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113624 janvier 2011 — Ambrose Evans-Pritchard (disons, notre ami AEP) publie une analyse inhabituellement centrée sur les événements politiques et historiques, pour lui qui est d’abord un commentateur économique, dans le Telegraph du 23 janvier 2011. Son texte est une plaidoirie pour “apaiser”, pour “amadouer” la Chine, perçue de plus en plus par nombre d’idéologues américanistes et occidentalistes comme un danger terrible. D’une façon très caractéristique, ou très inhabituelle, AEP avance à cet égard de l’accommodement avec la Chine l’argument du confucianisme, – et nous y reviendrons plus loin, plus en détails : «The correct statecraft for the West is to treat Beijing politely but firmly as a member of global club, gambling that the Confucian ethic will over time incline China to a quest for global as well as national concord.»
Mais voici le rapprochement, ou le parallèle historique qu’il fait, qui nous semble le plus intéressant dans son analyse. Il s’agit du parallèle entre l’Allemagne début-XXème siècle et la Chine début-XXIème siècle…
«The German historian Fritz Fischer has in a sense muddied the waters with his seminal work, Griff nach der Weltmacht (Bid for World Power). He draws on imperial archives in Potsdam to claim that Germany’s general staff was angling for a pre-emptive war to smash France and dismember the Russian Empire before it emerged as an industrial colossus. Sarajevo provided the “propitious moment”.
»Kaiser Wilhelm’s court allegedly made up its mind after the Social Democrats (then Marxists) won a Reichstag majority in 1912, seeing war as a way to contain radical dissent. This assessment was tragically correct. War split the Social Democrats irrevocably, allowing the Nazis to exploit a divided Left under Weimar.
»The Fischer version of events is a little too reassuring, and not just because the Entente allies had already fed Germany’s self-fulfilling fears of encirclement and emboldened Tsarist Russia to push its luck in the Balkans. A deeper cause was at work. “The only condition which could lead to improvement of German-English relations would be if we bridled our economic development, and this is not possible,” said Deutsche Bank chief Karl Helfferich as early as 1897. German steel output jumped tenfold from 1880 to 1900, leaping past British production. Sound familiar?
»Is China now where Germany was in 1900? Possibly. There are certainly hints of menace from some quarters in Beijing. Defence minister Liang Guanglie said over New Year that China’s armed forces are “pushing forward preparations for military conflict in every strategic direction”. Professor Huang Jing from Singapore’s Lee Kwan Yew School and a former adviser to China’s Army, said Beijing is losing its grip on the colonels. “The young officers are taking control of strategy and it is like young officers in Japan in the 1930s. This is very dangerous. They are on a collision course with a US-dominated system,” he said.
»Yet nothing is foreordained. Which is why it was so unsettling to learn that most of the leadership of the US Congress declined to attend the state banquet at the White House for Chinese President Hu Jintao, including the Speaker of House.
»Senate Majority Leader Harry Reid called Mr Hu a “dictator”. Is this a remotely apposite term for a self-effacing man of Confucian leanings, whose father was a victim of the Cultural Revolution, who fights a daily struggle against his own hotheads at home, and who will hand over power in an orderly transition next year? Or for premier Wen Jiabao, who visited students in the Tiananmen Square protests of 1989, narrowly surviving the “insubordination purge” that followed? These leaders may be wrong in their assessment of how much democracy China can handle without flying out of control, but despots they are not…»
On observera que les dernières remarques de cet extrait du texte de AEP, sur le comportement des dirigeants US vis-à-vis du président chinois, justifient largement ce commentaire d’un de ses lecteurs, “Johan De Meulemeester” : «The key issue faced by the world today is not managing the rise of China but rather the problem of managing the collapse of the US. Will the US regime go down quietly like the USSSR or will they start WWIII against China to mask the terminal collapse of the US regime?» …Mais c’est au-delà de cette question que nous voudrions conduire notre commentaire, plus à partir du parallèle fait par AEP et, particulièrement, dans ce parallèle, la citation que nous avons soulignée en gras.
