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139720 octobre 2008 — La situation de la crise est compliquée. La situation des directions politiques face à la crise ne l’est pas moins, c’est-à-dire qu’elle le devient encore plus. La rencontre UE-USA (c’est-à-dire Sarkozy-Bush, avec Barroso comme petite main) de ce week-end, si elle aboutit à des rendez-vous proches pour aborder le travail de refonte du système financier international, contribue surtout à mettre en évidence des différences potentiellement explosives d’une part, un désordre grandissant des esprits, potentiellement explosif lui aussi.
Le fait est que la situation “face à la crise” est extrêmement complexe. Nous voulons officiellement tous la coopération puisque notre situation est celle de la globalisation. Le paradoxe charmant est que cette coopération installe le désordre; le paradoxe du paradoxe est que ce désordre est l’exact reflet de la réalité que la coopération était censée soumettre au diktat liquidateur de la globalisation. Conclusion par le biais des paradoxes: la globalisation c’est le désordre, ce dont nous n’avons, pour notre part, jamais douté. Du désordre, très vite transformé en chaos, dans tous les cas pour l’évolution des concepts et des esprits pour ce qui nous occupe ici, tout cela peut nous réserver des surprises pour la suite.
Qu’on considère ces faits épars, tous bien contradictoires avec ce que le conformisme général nous presse fermement de penser.
• A Camp David, où les deux Européens (Sarko-Barroso) ont taillé le bout de gras avec un GW assez terne, où il a été décidé de lancer une série de rencontre au sommet entre un nombre considérable de pays pour refaire un système financier international, on n’a pas évité de remarquer que les deux continents n’avaient pas exactement la même partition. Le Times de Londres rapporte, ce 20 octobre:
«Mr Bush said: “As we make the regulatory institutional changes necessary to avoid a repeat of this crisis, it is essential that we preserve the foundations of democratic capitalism — commitment to free markets, free enterprise and free trade. “We must resist the dangerous temptation of economic isolationism and continue the policies of open markets that have lifted standards of living and helped millions of people escape poverty around the world.” But Mr Sarkozy, who holds the rotating presidency of the European Union, which has a tradition of deeper and stronger intervention in markets, advocated a new form of “regulated capitalism” because there is “no liberty without some regulation and stability”.
»He urged stiffer regulation of hedge funds and credit-rating companies while also saying that leaders should reconsider the rules governing tax havens such as the Cayman Islands and the relationship between world currencies such as the dollar and euro. “We must reform capitalism so that the most efficient system ever created doesn’t destroy its own foundations,” he said. Although agreeing with Mr Bush that it would be “wrong — catastrophic — to challenge the foundations of market economics”, he added: “We cannot continue along the same lines, because the same problems will trigger the same disasters.”»
• Dans le même Times, le 19 octobre, l'influent Irwin Stelzer, de l’Hudson Institute, un libre-échangiste bien sûr mais un modéré sur l’échiquier politique washingtonien, affute ses flèches et prend pour cible l’étonnant couple Sarkozy-Brown. Mais Stelzer réserve l’essentiel de sa provision de fiel au Britannique. Sarkozy-Brown, ce sont de “strange bedfellows”, – où l’on apprend que Sarko est un “arch-protectionist” évidemment interventionniste, bref un Français qui n’a rien pour nous étonner; tandis que Brown, lui, est un traître absolu, qui a vendu sa foi pour on ne sait quelle entreprise de subversion de la domination US. C'est en effet le dessein que Seltzer débusque derrrière l'entreprise Sarko-Brown, avec le soutien de l'Europe entière, l'ancienne et la nouvelle: «Brown and Sarkozy, along with their EU partners, believe that now is the time to put the former hegemon in its place. America, they believe, is paralysed...» L'accusation est sévère.
