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340519 avril 2013… Voici donc un jeune lecteur, Vincent Abadie, qui envoie un courrier, le 25 mars 2013. Il s’interroge et interroge le chroniqueur sur l’“inconnaissance”, puis sur la jeunesse et la jeunesse dépassée, en ces termes :
«Je constate souvent, par mes réactions sur certains sujets du moment, combien il est difficile d'adopter la position de “l’inconnaissance”. Je me demande après tout si le vécu, l’expérience n'y aide pas un peu. Ma condition de jeune étudiant ne facilite pas tellement les choses car, normalement, à mon âge, on a des idéaux, on est un peu naïf, on est fougueux...
»Moi, je suis un peu entre les deux: entre l’impétuosité de la jeunesse et l’inconnaissance que j’apprivoise au fur et à mesure. La cohabitation n'est pas si simple d'ailleurs... Cela m’inspire une question: quelle est la situation la plus enviable en ces temps de chute du Système? Celle du jeune fougueux ou celle de l'observateur de notre époque débarrassé des défauts de jeunesse?»
Lisant une première fois ce message, un peu vite, et décidant de m’en saisir pour cette chronique, je l’avais perçu comme concernant l’inconnaissance et bien décidé à traiter ce sujet d’un point de vue plus personnel qu’il en est fait habituellement. Le relisant plus attentivement, je découvre qu’il est plutôt question de “l’âge du capitaine”, – et voilà donc mes plans bien compromis ? Non finalement, décidai-je, c’est des deux dont il sera question, – l’inconnaissance, et la question très vieille, aussi vielle qu’ecce homo et même au-delà, de la vieillesse, – ou disons, du grand âge … Voyons ce que cela donnera.
Le concept d’inconnaissance a été abordé pour la première fois sur ce site en juillet 2011 (voir le 13 juillet 2011). Il faudra y revenir, certes, et rapidement, pour une définition plus vaste et plus avancée (cela signifie un Glossaire.dde de plus)… Ses dimensions réelles, jusqu’à la métaphysique et la spiritualité les plus hautes qu’on puisse imaginer, nécessitent un tel travail.
Personnellement, c’est à la fois d’un point de vue opérationnel et par la voie de l’intuition que je m’en suis rapproché ; “personnellement”, oui, car c’est bien de ce point de vue très subjectif que j’entends ici, précisément, embrasser cette affaire. D’une certaine façon, je suis passé du “besoin d’inconnaissance” à la “nécessité d’inconnaissance” avant d’en venir à envisager l’inconnaissance comme un concept. Le “besoin d’inconnaissance” traduisait simplement, en s’en tenant à la situation triviale des événements courants, la position d’une personne qui a pour but de tenter d’embrasser la situation du monde et qui, placée devant la masse d’informations qui lui parvient, est amenée à effectuer un tri en décidant d’une façon qu’on espère responsable et expérimentée qu’elle se passera de connaître tel type d’information, tel avis de tel chroniqueur, tel et tel canaux de communication, etc. (Je parle ici de “la situation du monde“ comme l’on parle de la situation d’une entité, voire la situation d’une “connaissance qui serait d’abord inconnaissance” ; je veux dire que l’essentiel se trouve dans la démarche, plus que dans l’objet de la démarche.)
