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123618 juin 2011 — Sans aucun doute, ce que nous avons nommé, à l’imitation de Justin Raimondo, “la persécution de Juan Cole” (voir notre Bloc Notes du 17 juin 2011), devrait être considéré comme un cas important pour explorer l’état, à la fois de la liberté du commentateur libre, à la fois de ce que le commentateur libre fait de cette liberté, à la fois de la place que ce commentateur libre tient dans le Système. Par “commentateur libre”, nous entendons un commentateur qui n’est pas “corrompu”, – dans le sens le plus large du mot, – par sa position, ses privilèges, ses liens avec des autorités en place du Système ; donc, un commentateur qui n’est pas “corrompu” dans un sens vénal, social et, éventuellement et surtout, psychologique, par le Système ; donc, pour l’essentiel dans l’état actuel des choses, un commentateur qui passe par le moyen de communication de l’Internet parce que l’Internet détient techniquement la formule permettant le développement du “commentaire libre”.
Comme on l’a dit hier, – c’était le principal thème de notre analyse, – le premier enseignement fondamental de l’affaire Cole est de nous montrer qu’un “commentateur libre” d’’Internet peut peser d’un poids très important, du point de vue des autorités politiques et autres, donc du point de vue du Système. L’“intérêt” que la Maison-Blanche, via la CIA, a accordé à Juan Cole est une mesure de la chose, alors que Juan Cole est vraiment un commentateur né de l’Internet, devenu “commentateur libre” à cause de l’Internet. Dans un texte qu’il a publié sur son site le 16 juin 2011, et qui est repris (signe de considération pour Cole) par le Guardian le 17 juin 2011, Juan Cole rappelle la chronologie de son parcours de “commentateur”.
«I should point out that my blog was begun in 2002, with an eye toward analysing open source information on the struggle against al-Qaida. In 2003, I also began reporting on the unfolding Iraq war. My goal was to help inform the public and to present sources and analysis on the basis of my expertise as a Middle East and south Asia expert…» Auparavant, plus haut dans son commentaire sur sa propre affaire, Cole avait studieusement déterminé ce qui, à son avis, avait déterminé l’“intérêt” du Système : «It seems to me clear that the Bush White House was upset by my blogging of the Iraq war, in which I was using Arabic and other primary sources, and which contradicted the propaganda efforts of the administration attempting to make the enterprise look like a wild shining success.»
Cole poursuit aussitôt par des précisions sur ses activités hors de son seul site Internet, mais suscitées effectivement par ce même site, donc toujours à l’actif de ce nouveau moyen de communication qu’est l’Internet. En quelque sorte, il donne une mesure concrète de l’influence qu’il avait acquise, – autre signe de l’importance énorme qu’a pris le commentaire sur l’Internet, – et de la crainte que le Système éprouva aussitôt de voir cette influence toucher certains de ses propres organes (la CIA, le département d’Etat)… Il juge cela “ironique” mais nous jugeons cela, nous, tout à fait logique : le Système ne craint rien de plus que de voir ses serviteurs touchés par des influences extérieures à lui parce qu’il se bat pour maintenir son hermétisme qui est une des principaux moyens de sa surpuissance (voir dde.crisis du 10 juin 2011).
«In 2003-2005, and after, I was asked to speak on a few occasions to military and intelligence professionals, most often as part of an inter-agency audience; and I presented to them in person distillations of my research. I never had a direct contract with the CIA, but some of the thinktanks that, every once in a while, asked me to speak were clearly letting analysts and field officers know about the presentations (which were most often academic panels of a sort that would be mounted at any academic conference), and they attended. I should underline that these presentations involved small travel expenses and a small honorarium, and that I wasn't a high-paid consultant but clearly was expected to speak my views and share my conclusions frankly. It was not a regular gig. Apparently, one of the purposes of spying on me to discredit me, from the point of view of the Bush White House, was ironically to discourage Washington thinktanks from inviting me to speak to the analysts, not only of the CIA but also the state department intelligence and research, and other officials concerned with counter-terrorism and with Iraq.»