«Politics may make strange bedfellows, but economic crises make even stranger ones. Gordon Brown, a free trader, now finds that Nicolas Sarkozy, an arch-protectionist, has virtues he had not previously noticed. It seems that they are united by three things. First, they believe, or at least are pretending that they believe, that the current ills originated in the United States. You might remember: these are the same United States whose entrepreneurship Chancellor Brown lauded to all who would listen, before becoming prime minister and slipping easily into the anti-American mode that now dominates his public and private discourse.
»Second, Brown and Sarkozy, along with their EU partners, believe that now is the time to put the former hegemon in its place. America, they believe, is paralysed by the lame-duck status of its president. It will, they reason, be forced to go along with any European proposals for what is variously called a “new financial architecture” and a “new world order”. The joy on the faces of EU leaders as they gather for their conferences can be seen in news photos. Never mind that the banking systems of their countries are on the verge of collapse, or that they are headed for a recession deeper and longer than the one the United States will suffer. Now is their chance to do things that the Americans might not like, but can’t stop.
»Third, Brown, Sarkozy & Co have always done what President Ronald Reagan accused his own bureaucracy of doing: “If it moves, tax it. If it keeps moving, regulate it. If it stops moving, subsidise it.” Brown, long famous for profligate spending and mindless regulations, now proposes to subsidise homebuying by first-time buyers so that they can catch the falling knife that is the house-price market. And his new-found friends in the EU have never hesitated to increase their tax-funded budgets, and draft regulations at such a rate that even the lobbying firms in Brussels cannot follow all the action.»
• Il est vrai qu’il règne à Londres un certain esprit frondeur. On en a déjà eu des échos, par exemple avec les commentaires de Gerard Baker, mais cela va beaucoup plus loin que l’humeur d’un commentateur. Les Britanniques ont, derrière les Français et beaucoup plus qu’eux, appuyé l’idée d’un Bretton Woods-II. La référence est d'importance d'une façon générale, pour le système financier, mais elle est aussi primordiale et très spécifique pour les Britanniques; Bretton Woods, au moins tout autant que l’établissement d’un ordre financier américaniste sur le monde, c’est le signe de l’abaissement de la puissance britannique sous le joug apparemment chaleureux de l’hégémonie américaniste. Les Britanniques s’y sont adaptés et ont tenté de faire un bien d’un mal catastrophique, mais la plaie reste vivace. D’où cette référence de Stelzer à Keynes, lorsqu’il se réfère à Bretton Woods, et à Brown jouant à être Churchill lorsqu'il se réfère à un Bretton Woods-II, — un Churchill dont on comprend bien que le Hitler se situe outre-Atlantique… «For Brown, such a Bretton Woods II would put him in the role played by John Maynard Keynes in 1944, when his biographer Robert Skidelsky reports Keynes “was the Churchill of this [financial] world, and no one could have taken his place”. That wouldn’t be the first time, and won’t be the last time, the prime minister has likened his role in coping with the financial crisis to Churchill’s role in coping with Hitler.»
• La partie est encore plus compliqué que cela car, aux USA, nous sommes à la fois dans un temps de transition politique, dans un temps d’affaiblissement du pouvoir politique, dans un temps de déroute de la doctrine centrale, dans un temps de crise économique et psychologique à l’aggravation galopante. Le front y est loin d’être uni. Le San Francisco Chronicle du 19 octobre (relayé par CommonDreams.org ce 20 octobre) nous instruit d’un débat révisionniste, – le vilain mot, – qui fait rage aux USA. Les démocrates, qui sont persuadés de tenir le pouvoir demain (le 4 novembre), se demandent ce qu’ils vont en faire, – dito, jusqu’où ils vont pousser une réforme du système financier qui paraît désormais, si l’on se réfère au climat qui nous est décrit, simplement inéluctable. Cette fois, il n’est plus question du seul Obama. Un changement est en train de s’opérer chez les démocrates, qui pourrait prendre des formes radicales si le triomphe électoral promis se concrétise. David Boaz, vice président du Cato Institute (tendance libertarienne) dit de Obama: «We will find out if he is a new Franklin Roosevelt or a new Bill Clinton.». Le fait est que certaines déclarations et prises de position montrent une évolution très rapide, chez les démocrates hors-Obama précisément, comme par exemple ces déclarations de Barney Frank, le démocrate du Massachusetts qui préside la Commission des services financiers de la Chambre, qui soutenait à fond le plan Paulson il y a un mois, qui déclare aujourd’hui : «[T]he nation is entering a period of resurgent government activism that will resemble Franklin Roosevelt's New Deal of the 1930s. This is the end of the era of extreme laissez-faire, of ‘Don't tax it, don't regulate it’. That has now been totally evaporated.»
