Chronique du 19 courant … Notre “Bataillon Immortel”

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Chronique du 19 courant… Notre “Bataillon Immortel”

19 mai 2015 (avec quelques heures de retard) ... Je me réfère ici à un article du site dedefensa.org d’il y a quelques jours, marqué par un succès de lecture immédiat. Il s’agit de l’article «Le signe de croix et la guerre de la communication», du 11 mai 2015, à partir d’une rapide séquence DVD ainsi décrite, le temps d’un signe de croix, – «...montrant Sergei Choïgou, ministre russe de la défense en grand uniforme d’apparat, debout à l’arrière de sa limousine alors que le véhicule passe sous le Tour ‘Spasskaya’ (Tour du Sauveur), installée sur les murs du Kremlin et par laquelle on débouche sur la Place Rouge. Il va commencer le défilé, et l’on voit Choïgou faire un signe de croix à ce moment précis.»

Le geste rapide, l’instant presque solitaire d’une rare intensité au milieu du bruit et de l’ampleur du défilé du 9 mai à Moscou, saisi par l’un ou l’autre journaliste, ou “blogueur” russe, puis répercuté sur l’internet, notamment à partir du Saker-USA pour notre compte, tout cela constitue un événement à la fois symbolique et extrêmement significatif des caractères fondamentaux d’une époque, qui est une ère historique, et même métahistorique, d’une intensité sans précédent. La brièveté, la sobriété du geste de cet homme représentant tant d’attributs institutionnels et de notoriété, et qui paraît soudain, en un instant et pour un instant, choisir et trouver la solitude du signe de la croix, tout cela ne peut laisser indifférent celui qui n’a pas l’âme d’un rustre. Ce n’est certes pas affaire de religion, dans le sens de savoir de quelle religion il est question, dans le sens de savoir si l’on pratique telle ou telle religion, dans le sens de savoir si l’on est d’une religion ou d’aucune ; mais c’est certes parce que le geste de la religion, dans cet instant, dans la brièveté, la solennité, dans la solitude du symbole pur, dans les circonstances générales qu’on connaît, également dans cet événement de la commémoration du 9 mai à Moscou, ce geste porte soudain toute la puissance de la tragédie qui embrase notre époque, notre monde et le sort des hommes.

Il faut certes que ce soit un Russe par sa fonction et sa position, au cœur des circonstances que connaît la Russie, qui fusionne en un geste la tragédie du monde et le rôle que ce pays est nécessairement conduit à y jouer. Tout cela est écrit, comme sont le plus souvent les choses dans cette chronique, singulièrement hors de tout esprit de sélection, de compétition, de préférence, de singularisation. Je ne dis pas qu’il n’est pas important que ce qui est russe est russe, et que la Russie soit ce qu’elle est en tant que Russie, avec la position qu’on sait, mais je dis également que cela n’est pas vraiment important et que cela doit même être tenu, dans cette circonstance précisément, comme complètement accessoire.

Entendez-vous bien que, dans cette contradiction, il n’y a rien de contradictoire ? Une plume un peu emportée portée par un esprit un peu fiévreux et inspirée par une âme à la religiosité pressante vous dirait que le signe de croix de Choïgou représente un signe qui engage une nation, une Église, une croisade, et alors elle parlerait, cette plume, nécessairement de la Russie... Je préfère écrire, parce que je le pense effectivement, sans doute par intuition et certainement par conviction assurée, qu’il a fait ce signe, Choïgou, même s’il l’ignore dans ce sens, pour tous les êtres de son temps, pour toute l’humanité si affreusement troublée et angoissée. Quoi qu’il veuille, quoi qu’il pense, quoi qu’il dise, et précisément pour mon compte en croyant à cette situation qui fait de lui à cet instant un messager inconscient d’autre chose, je crois qu’il s’agit d’un geste universel pour tous les êtres de notre temps à tous.