Cette attitude envisagée ici d’un point de vue “opérationnel”, pour suivre la voie inductive qui fut la mienne et que vient compléter l’intuition, doit être nécessairement souple selon les circonstances, pour revenir sur un point précédemment proscrit, mais elle a pour but de se décharger d’une masse de travail impossible à porter, dont le rapport est douteux, dont l’influence l’est plus encore. Mais l’on doit savoir bien entendu que la “nécessité de l’inconnaissance” va bien plus loin et conduit à considérer que certains types d’information, certains chroniqueurs, certains canaux de communication, etc., sont non seulement inutiles à connaître, mais dangereux à connaître. (Là aussi, la même souplesse est requise.) C’est alors qu’apparaît le concept, qui est un élargissement et une mise en forme théorique de cette “nécessité”, mais aussi un passage du domaine de la simple “inconnaissance” critique de la communication, à l’“inconnaissance” radicalement critique d’un type beaucoup plus élaboré d’activités subversives, d’activités-Système, affectant la psychologie en menaçant de l’infecter et de la déstructurer, l’esprit en risquant de l’invertir et de le dissoudre, etc. La démarche est nécessairement plus haute, elle quitte le domaine des faits pour celui des concepts, elle hausse l’instrument de l’expérience critique vers la lumière de l’intuition haute. L’appréciation critique constitue alors une approche du domaine métaphysique ; il y est d’ailleurs question du Système qui, tel que nous le concevons, est perçu d’un point de vue métaphysique même s’il y a au départ une démarche opérationnelle. On entre dans le domaine défini par cette appréciation extraite du texte référencé ci-dessus :
«Notre position doit être celle de l’“inconnaissance” (“ni ignorance, ni connaissance”) : on ne peut ignorer l’existence du Système, de son activité, de son dessein ultime, etc. (“ni ignorance”), mais il est inutile et dangereux de tenter de le connaître trop bien pour le détruire éventuellement, car l’on risque d’être absorbé par lui et de disparaître, au moins spirituellement, en lui (“ni connaissance”)…»
Dans ce cas, l’inconnaissance n’est plus une facilité mais un devoir nouveau, qui est aussi une charge, qui demande de l’attention et une tension constantes, qui prend une allure d’aventure spirituelle ajoutée au parcours opérationnel. La chose a, par rapport à la démarche initiale, complètement changé de fonction, de forme, de substance. Ce qui, au départ, semblerait fait pour alléger votre fardeau, aboutit à vous charger d’un fardeau bien plus lourd. Vous pouvez écarter bien des choses, détails, tromperies, faux-semblants, et encore avec à chaque instant la possibilité d’une erreur, mais c’est pour mieux aborder ce mystère majeur qu’est le Système ; et si c’est pour le combattre en se gardant de trop le connaître, et même en faisant en sorte de ne pas le connaître, c’est bien entendu dans un but de le dépasser pour poursuivre une quête plus haute qui, elle aussi, sera marquée de la “nécessité d’inconnaissance”… Mais je m’arrête là sur la voie d’une explication rangée et tenue par la rationalité car je commence à empiéter sur le “y revenir, certes, et rapidement, pour une définition plus vaste et plus avancée”, mentionné plus haut. J’en ai assez dit, je crois, sur l’inconnaissance “opérationnelle” pour passer à la question de l’âge du capitaine dans la tempête qui agite notre monde.
Cet âge importe-t-il ? En d’autres termes, “le vécu, l’expérience”, comme écrit notre jeune lecteur, jouent-ils un rôle essentiel ? La réponse est évidente et positive parce qu’on ne vit pas pour rien sinon ce n’est pas vivre, mais elle ne se résume pas au constat qui pourrait être, disons, celui de la “sagesse” dans le sens commun précis impliquant un certain apaisement de soi, c’est-à-dire une certaine maîtrise de son propre destin intellectuel, – disons, comme si l’on était arrivé à une étape, voire au terme, ou terminus d’un destin et que l’on pouvait contempler le chemin en-dessous de soi. Auguste dit «Je suis maître de moi comme de l’univers», et cette parole résonne de la puissance maîtrisée et apaisée, laquelle pourrait être apparentée à l’âge dans ce qu’il accumule vécu et expérience pour en faire une synthèse qu’il pourrait éclairer de son intuition haute. (A mon sens, Auguste ne dit pas cela avec orgueil et hubris, mais avec humilité et une certaine joie presque primesautière.)
