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161219 octobre 2012… Quand donc est né ce sentiment tragique d’être prisonnier de la tragédie, que je ressens avec tant de force chaque jour, et chaque jour tout autant me révoltant contre le mot “prisonnier” pour clamer qu’au contraire il faudrait mettre le mot “libéré” ? Ce sentiment d’être “prisonnier de la tragédie” transformé, après la révolte dont je parle, en ce sentiment d’être “libéré par la tragédie”, et cet affrontement de perception comme processus psychologique et de la pensée la plus haute chaque jour recommencé ? Et, finalement, le sentiment concluant que les deux, “prisonnier de la tragédie” et “libéré par la tragédie”, que les deux sont vrais ?
Il est vrai qu’un jour, quelque part entre 2001 et 2003, – 2001 par une référence à un événement universel, 2003 par référence à un événement personnel dont je ne dirai mot, – je suis entré “en tragédie”. (De ce “2003 par référence à un événement personnel dont je ne dirai mot”, et qui concerne un événement catastrophique de ma vie affective, une personne m’avait dit, à quelques temps de là, «c’est ton 11 septembre à toi». Cela fixe mieux le propos, à la fois chronologiquement et dans notre histoire commune à tous, et dans l’Histoire considérée aussi haute qu’elle peut être, et dans l’histoire secrète et profonde de l’individu face à lui-même, et tout cela rassemblé en un seul caractère faisant la tragédie dont je parle, qui m’emprisonne ou me libère c’est selon, ou bien qui m’emprisonne et me libère à la fois, – et qui lie irrésistiblement le destin personnel de l’individu au destin tragique du monde, jusqu’à penser que le destin individuel sans ce lien à la tragédie générale n’est rien, absolument rien.)
La situation que je veux tenter de décrire, qui m’est profondément personnelle et qui, je le suppose et je le crois, doit être expérimentée par d’autres si elle est réalisée par eux, est un sentiment d’une force sans égale que je ne cesse de ressentir. Je parle d’un sentiment, à la fois diffus et d’une infinie puissance, d’apprécier intuitivement autant que de juger, qu’à la fois l’on vit soi-même, dans ce temps historique, une profonde tragédie personnelle qui s’accorde à ce temps historique qu'on découvre métahistorique, qu’à la fois ce temps historique, quand l’on réalise qu’il est métahistorique, est lui-même une tragédie sans égale, une tragédie immense, une tragédie eschatologique où chacun a sa place. C’est une étrange et fulgurante rencontre que de conclure que le temps métahistorique qu’on vit est une tragédie eschatologique pour l’univers, et de ressentir en même temps, au plus profond de soi-même, qu’on est soi-même, dans sa propre essence, une tragédie eschatologique. Cela suppose une intime liaison, une proximité jusqu’à la fusion, entre soi-même et la puissante métaHistoire qui nous bouleverse en même temps qu’elle bouleverse le monde. C’est un sentiment à la fois sublimement exaltant et totalement effrayant, d’une pleine et totale lumière embrassant et exaltant le monde, d’une ombre si complète et terrifiante, jusqu’au néant des abysses sans fond.
Cette époque est ainsi faite que ceux qui la vivent et savent qu’ils la vivent, – dans le sens de “savoir ce que l’on vit”, – vivent aussi comme avec une sorte de procuration, chargés du poids d’un destin intransigeant. Ils vivent cette époque tragique, pour eux-mêmes parce qu’il le faut, également pour le reste, pour ceux qui les ont précédés et qui n’ont pas pu savoir, pour ceux qui les accompagnent comme des ombres et refusent de savoir ; ils vivent pour eux-mêmes et pour tous à la fois, individuellement et collectivement, le temps de la Fin des Temps. C’est leur mission, leur gloire sublime et leur fardeau écrasant jusqu’à les anéantir. Dans ces temps fulgurants, nous avons ceci et cela, nous sommes enlevés et élevés d’un côté, nous sommes écrasés et anéantis d’un autre… Nous sommes à la fois “libérés” et “prisonniers”. Nous portons le double que nous sommes nous-mêmes, ce Janus de la tragédie du monde inscrit dans notre vie personnelle. Nous ne sommes rien, résolument rien, et pourtant nous sommes partie, même si infime, de l’essence d’un tout qui découvre un destin à la fois terrible et sublime, qui dépasse tout ce à quoi nous avions pauvrement réduit notre imagination et notre conscience du monde. Nous sommes emportés dans le fracas d’un bouleversement inimaginable, mais avec l’opportunité de retrouver la sublime sagesse de ces Anciens qui suivaient leur destin sans nulle crainte d’embrasser dans leur pensée la vérité d’un kosmos qui ouvre sur un univers sans fin, un univers qui ne dépend en rien, ni même en “concept”, de nous-mêmes et de nos très basses vanités.