…A partir de là, effectivement, Cole observe que les invitations se sont espacées, ce qui implique effectivement la mise en route de la campagne montée contre lui par la Maison Blanche, via la CIA. Voilà pour les faits, tels que les rapporte le principal intéressé, et l’on peut être sûr qu’ils sont présentés en toute bonne foi et sans la moindre dissimulation, donc qu’ils expriment un certaine vérité, bien plus “vraie” et bien plus intéressante que la narrative insipide que nous offrirait le Système. (Mais le Système n’a pas grand’chose à dire sur l’affaire Cole et l’on pourrait dire en un mot un peu leste qu’il laisse pisser ; tout de même, nous dit l’excellent Jason Ditz, de Antiwar.com, la CIA a vertueusement réagi, on imagine dans quel sens...)
Une autre partie de notre analyse des réactions de Cole, avant de passer à nos propres commentaires, concerne ses réactions personnelles de “commentateur libre”. Nous en déterminons à peu près quatre, toutes également critiques.
• L’absence de conscience du “commentateur libre” via l’Internet de sa véritable influence. Cela apparaît lorsqu’il écrit : «What alarms me most of all in the nakedly illegal deployment of the CIA against an academic for the explicit purpose of destroying his reputation for political purposes is that I know I am a relatively small fish, and it seems to me rather likely that I was not the only target of the baleful team at the White House.» Juan Cole se trompe ; il est indiscutablement “a big fish”, cela en termes qualitatifs, les seuls qui comptent, parce qu’il apporte une haute conscience professionnelle, une très grande compétence des sujets traités, un goût de l’analyse pénétrante et un grand nombre de sources indépendantes, et surtout la réputation de sa propre indépendance (absence de corruption-Système). Ainsi, il échappe complètement aux critères du Système tout en disposant d’un instrument de communication avec une très bonne diffusion, même si sa notoriété n’est pas celle d’un “big fish” (privilèges, position de notoriété, titres, etc.) ; il est un “big fish” qui s’ignore, et par conséquent il n’a pas une réelle conscience de ce qu’est la nouvelle puissance de communication de l’Internet.
• Sa stupéfaction en apprenant qu’il a été l’objet d’attaques de la CIA… Son commentaire, à cet égard, est surréaliste de naïveté, et nous découvrons une faiblesse importante de cet impeccable “commentateur libre” : «Carle's revelations come as a visceral shock. You had thought that with all the shennanigans of the CIA against anti-Vietnam war protesters and then Nixon's use of the agency against critics like Daniel Ellsberg, that “the Company” and successive White Houses would have learned that the agency had no business spying on American citizens.» Que Cole, qui étudie en détails et met à jour depuis 2002 toutes les infamies du Système dans les affaires qui l’intéressent, éprouve en 2011 “a visceral shock” en découvrant que cette infamie s’exerce également contre lui, voilà qui représente une mesure confondante de sa naïveté, d’un angélisme particulièrement préoccupant. L’infamie d’un Système par définition universel n’est pas une attitude spécifique à un domaine, elle caractérise une attitude générale, qui concerne l’universalité de ses activités, – l'attaque contre Cole y compris.
• La justification de cet angélisme (pour nous) considéré comme une vertu (par lui, Cole) s’exprime par la fin de son texte où, brusquement, il verse dans la pompe et les circonstances de la Grande République américaine (sans vraiment s’apercevoir qu’il faudrait dire “américaniste”) : «They have brought great shame upon the traditions of the White House, which go back to George Washington, Thomas Jefferson and James Madison, who had hoped that checks and balances would forestall such abuses of power.»… On se pince tout de même, d’entendre parler de “traditions de la Maison Blanche”, avec référence aux vertus supposées (et même drôlement supposées) des inévitables Founding Fathers ; de ce point de vue, on ne peut s’empêcher de penser que le “commentateur libre” garde quelques liens de sujétions (inconscients, sans le moindre doute) vis-à-vis du Système, par la croyance bien crédule en la narrative du Système.