Cette compréhension de cette parole, disons celle d’Auguste de “la puissance maîtrisée et apaisée”, est possible mais elle n’implique en aucun cas que l’esprit, la psychologie profonde qui nourrit l’esprit, soient eux-mêmes apaisés. Le terminus est celui d’un parcours déterminé et de rien d’autre, et, pour poursuivre la misérable image ferroviaire, il peut aussi bien s’avérer être une gare de départ pour un nouveau parcours. Simplement “le vécu, l’expérience” donnent la possibilité de la mesure, et par conséquent la possibilité de se dire : “certes, ceci a été parcouru comme cela pouvait et devait l’être ; pour autant, on pourrait dire que rien n’est fait, considérant le paysage immense, grandiose, infiniment élargi qui s’offre à soi, et qui est le champ nouveau qui doit être exploré, et que seul l’accès à ce terminus pouvait permettre de contempler”. Là où l’âge, c’est-à-dire l’expérience et la “sagesse” selon ma conception, joue son rôle, c’est bien de trouver dans ce “rien n’est fait” motif et source de joie bien plus que l’amertume du découragement. Le “je sais que je ne sais rien” n’est en aucun cas une parole d’abandon, encore moins de découragement, encore moins de désespoir, – billevesées, tout cela, dans ce cas ! C’est une sorte de renaissance, et une renaissance n’est pas faite pour vous dispenser de l’effort sous le prétexte infâme du repos, mais au contraire pour le renouveler, – et voici la voie sacrée de l’inconnaissance, certes.
… Bien entendu, je me promettais d’exposer une attitude “opérationnelle”, bien dans la concrétude du sujet examiné alors que je semble ne m’y trouver nullement tout en croyant pourtant et fermement discourir de mon activité effectivement “opérationnelle”. Mais là se trouve, justement, la magie qui naît de la combinaison de l’âge et de l’inconnaissance, – et, d’une certaine façon dont je suis bien conscient qu’elle pourrait paraître énigmatique, la réponse qu’il me semblerait enrichissante de proposer aux questions du jeune lecteur. L’inconnaissance se dégage d’elle-même avec l’âge si l’élan de la pensée y pousse, et l’âge conduit effectivement à trouver, non comme une porte de sortie mais comme une fenêtre ouverte sur un nouvel élan, une activité qui avait pris comme mot d’ordre “le savoir” satisfait de lui-même et qui ne s’en satisfait plus. Il y a une certaine ironie, qui est, comme on dit aux jeunes gens irrespectueux, le “privilège de l’âge”, à pouvoir dire : “oui, oui, ‘je sais’, mais je sais aussi qu’il est préférable de ne pas s’attacher à ce savoir et de lui préférer ‘je sais que je ne sais pas’” ; et, disant cela (“je sais que je ne sais pas”), poursuivre en constatant que “ce savoir-là vaut bien plus que le savoir tout court”… Non, l’âge ne donne ni sérénité, ni apaisement dans ce cas, mais il permet, de façon paradoxale, d’accepter plus aisément et d’une façon plus ouverte, des paradoxes apparents qui, parce qu’ils reposent effectivement sur une expérience irréfragable, se dégagent vite de cette gangue du jeu de l’esprit qu’est souvent le paradoxe pour permettre d’explorer des voies nouvelles et intéressantes ; que dis-je, des voies nouvelles qui vous font deviner une hauteur stupéfiante et qui vous offrent parfois un instant rare d’exaltation et d’exultation où vous pouvez croire que l’on pourrait tenir le monde dans ses mains et le comprendre, et l’entendre comme l’on entend des chants sacrés, et que cet entendement serait justement le fait de l’inconnaissance. Le grand âge, – cette expression mélange d’une façon énigmatique deux significations très différentes, si l’on y songe, – le grand âge de l’homme c’est le privilège de pouvoir désigner comme “voie nouvelle“ une impulsion qui retrouve des tendances et des savoirs très anciens, venus de la Tradition, tout ce qui est le contraire superbe et triomphant de notre piètre et absurde concept de la “nouveauté”. Tout le reste est banalité et jeunesse prolongée en une vieillesse sans âge.