@PAYANT Lorsque AEP fait le parallèle entre la Chine d'aujourd'hui et l’Allemagne d’avant la Première Guerre mondiale (et les USA et l’Angleterre en positions antagonistes), il offre une comparaison géographique et géopolitique assez pauvre, bien digne d’un économiste et, qui plus est, doublement économiste puisqu’économiste anglo-saxon. Le tropisme de l’égocentrisme souvent proche de la pathologie de la pensée anglo-saxonne fait croire à tous les érudits de l’establishment transatlantique que l’Angleterre a dominé le XIXème siècle et que toute nouvelle puissance industrielle se développant en Europe à cette époque devait nécessairement se heurter à l’Angleterre comme à la puissance maîtresse de l’univers. Il n’y a évidemment rien de plus contraint dans le jugement. La fable du “conflit inéluctable” entre l’Angleterre et l’Allemagne, – puisqu’il s’agirait de l’empire du monde et de son prétendant, – n’est rien d’autre qu’une narrative d’historien anglo-saxon de tendance impériale ; nul ne devrait ignorer que si l’Allemagne n’avait pas violé la neutralité belge aux premiers jours d’août 1914, les Français se seraient sans doute retrouvés seuls contre les Allemands, comme en 1870. L’Angleterre s’est distinguée, au XIXème siècle, par son irresponsabilité dans les affaires européennes, – et elle en a payé le prix puisqu’ainsi l’ascension de la puissance allemande a pu se faire et, avec elle, ce bouleversement de l'Europe qui a mis fin au “splendide isolement” britannique.
Par contre, la phrase de Karl Helfferich, le président de la Deutsch Bank, en 1897, est extraordinairement intéressante et résonne richement dans nos esprits : «The only condition which could lead to improvement of German-English relations would be if we bridled our economic development, and this is not possible.» Ne nous attachons pas au fait des relations anglo-allemandes (même argument que précédemment) mais au fait essentiel, déstabilisant et déstructurant, de la montée de la puissance (du développement industriel) de l’Allemagne. Ce que nous dit Karl Helfferich, c’est que la civilisation européenne est alors prisonnière du développement économique et industriel de l’Allemagne, qu’il est impossible de freiner, voire de contrôler, que l’Allemagne elle-même ne peut pas réguler. AEP en fait une simple anomalie temporaire du système qu’il chérit, tout comme pour le cas de la Chine aujourd’hui, – nous en faisons, nous, un signe de plus de ce “déchaînement de la matière”, que nous avons désigné comme le premier responsable du conflit mondial, dont l’Allemagne est, dans cette période, la porteuse privilégiée. (Voir, notamment, La Première Partie de La grâce de l’Histoire.) Ce qui est en jeu, plus que des affaires géopolitiques et de nationalités exacerbées, c’est un phénomène physique fondamental de déséquilibre des puissances économiques et technologiques, où effectivement le “déchaînement de la matière” a la première place, et où l’Allemagne est évidemment le premier et l'essentiel acteur ; nous imaginons effectivement l’Allemagne comme cet acteur à la fois fascinant, menaçant et irrésistible durant la période, alors que c’est en réalité une dynamique de puissance (le “déchaînement de la matière”) qui est à la fois fascinante, menaçante et irrésistible…
En 1917, Guglielmo Ferrero disait de cette période : «Mais après 1900, l’Allemagne sembla devenir rapidement le modèle universel, en battant l’Angleterre dans presque tous les champs où elle avait conservé jusqu’alors une supériorité incontestée. […] Après 1900, le monde n’avait plus vu, en Europe, que l’Allemagne et sa force grandissante, au milieu de peuples ou surpris ou éblouis.» En 1909, Rathenau écrivait au chancelier von Bulow, retour d’un voyage en Europe : «Il y a un autre facteur important, auquel en Allemagne nous ne prêtons pas toujours attention : c'est l'impression que fait l'Allemagne vue du dehors ; on jette le regard sur cette chaudière européenne [“c'est moi qui souligne”, écrit von Bulow, en commentaire de la lettre de Rathenau], on y voit, entourée de nations qui ne bougent plus, un peuple toujours au travail et capable d'une énorme expansion physique ; huit cent mille Allemands de plus chaque année ; à chaque lustre, un accroissement presque égal à la population des pays scandinaves ou de la Suisse ; et l'on se demande combien de temps la France, où se fait le vide, pourra résister à la pression atmosphérique de cette population.»
