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139925 mai 2010 — La semaine dernière fut chaude. Mais on dira : une fois de plus, et c’est exactement le cas… Plusieurs situations de tension et de crises endémiques ont continué à se développer parallèlement, connaissant, effectivement durant cette semaine, l’un et l’autre paroxysmes de plus. Le cas nous permet, après récapitulation des événements, de passer au sujet qui nous intéresse, qui est la question de la conscience de la globalité de la crise, constituée en structure crisique, qui accompagne l’effondrement d’une civilisation, – la nôtre, en l’occurrence.
• La “crise de l’euro” a connu effectivement un paroxysme, avec des déclarations de Merkel et les effondrements des différentes bourses et marchés à mesure. La chose se poursuit, bien entendu… La “crise de l’euro”, c’est à la fois la crise de l’Europe en cours depuis 2005 (référendum français sur la Constitution) et la crise financière mondiale qui se poursuit d’une façon très visible depuis le 15 septembre 2008. Si c’est l’Europe qui est touchée dans ce cas, il ne faut y voir qu’une étape générale d’une crise affectant tous les composants du système, c’est-à-dire l’univers dans son entier. Il n’y a ni coupable spécifique, ni concentration exclusive du drame, – «Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés…» Cela écrit pour pondérer le “constat” affleurant aujourd’hui chez nombre d’analystes mondains pour nous dire que les USA triomphent à nouveau tandis que l’Europe s’effondre. (Voir quelques réalités de la situation économique US.)
• La crise intérieure US, justement… Elle se poursuit à son rythme, sans désemparer. L’apparition d’une nouvelle star de la contestation, Rand Paul, fils de Ron, séduit même certains dans la gauche progressiste et dissidente. Si la tendance se poursuit, le Congrès deviendra un endroit fort agité à partir de novembre prochain. Cette situation (à laquelle on peut ajouter l’affaire de l’Arizona et, bientôt, celle de la catastrophe du Golfe du Mexique) est imperturbablement ignorée par le reste du monde occidentaliste, à savoir l’Europe principalement, qui a remis à l’ouvrage des cierges trempés d’admirations diverses pour l’American Dream.
• La crise iranienne a connu une nouvelle phase remarquable, qui expose la duplicité, l’hypocrisie et l’impuissance de la politique du même bloc américaniste-occidentaliste. Le boycottage de l’accord Iran-Brésil-Turquie de la part de ce bloc met en lumière, d’une façon étonnamment éclatante, le vide presque parfait de limpidité de la politique de ce bloc menée par la simple obsession de la puissance de l’apparence. Pour les USA, obtenir l’assentiment des puissances aux sanctions au Conseil de Sécurité est devenu un but en soi, quelle que soit l’opportunité de ces sanctions. Le ministre français des affaires étrangères, habitué des votes type-Politburo, nous assure qu’il y aura une majorité au Conseil de Sécurité pour voter en faveur de la résolution imposant de nouvelles sanctions à l’Iran. La médiocrité de l’homme et de ses propos mesure la chute de la France dans ce concert, au niveau d’un violon parmi d’autres. En attendant, l'accord Iran-Brésil-Turquie fait son chemin, l'Iran en ayant avisé officiellement l'IAEA hier.
• L’affaire afghane poursuit sa longue marche dont on commence à observer qu’elle pourrait malgré tout se terminer par une défaite USA-OTAN. C’est le signe que le bloc occidentaliste-américaniste aura enfin réussi à trouver cette “guerre introuvable”, en prouvant que la notion de “défaite” existe encore. Les doutes du général McChrystal, répétés régulièrement, sont particulièrement impressionnants et éclairent, là aussi, l’absence de but et de raison d’être de cette guerre.
• Pendant ce temps, le Golfe du Mexique continue sa mue d’un bleu éclatant mais dépassé à un gris-marron graisseux à mesure que le pétrole continue à se déverser par dizaines et centaines de milliers de barils. L’ampleur de cette catastrophe aux dimensions apocalyptiques n’a d’égale que l’extraordinaire pusillanimité, l’aveuglement et la couardise des réactions des autorités diverses qui sont impliquées. Comme le président Obama l’a bien dit, – car il semble parfois le commentateur parfait des catastrophes qui affectent son pays et qui laissent impuissante son administration, comme s’il retirait sa responsabilité du jeu, – les auditions au Congrès des dirigeants de BP, les polémiques sur les précautions prises ou pas assez prises, les capacités théoriques de bloquer la fuite, les querelles bureaucratiques pour contrôler la lutte contre la catastrophe présentent un scandaleux caractère de futilité au regard de la catastrophe qui continue à s’étendre. Cette affaire est comme à l’image même de notre attitude au milieu des crises multiples qui n’en font qu’une en réalité, – cela, en même temps qu’on découvre naturellement que l'affaire de cette “marée noire” interfère puissamment, avec le sens politique à mesure, dans le conflit latent aux USA entre les Etats et le centre.