• La démonstration pratique de cet angélisme est confirmée par le fait que Juan Cole s’évertue à faire porter la responsabilité de cette infamie qu’il dénonce à la seule administration Bush. Rien ne s’est passé avant (sauf, bien entendu, la rituelle allusion au diable de service, Richard Nixon), tout est rentré dans l’ordre après… Car de critique directe contre l’administration Obama, qui pourtant poursuit sans défaillir et même au contraire en l’accentuant la même “politique de l’idéologie et de l’instinct”, point du tout. Pourtant, dans un autre texte sur son site du même 17 juin 2011, Cole observe plaintivement que l’administration Obama poursuit de facto le boulot de l’administration Bush («Very unfortunately, President Obama just signed a four-year extension of the so-called PATRIOT Act, with three central provisions that permit warrantless spying by government agencies on US residents»). Mais c’est nous qui résumons la vérité de l’acte (“l’administration Obama poursuit de facto le boulot de l’administration Bush”) ; lui, Cole, se garde bien de laisser entendre que la clique Obama ne vaut pas mieux que la clique GW…
Qui niera une seconde que l’apport de Juan Cole à la connaissance des infamies du Système dans quelques domaines bien précis (essentiellement l’Irak et les événements du Moyen-Orient) ne fut pas et n’est pas inestimable ? Pour autant, cela n’empêche pas les réserves tout aussi considérables sur les conceptions émises explicitement ou implicitement par la personne, telles que nous les détaillons ci-dessus. Il n’y a là aucune accusation de complicité, de dissimulation, de machination contre Cole ; il y a plutôt le constat de la difficulté pour certains esprits, asservis à des psychologies qui sont loin d’être aussi “libres” que le commentaire, de pousser une logique de juste critique de certains effets et actions du Système en une vision générale déterminant un jugement fondamental et audacieux de ce Système. Il y a là un emprisonnement de la psychologie par le Système qu’une activité de critique précise d’un des domaines d’action du Système ne réduit en rien du tout. Cole reste prêt à épouser la narrative du Système en toute autre circonstance. (Il faut d’ailleurs noter, en démonstration de la chose, qu’il soutien l’action du Système, – USA, OTAN et divers alliés rassemblés, – dans l’affaire libyenne.)
On a déjà une mesure de cette appréciation que nous portons en signalant la différence entre un Cole et un Ellsberg, avec le premier citant le second lorsqu’il nous fait part de son “choc viscéral”. («You had thought that with all the shennanigans of the CIA against anti-Vietnam war protesters and then Nixon's use of the agency against critics like Daniel Ellsberg, that “the Company” and successive White Houses would have learned that the agency had no business spying on American citizens.») Cole s’en tient aux infamies de l’époque Nixon et semble impliquer qu’il estimait qu’après cet “accident”, tout était rentré dans l’“ordre” institué par les Foundfing Fathers ; mais non, patatras ! “Choc viscéral” de découvrir qu’à nouveau se produisent des “accidents”, – aussitôt cantonnés à la seule administration Bush, d’ailleurs, signe qu’il n’a pas changé son regard pour autant… Ellsberg, lui, va bien plus loin, et d’une façon décisive, puisqu’il constate que l’“accident” Nixon, ou l’illégalité pure, est devenu la norme, ou la nouvelle légalité, sous l’administration Bush, et encore plus sous l’administration Obama. A la critique accidentelle d’une structure gouvernemental qui serait restée bonne en substance, s’oppose la critique fondamentale d’une structure gouvernementale chutant, d’“accident” en “accident”, en une substance totalement rendue maléfique.