L’analogie proposée par AEP s’arrête là, où tout de même l’essentiel est dit pour nous si l’on accepte l’interprétation des grandes forces de l’Histoire. La Chine n’a pas les mêmes caractères de “volonté de puissance” que l’Allemagne, les conceptions de la guerre ont changé et toutes les puissances sont aujourd’hui épuisées et paradoxalement impuissantes avec un outil militaire dont nul ne sait plus ni l’usage, ni la destination. Lorsque le lecteur et commentateur d’AEP, “Johan De Meulemeester”, parle de la Troisième Guerre Mondiale que déclencheraient les USA contre la Chine pour masquer leur propre effondrement, – encore faudrait-il que les USA puissent la faire, cette “troisième dernière”. Mise à part l’attaque nucléaire, les USA sont aujourd’hui totalement impuissants par rapport à l’ambition considérable qu’implique un tel conflit, notamment l’issue nécessaire d’une victoire décisive sur la Chine. (La simple hypothèse d’une invasion terrestre de l’Iran par les USA, étudiée par des experts de la chose, impliquerait une mobilisation permettant de disposer d’un million de combattants, ce qui prendrait au moins deux années, – dans le meilleur des cas…Et l'on sait que l'Iran est loin d'être la Chine, à tous égards.)
Par contre, l’hypothèse de l’attaque nucléaire nous conduit aux confins des crises historiques classiques, pour entrer quasiment dans le domaine eschatologique. (On sait effectivement qu’une guerre nucléaire stratégique constitue un domaine si complètement inexploré dans l’inconnu catastrophique qu’on peut la ranger dans la catégorie de l’eschatologie.) C’est là où la logique d’Evans-Pritchard montre sa très grande faiblesse, voire, même, sombre dans une remarquable contradiction, parce qu’il importe pour lui, avant tout, de sauver le Système et ses principes économistes. Ainsi nous est-il dit, en guise de conclusion, que la bonne affaire, la bonne diplomatie, c’est de faire entrer la Chine dans le “global club”… «The correct statecraft for the West is to treat Beijing politely but firmly as a member of global club, gambling that the Confucian ethic will over time incline China to a quest for global as well as national concord.»
…Quel “global club” ? AEP en réalise-t-il l’état ? Sait-il que 2011 sera la “pire année” qu’on puisse imaginer, que 2012 sera pire encore, et 2013 pire encore ? Sait-il que plus personne ne se risque à avancer la moindre analyse de possibilité de redressement pour l’économie US, et pour le formidable endettement de cette puissance ? Sait-il l’état où nous nous trouvons, d’impuissance de notre puissance, de paralysie de notre dynamique, d’incapacité de résoudre aucune des crises que nous avons déclenchées depuis dix ou vingt ans ? Est-ce cela, son “global club”, implicitement évoqué comme l’océan de la stabilité et de la tranquillité, où la Chine tumultueuse serait invitée à s’amarrer comme si on lui faisait un cadeau exceptionnel ? Au contraire, l’accession de la Chine à la puissance se fait dans le tintamarre d’une époque qui craque de partout, où le Système a tout annexé, où les hommes ont perdu le contrôle du Système, où le Système lui-même devient incohérent, une époque qui passe du désordre de la politique humaine (les “crises historiques classiques”) à l’état extraordinaire de crise eschatologique qu’il est aisé de deviner comme la crise finale de cette civilisation…
Certainement, Ambroise Evans-Pritchard ne peut pas ignorer tout cela, au fond de sa conscience, une fois écartés les divers préjugés de l’arrogance et de la vanité des diverses certitudes des thèses occidentalistes. C’est à cette lumière qu’on peut juger d’une façon singulière l’emploi répété que le chroniqueur économique fait du terme “confucéen”… “ Appeasement is the proper policy towards Confucian China”, “Mr.Hu, […] a self-effacing man of Confucian leanings”, “the Confucian ethic”, “this Confucian bet”…