Encore ne s’agit-il que des grandes lignes. On aurait pu parler de l’Irak, de la Corée du Nord, de la Thaïlande… Le spectacle du monde est aujourd’hui celui d’un grand chaos précipité par l’action des deux grands courants que sont les systèmes du technologisme et de la communication, qui sont eux-mêmes les composants de ce que nous nommons “la politique de l’idéal de puissance”. Ce qui apparaît de plus en plus caractéristique et intéressant, c’est l’antagonisme entre ces deux courants. Depuis que nous sommes dans l’ère psychopolitique, en plus avec la disposition des technologies très avancées pour lui, le système de la communication devient de moins en moins malléable, de plus en plus versatile. Il passe fréquemment “à l’ennemi”, par foucades et aveuglements divers, avant de rentrer dans le rang pour recommencer plus loin.
Dans le cas iranien, il y a eu une brutale intervention des USA pour réaffirmer leur prépondérance, devant la politique quasi autonome développée par les Turcs et les Brésiliens. Le résultat, du point de vue de la perception, fut la proclamation par nombre de commentateurs de l’apparition sur la scène mondiale des pays “émergents” réclamant un changement de l’ordre politique. Les USA eussent-ils applaudi à l’initiative, avec le clin d’œil qui en dit long d’un Obama laissant entendre qu’il la soutenait depuis longtemps (notez bien : c’est peut-être le cas, et c’est un comble !), – tout le monde aurait pu justement louer la sagesse et la souplesse de cette ex-“hyperpuissance” restée tout de même suffisamment puissante pour soutenir ses pions sans en avoir l’air… Mais Israël n’aurait pas été content, la Chambre des Représentants se serait révoltée sous les feux de l’AIPAC et sans les chèques nécessaires à la campagne électorale. Le drame de ce système est l’insupportable inconséquence enfantée par ses contradictions, aujourd’hui mise en évidence par de tels cas.
Le système de la communication, quand il veut bien faire, fait encore plus mal. Les avatars de l’euro par écroulement programmé et annoncé de cette monnaie par désertions massives («Quitting the euro club is no longer unthinkable»), – dont nous doutons grandement parce que ces gens, nos dirigeants, sont frappés d’une complète impuissance au niveau de la volonté et qu’ils ne décideront de s’en aller que si l’euro s’effondre par la mécanique des choses, ce qui n’est même pas acquis, – les avatars de l’euro sont pour l’instant l’argument implicite de certains pour applaudir à la reprise US et dénoncer la pourriture européenne. Bien entendu, la “reprise” US est une galéjade qu’il faut placer dans son contexte de crise multidimensionnelle des USA pour en goûter tout le sel, mais il s’agit d’abord d’un jeu de l’esprit, ou d’un jeu de la servilité, d’une grande puérilité alors que se déroulent devant nous les conséquences globales de cette nième phase de la même crise dont la précédente fut l’écroulement d’un premier pan de la pourriture US. L’incapacité de la vision globale d’un système expressément globalisée par ceux-là même qui prétendent exprimer cette vision alors qu'ils la fractionnent est une impressionnante démonstration de l’impuissance générale de toutes ces impressionnantes intelligences.
Le reste est à l’avenant, y compris les malheurs du général McChrystal qui ne comprend littéralement pas ce qu’il fait en Afghanistan, et pour quoi, et dans quel but et ainsi de suite. Le système de la communication, lui, continue à proclamer que c’est la liberté que le système du technologisme poussé jusqu’à l’outrance catastrophique est en train de défendre à Kaboul, avec l’aide des artistes de la corruption du coin. La désinvolture avec laquelle la pourriture Karzaï traite son tireur de ficelles homologué est vraiment un signe des temps. “Il n’y a plus de marionnette”, dirait-on par les temps qui courent, comme on disait in illo tempore : “Il n’y a plus d’enfant”.
