien celle de notre époque me dis-je plus qu’à mon tour, en plus d’une occasion par les temps qui courent, comme l’on serre les poings pour se donner du courage. C’est quand le temps me presse et m’oppresse, quand l’accident d’un frein de mes activités laisse entrer la spéculation inquiète et bientôt angoissée sur la nécessité, l’utilité, l’inéluctabilité, l’irréfragabilité de mon entreprise, que je ressens cette solitude et l’épreuve qu’elle vous inflige ; effectivement, seul le “poids du rien”, éprouvé l’instant d’avant et que vous retrouverez dans l’un ou l’autre instant après, peut vous faire supporter d’affronter l’épreuve de cette solitude.
(Je ne parle pas, ici, de n’importe quelle solitude, mais d’une catégorie bien singulière. Ce n’est pas celle de l’ermite, ni la solitude sociale, parce que, après tout, il vous arrive de rencontrer des gens de votre connivence. Ce n’est pas la solitude idéologique, parce que ceux du parti d’en face sont des sans-parti, des gens d’une conviction en vacances, qui avoueraient pour un peu, mezzo voce hein, que vous n’avez pas vraiment tort et que vous avez peut-être complètement raison, pour repartir de plus belle et bien aussi vite dans la volupté de leur dégringolade fatale ; ce n’est pas une solitude psychologique, puisqu’à vos angoisses, à votre mélancolie parfois, répondent les dépressions et névroses sans nombre des gens qui ne sont pas de votre parti. Cela est plus singulier, comme une solitude structurelle, une solitude d’un monde hors de l’autre, la solitude étrange de celui qui marche dans sa ville et n’en reconnaît plus rien en un instant, quelque chose d’inattendu et de remarquable, et de complètement inactuel également, comme si l’on se trouvait confronté à une sorte de dédoublement du Temps et soi-même se trouvant dans un temps qui n’est plus celui du monde où l’on continue pourtant à évoluer ... Je reviendrais sur ce sentiment, cette perception si particulière, qui est une façon, par cette solitude-là, justement, de percevoir la crise du monde jusqu’au fond de soi-même.)
Je comprends parfaitement, comme l’on ressent une proximité de sentiment si forte qu’elle peut susciter en vous l’émotion la plus vive, de quoi parle le comte Joseph lorsqu’il parle du “rien” et qu’il trouve cette image magnifique du “poids” du “rien”, comme si le néant pesait d’un poids énorme, et à ce point que son poids menace de vous écraser. Il s’agit d’une menace existentielle, qui porte cette charge qui peut anéantir votre identité et détruire en vous la nécessité de chercher la vérité dans des temps sombres comme un crépuscule de tempête. Je pense qu’il s’agit là, au cœur de ces événements qui tourbillonnent et nous emportent aujourd’hui, d’un des facteurs fondamentaux de la manœuvre principale du parti qui s’est installé, retranché, qui est inspiré et manipulé par ce que je nomme “le Système”. Cette présence obsédante du “poids du rien”, c’est un signe de notre temps, de notre époque, exactement comme le comte Joseph y reconnaissait le danger suprême de son temps, de son époque.
En désignant cette menace du “poids du rien” comme un “facteur fondamental” (“un des facteurs fondamentaux de la manœuvre principale du parti ”), je ne veux pas dire qu’il s’agit d’une personne, d’un parti, d’une ligue, d’un complot humain, d’une révolte, d’une tromperie, d’un enchaînement voulu de circonstances politiques, toutes ces choses “humaines, trop humaines”. Je parle d’une toute autre chose, d’un sentiment, d’une perception, d’un abandon de soi que des forces extérieures nous propose, d’un choix grimé des traits de la raison, ou de la libération de soi, qui vous est proposé comme un contrat plein de séduction qui est aussi l’injonction terrible d’une démarche faustienne ; à celui qui repousse tout cela, s’impose l’effort terrible de dépasser l’apparence pour se plonger dans l’angoisse d’explorer ce qui s’avérera être la perception d’une crise fondamentale derrière l’agitation chaotique du monde ; à celui-là, la solitude lui est offerte d’abord, comme degré nécessaire de l’initiation.
Mais le choix est fait, la tentation repoussée... L’on sait bien au fond de soi que cette démarche va vous conduire à la rencontre de cette perspective terrible, cette “crise fondamentale”, qui vous proposera la réalisation que s’organise une époque nouvelle, rangée derrière cet apparent chaos que vous dépassez, dans un verdict de l’arrivée prochaine d’un bouleversement ontologique de l’histoire du monde ; et l’on sait bien, aussitôt, que cette rencontre de cette perspective qui ne peut être que métahistorique vous fera côtoyer, encore et encore et toujours recommencé, cet abîme de solitude angoissée, parce que vous vous retrouvez seul face au monstre d’un instant à l’autre. C’est la rançon de la lucidité assumée, pourtant sans aucune certitude de la justesse de cette hypothèse de départ, qu’il vous faudra explorer dans votre solitude, accompagnée de votre angoisse, justement pressé de tous côtés par la pression épuisante de l’«énorme poids du rien» ; de ceux-là qui ont refusé ce dangereux périple, et qui vous accablent, qui vous dénigrent, qui vous jugent comme un fou, parce que vous êtes la preuve vivante qu’ils ont peut-être acquiescé à la “démarche faustienne” d’abandonner eux-mêmes une telle recherche pour s’assurer de l’apaisement factice de leur propre vie. Une vie qui se cale confortablement dans “l’énorme domaine du rien” n’aime pas que des francs-tireurs viennent lui rappeler que c’est peut-être dans le domaine de Méphistophélès qu’elle s’est installée.
Nous sommes effectivement dans une telle époque diluvienne qui est un temps de rupture. Nous sommes quelques-uns, nous sommes plusieurs, nous sommes nombreux peut-être, à nous faire un signe de reconnaissance de loin en loin, comme un éclair fugace de lumière et de feu dans le noir de ces Temps du Grand Trouble, mais chacun de nous sait bien qu’il doit continuer à assumer, dans les espaces de temps entre ces signes de reconnaissance, l’épreuve de sa solitude contre le “poids du rien”. Nous vivons une époque d’immense fracas, où le plus petit être, le plus infime des résistants, porte dans son opiniâtreté à rester égal à lui-même le témoignage que cette immense bataille n’est pas perdue, – et pour parler à l’essence de soi-même, – qu’elle ne peut être perdue. C’est là, je crois, la principale contribution qu’un être peut apporter à cet événement immense ; et à cet instant, là encore comme dans un éclair, cet être retrouve une jubilation, une exaltation sublime, parce qu’à cet instant il sait qu’il a été digne de lui-même et qu’il n’a pas déçu en lui l’exigence qui l’a éveillé à l’origine.
La vie est une grande lutte, certes. Nous avons, nous, dans cette époque si extraordinaire qu’elle n’a guère de précédent dans l’histoire courante, de la façon que le comte Joseph avait une semblable intuition pour la sienne, le privilège étrange de pouvoir mesurer sans la moindre interférence, exactement pour ce qu’elle vaut, la grandeur considérable de la chose, de cette lutte entre “poids du rien” et solitude. Le privilège héroïque, effectivement, c’est bien de savoir à quoi nous servons et dans quelle occurrence nous ne servons plus à rien, sinon au “poids du rien”.
Philippe Grasset
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