On pourrait, pour progresser utilement dans la réflexion, tenir cette répétition comme la manifestation d’un lapsus calami, ou plus communément selon le langage freudien, un “lapsus révélateur” impliquant une attente bien plus qu’une exigence. Ce qu’attendrait Evans-Pritchard de l’accession de la Chine à la puissance incontestablement dominatrice, c’est l’établissement d’une certaine sagesse séculaire, – ainsi le terme “confucéen” résonne-t-il dans les arrière-boutiques de nombre de cervelles occidentalistes, – qui permettrait de sauver un système aux abois en lui conservant l’apparence de ses vertus. Cette interprétation rencontre effectivement l’émergence d’une partie de plus en plus affirmée de l’establishment occidental, qui envisage de plus en plus de se tourner vers la Chine pour la sauvegarde économique générale. (Dans ce cas, également, on peut apprécier la sévérité des jugements et des appréciations de Evans-Pritchard concernant le comportement des élus et des dirigeants du Congrès US. Cette sévérité marque sans nul doute l’exaspération d’un esprit pourtant remarquablement transatlantique devant l’aveuglement, le nihilisme et l’impuissance complète du système washingtonien.)
Cela, ce rôle fondamental et “confucéen” qui lui est demandé, n’est-ce pas faire bien trop d’honneur à la Chine elle-même ? On voit par ailleurs la catastrophe environnementale où se trouve plongé ce pays, obligé par nos propres contraintes économiques et idéologiques à l’application de toutes les recettes déstructurantes du capitalisme déchaîné de l’hyper libéralisme. De ce point de vue également, l’analogie, même paradoxale, de AEP entre l’Allemagne début XXème siècle et la Chine début XXIème siècle ne tient pas davantage que dans le développement de l’hypothèse d’une guerre. De ce point de vue également, la “crise historique classique” s’est transformée et est passée dans le domaine inconnu et insaisissable dans ses effets et conséquences de la crise eschatologique. Contre cela, la sagesse confucéenne ne peut rien et, surtout, ne peut en aucun cas constituer une formule réparatrice.
Sagesse confucéenne ? Ce que nous amène la Chine, l’explosion chinoise en un sens, – dont on reconnaît de plus en plus aisément que la Chine n’est elle-même qu’en très faible partie responsable puisque c’est notre système qui l’a forcée, – c’est le contraire de ce qu’en attend Ambroise Evans-Pritchard. Une troisième Guerre Mondiale n’est même pas nécessaire pour cela. Le seul fait d’exister économiquement avec sa puissance naturelle, dans la logique du système de notre “idéal de puissance”, avec tous ses effets poussés par conséquent à leurs extrêmes, constitue pour la Chine une démonstration peut-être fatale et finale de l’aspect irrémédiablement subversif, mystificateur et fondamentalement mauvais de notre système général (la “source de tous les maux”). Il faut en effet qu’à un moment ou l’autre, – et ce moment venu de plus en plus rapidement par rapport à ce que les plus extrémistes de ces conceptions en prévoyaient, – la chose soit clairement démontrée… Il en va, si l’on veut, de la Chute finale, pour qu’enfin elle se fasse comme il est nécessaire qu’elle se fasse.
Peut-être est-ce cela que nous attendons de la sagesse confucéenne, qu’elle nous démontre définitivement la profondeur fatale de notre erreur ? Sans doute AEP ne croit-il pas en dire autant, – mais c’est bien là le propre du “lapsus révélateur”…
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