Et ainsi de suite… Discuter gravement de la responsabilité de l’homme à 1% près dans une crise climatique dont on vous dit qu’elle n’existe pas parce qu’il ne fait pas chaud, ou dont on vous annonce la résolution grâce aux nouvelles technologies, alors que tout cela se situe à l’intérieur d’une crise historique et eschatologique globale qui est la destruction des structures environnementales de notre univers, c’est-à-dire de notre vie, alors que le Golfe du Mexique se remplit de pétrole brut sous nos regards impavides puisqu’on est occupé par la dernière polémique des derniers films du Festival de Cannes, – tout cela est bien intrigant, – ou bien, faut-il dire : édifiant
@PAYANT On doit alors constater, une fois de plus, l’incapacité de la raison humaine, telle qu’elle se trouve aujourd’hui principalement, c’est-à-dire sous l’influence impérative du système de l’idéal de puissance par l’intermédiaire de la psychologie, de distinguer les événements d’une manière intégrée, c’est-à-dire à la fois historique et prophétique. C’est une faiblesse extrêmement préoccupante parce que les événements ont, aujourd’hui, d’une façon prioritaire pour être compris et par conséquent éventuellement appréhendés, et éventuellement influencés, une dimension historique, sinon métahistorique, immédiatement influente. Si l’on ne perçoit pas ce phénomène extraordinaire, ou du moins certaines de ses manifestations, sans qu’il soit nécessaire de le comprendre d’ailleurs, on n’entend rien de juste et de profond de la situation présente.
Nous parlons ici des analyses des crises et non des mesures “opérationnelles” à prendre, dans l’immédiat ou dans le court/moyen terme. Les crises sont perçues indépendamment les unes des autres, et par conséquent leurs analyses, critiques ou non, renvoient à des éléments du système extérieurs à la crise spécifique considérée, comme s’il restait des parties “saines” du système capables d’intervenir dans cette même crise d’une façon décisive et salvatrice selon le parti que l’on adopte. Même si l’on pose un diagnostic exact sur la crise elle-même, on envisage que se résolution puisse se faire d’une manière décisive, comme si le reste n’était pas aussi en crise. C’est une chose d’approuver l’intervention de la Turquie et du Brésil dans la crise iranienne, – et nous le faisons sans aucune réticence ni la moindre réserve, comme on l’a lu ; c’en est une autre de conclure que ces deux pays annoncent un “ordre nouveau” comme si cet ordre allait conduire à une amélioration décisive de la situation du monde. Nous ne le croyons pas une seule seconde. L’apport fondamental du Brésil et de la Turquie est d’affaiblir une partie du système en mettant en cause l’hégémonie, faite d’usurpation et de tension déstructurante, des USA comme centre du système. Pour autant, c’est se bercer d’illusion que de croire que le Brésil et la Turquie, avec d’autres pays du même groupe bien sûr, peuvent effectivement mettre en place une alternative au système. Notre incapacité d’intégrer les crises diverses et d’en tirer une conclusion synthétique générale fait que, d’une proposition partielle juste nous tirons une conclusion générale fausse. Que cela n’empêche pas le Brésil et la Turquie d’agir, mais sans illusion à cet égard.
Le cas plus général que nous en tirerons est que la raison humaine ne parvient pas, encore plus qu’elle ne se refuse, à intégrer tous les éléments de la crise pour en tirer l’observation imparable que c’est le système entier qui est en cause. La cause de cette attitude est, à notre sens, que cette raison est, dans ce cas, juge et partie. Elle veut juger d’une situation fractionnaire de crise au nom d’une vision globale dont elle s’estime détentrice absolue et qui reste “croyante” en elle-même, pour proposer une solution à cette situation fractionnaire de crise grâce à cette vision globale. L’essentiel, dans ce cas, est que la raison humaine échappe à la responsabilité générale qui lui incombe d’avoir laissé se développer ce système, – et, plus encore, dans une formulation plus radicale, – d’avoir été manipulée par le système qui s’est formé derrière l’alibi de la raison, alors qu’il détruit une œuvre générale de civilisation qui est, si l’on peut dire, la “raison d’être de cette raison”. La raison refuse d’envisager l’hypothèse de la crise générale, systémique et eschatologique, parce que cette hypothèse témoignerait solennellement et sans appel de son échec fondamental, de l’illusion terrifiante que fut son affirmation universelle.