... Tant il est vrai, tant il est affreusement et terriblement vrai, que, dans le grand tourment qui agite aujourd’hui le monde, la dimension qui pèse le plus sur nous par son absence, qui est la moins mentionnée pour ce qu’elle est, la moins débattue dans toute sa force, c’est bien celle qu’on désignerait comme “la crise du sacré”. C’est une expression qui n’est pas nouvelle, pour une problématique qui ne l’est pas davantage, qui est même de tous les temps de notre temps historique ; mais elle a pris aujourd’hui une force incroyable, que nous ignorons en tant que telle je crois, mais qui pose partout sa marque ; elle imprègne littéralement nos esprits, nos âmes, nos psychologies, elle fait de notre nostalgie universelle une quête immense d’un temps désormais inconnu et dont nous nous sommes privés d’en avoir la mémoire, qui nous échappa un jour, que nous abandonnâmes pour nous précipiter dans la chute sans fin de cet immense trou noir d’où l’on ne peut plus voir le ciel... Comment pourrons-nous nous supporter encore bien longtemps, dans cette prison pullulante et purulente à laquelle nous avons consenti notre enfermement sous le prétexte de la gloire vaniteuse d’en être les architectes, fous que nous sommes ?

Certes, je ne crois pas que Choïgou, ministre de la défense russe faisant le signe de la croix avant de conduire le défilé militaire du 9 mai sur la Place Rouge, ait pensé à tout cela lorsqu’il fit le signe ; ou bien soit, puisqu’on est avec les Russes et en Russie, peut-être y a-t-il pensé, que sais-je et qu’importe. Quoi qu’il en soit, nulle part dans sa fonction et dans sa mission ce jour-là se trouvait l’obligation d’y penser, en même temps que de faire le signe qu’il a fait ; alors, qu’importent ces circonstances dès lors que je le vois, et que je pense pour mon compte comme je le fais ici, et que je mesure aussitôt la portée de la douleur qui m’assaille, la cause des souffrances que j’ai à supporter dans cet univers de ce temps-là. Car cette conscience de cette “crise du sacré” que ce geste ressuscite en moi est à la fois enveloppée d’une discrétion, d’une furtivité, presque d’une évanescence venues d’un autre monde, et en même temps d’une force à ne pas croire, partout présente, gouvernant nos hauteurs les plus singulières et les plus belles dans nos âmes désorientées, d’une ontologie absolument prégnante et qui ne laisse rien échapper de soi-même. Ainsi le geste de Choïgou ferait-il réaliser ce qu’on oublie si souvent dans toute cette confusion qui secoue le monde, c’est-à-dire qu’il me semble reconnaître que cette confusion se trouve également au plus profond de nous chez les uns et les autres, comme un malheur commun qui nous unit... Voilà où se trouve l’universalité sans doute involontaire d’un geste qui a été fait sans nécessaire conscience de la force qu’il exprimait.

Cela me conduit au second aspect que l’on trouvait dans le commentaire de ce texte référencé, qui permet de prolonger la réflexion de la souffrance, en la substantivant d’une façon décisive. Il n’y a rien de plus important que de rapprocher ces élévations de l’esprit de ces avatars de la vie quotidienne que cette époque nous oblige à endurer dans chacun de ses instants. Or voici que ce rapprochement est possible aujourd’hui d’une façon infiniment significative et élargie, dans des moments pathétiques et critiques où la rapidité de l’extension des choses est un facteur essentiel, grâce à ce qu’on nomme ici (sur ce site) le système de la communication. C’est cette chose assez monstrueuse, insaisissable, d’une puissance à faire trembler, qui fait partie intégrante du terrible Système qui nous opprime, qui est capable en même temps de permettre la transmission d’une image, d’un instant, d’une fraction de temps comme celle qui est le sujet de cette chronique. Ainsi est-on conduit à distinguer quelque chose de mystérieux dans le système de la communication, comme une sorte de fusion étrange dans le même artefact monstrueux et sublime à la fois, rapprochement étrange entre une chose intensément moderniste, hurlante et soufflante de modernité et de postmodernité, et quelque chose qui projette nos esprits dans l’opposé, dans une sorte de grâce infinie, vers les horizons perdus de la tradition, vers les représentations et les vibrations des origines.