• Y a-t-il une révision américaniste fondamentale en cours? Le rythme de la crise est terrible, les choses vont si vite, les esprits suivent comme ils peuvent, se découvrant de plus en plus d’audace… Cette remarque de David Kotok, directeur des investissements à la firme de gestion financière Cumberland Advisor, dans le New Jersey, nous donne peut-être une description acceptable du phénomène, – parce qu'il se réfère au rythme de la chose: «We nationalized financial institutions and banks by executive fiat. Once this begins to occur, this trend has only one direction to go. The free-market-capitalism economy is history»
• Bigre... Le laissez-faire «has now been totally evaporated», «[t]he free-market-capitalism economy is history». Voilà des paroles bien définitives. Le paysage américaniste commence à ressembler à un lendemain de tremblement de terre.
Vous ne voudriez pas que l’on tirât de tout cela quelque ferme conclusion et la description de l’ordre financier nouveau, de la nouvelle structure économique, de la nouvelle politique générale et ainsi de suite? La tâche est impossible, l'ambition serait puérile. Nous nous en tiendrons à quelques considérations générales.
D’abord, sur le rôle de la France et sur celui de Sarkozy. Le président français ramasse partout des dividendes, il est unanimement acclamé. Ce n’est pas qu’il est un grand homme, c’est qu’il a naturellement retrouvé le rôle d’un homme que la France a placé à sa tête. Tout ce qui arrive, la France, avec son histoire, ses traditions et sa profonde conception du monde, le tient comme évident. Principalement, nous assistons à la victoire complète du politique sur l’économique, non parce que le politique est brillant mais parce que l’économique s’effondre. Suivent toutes les rengaines que la France égrène depuis des siècles: l’Etat régalien au centre de tout, l’interventionnisme de l'Etat, la régulation sévère des structures financières, y compris par la nationalisation, la protection des forces économiques nationales, etc. Comme prévu pour le cas des crises, – nous avons beaucoup écrit sur ce cas, – Sarkozy est un excellent animateur d’une politique naturelle de la France, – même s’il est agent double, triple et quadruple d’on ne sait quelles puissances de l’ombre, comme la révélation en est faite régulièrement. Le constat le plus simple est celui qui s'impose ici: Sarkozy est un excellent animateur de la politique naturelle de la France parce que cette politique a aujourd'hui le vent en poupe. C'est ce qu'on attend de lui.
Le cas des Britanniques est différent. Parler d’habileté à leur propos, ou de cynisme, ou de la thèse des “deux fers au feu”, ou de la consigne “right or wrong, my country”, c’est pour l’instant parler de l’accessoire. Il y a une tragédie anglaise. Depuis un très gros demi-siècle (depuis la Charte de l’Atlantique, le Lend Lease et Bretton Woods justement), les Britanniques suivent un pari qu’ils jugent suprêmement intelligent, – il faut bien croire cela pour avaler toutes les couleuvres qu’ils ont avalées. C’est la “politique américaine” du Royaume-Uni, notamment fort bien résumée par l’historien John Charmley dans son livre Churchill’s Grand Alliance, – dont nous avons publié une traduction sous le titre La Passion de Churchill, – "politique américaine” dont nous rappelions la définition avec cette citation de Charmley:
«En tentant d’exposer “l’essence d’une politique américaine” en 1944, un diplomate définit parfaitement cette attitude. La politique traditionnelle du Royaume-Uni de chercher à empêcher qu’une puissance exerçât une position dominante était écartée : “Notre but ne doit pas être de chercher à équilibrer notre puissance contre celle des États-Unis, mais d’utiliser la puissance américaine pour des objectifs que nous considérons comme bénéfiques.” La politique britannique devrait être désormais considérée comme un moyen d’ “orienter cette énorme péniche maladroite [les USA] vers le port qui convient.” L’idée d’utiliser “la puissance américaine pour protéger le Commonwealth et l’Empire” avait beaucoup de charme en soi, en fonction de ce que l’on sait des attitudes de Roosevelt concernant l’Europe. Elle était également un parfait exemple de la façon dont les Britanniques parvenaient à se tromper eux-mêmes à propos de l’Amérique.»