Ce diagnostic serait pourtant essentiel, sinon vital, parce que la crise générale du système, au point où elle en est, n’autorise plus aucun espoir de sauvetage de ce système qui s’est imposé avec la protection et la caution de la raison qu’il a subvertie préalablement. La crise actuelle est la crise de l’espèce humaine dans l’impasse universelle (“globalisée”, disent-ils) où elle s’est mise elle-même, au point où l’a conduit une succession d’événements, en général rassemblés sous le label vertueux de “Progrès”, prétendument organisés par la raison humaine et en réalité enfantés par une dynamique systémique d’une puissance inouïe, qui a subverti cette raison et a usurpé sa place prétendue d’inspiratrice. (On reconnaît l’hypothèse centrale de l’essai La grâce de l’Histoire, de Philippe Grasset.)
Il est nécessaire de penser cette crise dans sa globalité, notamment en en cherchant les racines, non par goût de l’extrémisme de l’esprit ou pour se précipiter dans un nihilisme du désespoir, mais d’abord pour accélérer le processus de cette crise. Il y a une façon d’observer la crise dans sa globalité qui permet de mettre à jour objectivement l’aggravation continue de ses conditions, qui a la vertu de faire progresser la réalisation de son aggravation dans notre psychologie. Cette orientation ne peut en aucun cas être pire que l’aveuglement qui est la marque de notre “politique générale” actuelle, – pour deux raisons, outre celle que l’aveuglement n’est pas une attitude intellectuellement et moralement acceptable.
• La crainte du chaos engendré par la révélation de la globalité systémique et eschatologique de la crise nous paraît inappropriée, parce que ce chaos est d’ores et déjà présent. Le mot de “chaos” caractérise tous les actes de la soi-disant “politique”, les comportements de nos dirigeants, les conceptions qui les gouvernent, les thèses et les postures culturelles et intellectuelles de nos élites, la corruption générale de l’intelligence par l’arrogance et l’utopie, etc. Les attitudes à craindre en cas de chaos, – et au nom desquelles on pourrait plaider qu’il est préférable de ne pas affirmer la globalité de la crise, – sont déjà universellement présentes, du repli individualiste et hédonistes de certains à l’hystérie de certains autres, du désordre des hiérarchies à la violence de forces diverses hors de contrôle, de l’illégalité foncière du système à son illégitimité prédatrice. On ne retrouve pas ces grands mouvements insurrectionnels et révolutionnaires auxquels certains croient parce que ces mouvements appartiennent à un passé révolu, parce qu’aujourd’hui le chaos ne se manifeste plus de cette façon, parce qu’il n’y a donc pas à attendre de tels mouvements comme des actes décisifs de chaos. Le chaos est aujourd’hui dans les esprits parce que nos psychologies ont été infectées par lui après avoir subi une décadence proche de la pathologie. C’est une chose qu’il faut regarder en face, au prix de l’angoisse et du désespoir, et l’on ne peut mesurer ce phénomène qu’en mesurant l’ampleur de la crise à laquelle il est lié.
• L’accélération de la crise est la seule dynamique qui, par son radicalisme, puisse faire naître des possibilités d’alternatives nécessairement radicales, qui puisse ouvrir l’esprit à des voies radicalement nouvelles. Le système étant parvenu au point d’effondrement et de nihilisme où il se trouve, ce processus même devient source d’inspiration éventuelle d’une alternative. Il peut également, et même surtout dira-t-on, engendrer la création de conditions de situations potentiellement alternatives, – charge aux esprits qui se seraient assez ouverts, justement par l’appréciation suffisamment intégrée de la globalité de la crise, de les reconnaître comme tels.
La tâche la plus urgente aujourd’hui est de “penser la crise” dans sa globalité. Nous disposons de tous les outils pour cela, que le système de la communication fonctionnant en aveugle met à notre disposition. Les entreprises de détournement du système pour éviter cette pensée globale sont dérisoires de futilité et ne constituent plus un obstacle à ce devoir intellectuel. Le principal obstacle qui se dresse sur la voie de la réalisation de cette crise dans sa globalité se trouve dans notre pensée elle-même, dans notre psychologie, dans les restes de la croyance dans la puissance de notre raison triomphante.
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