Il y a là une ambiguïté presque magique, presque proche d’une considération sacrée, qui nous chuchoterait que, peut-être, elle, cette chose qu’est le système de la communication ainsi interprété, posséderait la clef de la crise du sacré qui nous accable. Il ne s’agit certes pas d’une théorie, ce n’est pas une thèse, non c’est une fulgurance qui peut traverser l’esprit devant l’instant-Shoigou lorsqu’on a mesuré ce qu’il peut recéler, qu’il peut éveiller dans toutes les pensées qui ont défilé sous ma plume... C’est bien alors, il faut maintenant y revenir, que l’élément russe, le facteur de la Russie, joue son rôle en tant que tel.

D’une façon très inattendue dont j’ai parlé plusieurs fois, les Russes se révèlent comme des maîtres de la communication, dans ce qu’on croyait être le territoire américaniste par excellence alors que les Russes sont aujourd’hui étrangers à tout ce qui est américaniste. Voilà un événement dont on parlera longtemps. Il faut veiller à bien comprendre la signification du terme assez peu esthétique (le mot “système” est si laid, et celui de “communication” ne vaut guère mieux) de “système de la communication” ; car cette signification, au contraire de la laideur de l’expression, contient une richesse extrême en embrassant des domaines que l’esprit du temps proscrit, – et pour cause, persifle le Système... Ainsi, pour mon compte, je mets dans cette “communication”-là ce qui fut commenté par divers chroniqueurs soudain éclairés, comme une nouvelle “victoire du 9 mai” avec les évènements de communication à Moscou et en Russie ce jour-là, et par-dessus tout la marche du “Bataillon Immortel” (lequel pourrait bien renvoyer au “Bataillon Fantôme” du Donbass ou au “Bataillon Sacré” de la mythologie).

Alors serait-on tenté de faire un contrepoint entre le moment-Choïgou et ce qui suivit la parade militaire, qu’on hésite à nommer “manifestation”, voire “démonstration” ou “commémoration”, qui serait plutôt une “affirmation” silencieuse et collective. Il s’agit bien de la marche silencieuse de ce “Bataillon Immortel”, sans slogan, sans cri, comme une vaste marée silencieuse où l’on ne voyait plus que les visages de ses soldats morts durant leur Grande Guerre Patriotique, portés et brandis en pancartes par leurs familles et de leurs descendants (avec le nommé Poutine, parmi eux). L’événement provoqua l’enthousiasme et surtout l’émotion chez certains de ces même chroniqueurs (voir par exemple Alexandre Latsa ou William F. Engdhal). Le “Bataillon Immortel” compta, dans les heures du grand soleil du 9 mai 2015, plus de dix millions de Russes dans les rues de leurs villes et de leurs villages, marchant en silence, comme font les morts ressuscités, semblables aux cohortes des morts de la Grande Guerre se levant dans le J’accuse d’Abel Gance. (Dans ce moment-là, j’y verrais bien plus un symbole de la “crise du sacré” soudain exposée par l’horreur de la Grande Guerre bien au-delà du pamphlet pacifiste qu’on y trouve également.) Laissez aux Parisiens les jacasseries, d’ailleurs de plus en plus contestatrices et polémiques, autour de leur JeSuisCharlie, car il n’y a nul point commun entre les deux.

Alors, la justice de l’esprit impose de dire que, dans ces instants, la Russie parle pour nous tous, pour la sauvegarde du monde, pour la sauvegarde de la civilisation dans un sens (ce mot en a tant) qui serait celui d’une résistance qui entendrait nous sauver de cette barbarie intérieure qu’a si bien définie Jean-François Mattéi. Par conséquent, elle parle de cette “crise du sacré” comme personne d’autre n’ose ni ne parvient aujourd’hui à faire, de cette manière si collective, si intérieure et silencieuse, qui transcende ce phénomène crisique incertain en une crise éclatante comme un soleil de minuit, qui apparaît comme la plus haute et la plus profonde crise que puisse affronter l’esprit, et certes parvenue au point de zénith de son paroxysme exprimé tout aussi silencieusement, au plus profond de nous. En ce sens, l’on dira que la Russie, plus qu’aucun autre aujourd’hui, remplit sa mission et tient son rang en notre nom à tous. Nous lui devons cette reconnaissance, qui doit être la notre également.

Philippe Grasset