Cela veut dire que je ne suis pas exempt, moi non plus, de tomber dans le piège séduisant de la fougue, que j’ai l’humeur parfois trop batailleuse, que mon caractère m’emporte à telle ou telle occasion sous l’argument un peu facile qu’il pose au caractère emporté. Mais je sais bien, comme le vieux marin qui connaît le rivage du monde et qui sait qu’il y a, ici ou là, dans ces falaises tourmentées de pierres rouges et d’arbres curieusement plantées, l’ouverture d’une calanque où il pourra se mettre hors de portée de la tornade si elle surgissait, que je pourrai trouver l’inconnaissance comme un refuge, non tel refuge pour se reposer comme on éteint sa pensée mais ce refuge-là à flanc des plus hauts sommets avant de poursuivre, pour se libérer des pesanteurs terrestres et observer le ciel. Peut-être m’est-il arrivé, dans mon extrême jeunesse, quand la navigation était encore de la vraie voile antique sans besoin de sponsor, et avec comme compagne la solitude du monde, de me trouver à bord d’un tel navire dont le gréement désigné sous le terme de “cotre” relevait d’une architecture venue des vieilles recettes antiques, et de remonter dans le cœur d’une calanque exactement comme si j’allais passer entre les colonnes d’Hercule. Vous savez, la Méditerranée, la nuit, à la grande et belle saison, paraît aussi sombre que de l’encre et réussit pourtant ce miracle d’une sublime phosphorescence venue d’elle-même ; la voute étoilée qui pénètre dans cette ombre épaisse de l’eau profonde, la ressuscite en une eau vive dispensant une lumière dont on n’a pas idée. Avec son clair-obscur, Rembrandt n’a fait qu’essayer… Je ne connais rien de plus accordé aux structures du monde qu’une coque au profil aérien qui chuinte en fendant la mer comme on épouse une forme parfaite et en y trouvant naturellement sa place, avec l’écume qui scintille, la nuit, des mille rayons d’un soleil qui serait en-dedans d’elle. La nuit, en mer, quand le monde s’ouvre, le ciel et la terre se confondent pour ne faire plus qu’Un, la multiplicité et les détails se diluent et se dissolvent, révélant leur futilité et leur banalité ; vous savez alors et vous ne l’oublierai plus, que vous avez eu à cet instant accès à la magie de l’inconnaissance.
Plus haut, je parlai de l’inconnaissance comme étant “la métaphysique et la spiritualité les plus hautes qu’on puisse imaginer”. J’avais à l’esprit cette phrase du Pseudo-Denys l’Aréopagite, de son Connaître l’inconnaissable que j’ai découvert si récemment et si à-propos, – et cela, sans m’attacher un instant à la référence biblique du personnage qui y est nommé ; simplement, en me référant à l’énigmatique dimension du verbe, de cette phrase qui n’en finit pas, et en la mettant instinctivement dans l’esprit et dans le verbe de celui qui, en mer, la nuit comme je l’ai dit, épousant la mer comme on fait d’une forme parfaite alors que le monde ne semble plus faire qu’Un...
«C’est alors seulement que, dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance : c’est là qu’il fait taire tout savoir positif, qu’il échappe entièrement à toute saisie et à toute vision, car il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout, car il ne s’appartient plus lui-même ni n’appartient à rien d’étranger, uni par le meilleur de lui-même à Celui qui échappe à toute (
inconnaissance) connaissance, ayant renoncé à tout savoir positif, et grâce à cette inconnaissance même connaissant par delà toute intelligence.»
… Si je parle par énigme(s), pardonnez-moi. Sachez seulement que l’énigme, dans ce cas du grand âge, et en ce qu’elle rappelle une lointaine jeunesse et semble contracter le temps entier d’une vie en un instant d’inconnaissance superbe, sachez que cette sorte d’énigme vous délivre pour un instant, – mais quel instant ! – de l’angoisse humaine, trop humaine. Ce sont les seuls instants où, selon mon expérience, l’on n’a plus peur d’être libre, connaissant enfin ce qu’“être libre” veut dire.
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