Aujourd’hui, après de multiples épisodes au long de deux tiers de siècle, des incertitudes d’Eden et même du Churchill dernière époque aux bouffes thatchériennes, jusqu’à la folie blairiste, les Britanniques se trouvent une nouvelle fois devant la même interrogation: ne nous sommes-nous pas trompés? Et cette fois, le cas est d'une telle importance, portant sur le fondement, la substance de cette “politique américaine”, avec une Amérique “énorme péniche” de plus en plus maladroite, qui prend l’eau de partout, à la dérive et incontrôlable. Nous ne savons pas ce qu’il sortira d'une telle situation pour les Britanniques. Nous disons simplement que, jamais, ils n’ont ressenti aussi affreusement le poids écrasant de leur dilemme, et jamais ne s’est présentée une circonstance d’une telle force, où ils pourraient trancher vers une révision déchirante et abandonner leur “politique américaine”. Cela ne signifie pas qu’ils vont devenir vertueux, ni qu’ils ne seront plus Britanniques avec tout ce que cela signifie, ni qu’ils choisiront ceci ou cela. Cela ne signifie que ce que nous écrivons: le cas posé comme jamais de la révision déchirante. Cela n’est pas rien mais la crise justifie cela.
(On ajoutera, pour le cas plus précis de Gordon Brown, une circonstance plus politicienne. Avec cette crise, Brown peut espérer “se refaire”, retrouver sa popularité perdue pour les élections de l’été prochain. Son jeu, c’est l’intransigeance contre les outrances calamiteuses du système qui rendent le public furieux, donc favorable à une nouvelle structure régulatrice et à un Etat interventionniste. Tout cela l’éloigne du diktat du système que le Royaume-Uni a jusqu’ici partagé avec Washington, donc l'invite à ne plus prendre de gants avec Washington.)
Enfin, les USA, en plein tourbillon, plongés dans l’incertitude, dans des agitations extraordinaires, d’où tout peut sortir, où rien ne peut être écarté en fait de prolongement. Le cas est formidable: dans le cours d’une élection présidentielle extraordinaire puisqu’elle clôt une période elle-même extraordinaire, voilà que le résultat de l'élection apparaît presque secondaire, d’ailleurs comme s’il était déjà acquis (imaginez le désordre si McCain l’emportait!); voilà que la déstructuration que doit apporter cette élection par rapport à l’époque Bush a déjà commencé, et à quelle vitesse, et dans quelles directions, avant que l’élection n’ait tranché. La crise, la crise, c’est-à-dire l’Histoire, nous emporte comme autant de fétus.
Comment voudriez-vous, de l’agitation de Sarkozy au désordre américaniste, que nous ne soyons pas, plus que jamais, “maistrien” ? Par conséquent, bis repetitat: “Vous ne voudriez pas que l’on tirât de tout cela quelque ferme conclusion et la description de l’ordre financier nouveau, de la nouvelle structure économique, de la nouvelle politique générale et ainsi de suite?” Car la crise continue, elle va continuer, elle va poursuivre son œuvre de bouleversement et de déstructuration paradoxale, – la déstructuration du système déstructurant, – le fameux “nihilisme nietzschéen” utilisé comme contre-feu, contre le nihilisme du système moderniste. La fête continue car la crise mène la danse.
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