Tantôt j’écris naturellement avec le “je” du solitaire ; tantôt je m’avise qu’il existe un lien entre ceux qui s’ignorent, qui n’ont nul besoin d’une présentation pour se reconnaître, qui pourraient même se rassembler et devenir “nous tous”, et j’écris alors avec le “nous” d’une proximité des esprits. C’est décrire le mystère de la situation des choses, cette formidable fluctuation qui nous emporte entre “prisonniers de la tragédie” et “libérés par la tragédie”. Il semblerait à certains moments que je me distingue, ou que je distingue quelques-uns d’entre nous, que je choisisse, que je prenne à part… Il semblerait à d’autres occasions que cette individualisation des choses disparaisse, devenue absolument dérisoire jusqu’à l’inexistence substantielle, pour tendre à l’unité du tout. Enfin, l’on découvre dans ces impressions si chaotiques où la réalisation des perceptions évolue du pire de soi-même au meilleur, qu’il y a un ordre et qu’il y a un sens. Il y a la conscience plus ou moins aigüe de la chose, qui finit par prendre sa place, majestueuse et sublime ; au bout de cette intuition haute, tout s’éclaire et l’on se compte…
Enfin, pour chacun de notre façon et pour tous d’une façon collective et unique, il ne peut en être autrement que comme ceci… Comme ceci que nous sommes tous touchés, frappés, secoués par cet ouragan immense de l’Histoire qui hurle sa fureur sacrée, qui se déchaîne, qui mugit parce que l’Histoire est entrée dans sa résolution finale, de s’opposer, et de vaincre, d’une façon ou l’autre, la Matière déchaînée qui menace de nous emporter. Enfin, il y a pour nous lier la finalité de l’Unité qui se dissimule derrière cette immense tempête, qui devient notre référence où se fondent les individualités réduites à des caprices accessoires de la destinée commune. Nous ne sommes désespérément solitaires que pour mieux convenir, dans une sorte d’accomplissement sublime et paradoxal du libre arbitre, de cette unicité qui nous embrasse tous et nous met tous ensemble. Certains s’y reconnaissent, d’autres les y rejoindront.
Nous allons donc voir des choses extraordinaires, si nous avons la présence d’esprit d’ouvrir les yeux… La tragédie sourit, parfois ironique après tout, abandonnant un instant sa fureur sacrée et soulignant cet instant d’apaisement d’un clin d’œil entendu : “Nous allons en voir, compagnons, des vertes et des pas mûres…”
Philippe Grasset
Je crois devoir, par devoir sans aucun doute, me rappeler qu’il était écrit, dans le premier “19 courant” de cette chronique, – ceci : «Je crois que, souvent, ou bien parfois je ne sais, le texte de cette “Chronique du 19 courant…” sera terminée par cette Note en forme de ‘Post Scriptum’” dont le rôle sera de clore le texte par un rappel de la situation des donations, ce “19 courant…” Habile, n’est-ce pas ?»
Il est inutile d’insister sur le dysfonctionnement grotesque de la pensée qu’implique le rapprochement de ces deux thèmes, celui du texte principal et celui de ce Post-Scriptum… Ainsi vaut-il mieux s’en tenir aux formules sans intention de nuire : A Dieu vat et à la fortune des circonstances et des caractères.
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