On a là un cas intéressant des attitudes et des désarrois engendrés par la crise terminale du Système, alors qu’un esprit reste attaché à une croyance (le sens religieux du terme n’est pas à exclure) fondamentalement positive en ce même Système. Nous voudrions à cette occasion préciser un aspect de notre jugement sur le Système, et sur l’attitude qu’il convient d’avoir à notre sens. Dans notre rubrique de defensa de notre Lettre d’Analyse dde.crisis du 10 juin 2011 (voir aussi au 13 juin 2011), nous parlions de la nécessité de l’“inconnaissance” face au Système, – inconnaissance signifiant à la fois “ne pas ignorer” et “ne pas connaître”. Nous dirions que l’attitude d’un Juan Cole reste celle de la recherche de la connaissance du Système, qui implique un emprisonnement à mesure de ce Système ; même si cette connaissance est critique, elle ne reste que partielle et continue à se placer dans le cadre accepté du Système, donc se référant à une sorte d’acceptation de l’existence du Système dans sa structure générale (ou “sur-structure”), donc à une reconnaissance de sa légitimité, – et, par conséquent, toujours prisonnier du Système. Au contraire, l’attitude d’un Ellsberg, après avoir été celle de la connaissance (de plus en plus critique, au Pentagone, menant à la diffusion des Pentagon Papers en 1971), a conduit, à partir du savoir acquis sur la réalité du Système, à un détachement du Système vers son inconnaissance, et, désormais et naturellement sur la voie d’une condamnation du Système as a whole (dans son entièreté).
Tant que cette évolution, – qui est en fait une révolution de la pensée, – n’a pas lieu, tant que l’on reste au niveau d’un Cole, quel que soit l’intérêt de son apport critique, on reste en deçà de la ligne qui sépare les prisonniers du Système de ceux qui s’en sont libérés. Par conséquent, on reste serviteur et complice du Système, souvent de façon très malheureuse par rapport aux meilleures intentions du monde qu’on manifeste par ailleurs ; on reste, par conséquent encore, inconscient de la dimension de la crise qui nous affecte, inconscient de la dimension eschatologique des événements en cours.
Nous fixons là, à notre sens, le seul enjeu subsistant aujourd’hui pour l’évolution d’une “conscience libre” (celle du “commentateur libre”) face aux conditions terribles que nous connaissons. Les autres choix et engagements, – idéologiques, moraux, etc., – sont absolument dérisoires par rapport à cet enjeu, et ils sont également et par conséquent trompeurs, faussaires, virtualistes. Le très dur exercice de la liberté, dont on fait si grand cas aujourd’hui comme une de nos “valeurs” tant chéries, s’exprime d’abord dans le devoir, – eh oui, la “liberté” comme exigence de “devoir”, – de repousser toutes les tentations, également habillées du doux nom de liberté, de cette sorte d’attitudes que nous montre Juan Cole : critique, et assez critique pour entretenir sa “bonne conscience” ; mais sans aller au delà de crainte de s’aventurer dans le chaos de l’“anarchie intellectuelle” que leur semble être la fréquentation des options antiSystème fondamentales, nécessairement en dehors de l’orbite d’influence du Système, – c’est-à-dire, au fond, la crainte de perdre cette position de “confort intellectuel” qu’est le maintien d’une position, même critique, à l’intérieur du Système qui semble présenter une cohésion intellectuelle rassurante, – même si c’est celle de la catastrophe finale.
Juan Cole, excellent homme, citoyen remarquable, enquêteur diligent et honnête, et d’une valeur réelle pour notre critique du Système, est également, comme parallèlement, l’archétype de l’esprit libéral et démocratique, de la raison humaine si l’on veut, complètement prisonnière des envoûtements du Système et pervertie par eux. Sa psychologie reste entièrement sous l’influence du Système, et sa raison pervertie continue, en bon petit soldat, à construire tous les arguments idéologiques et moraux pour justifier cette “servitude volontaire” (même si inconsciemment “volontaire”).