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227614 novembre 2008 — Il devrait suffire de consulter cette réponse du président russe Dmitri Medvedev à une question, dans l’interview du Figaro, le 13 novembre, pour mesurer le changement intervenu dans les relations paneuropéennes, essentiellement entre la Russie et les grands pays de l’UE, et plus généralement dans les relations internationales en général, avec les deux crises successives de Géorgie (7 août 2008) et du système financier international (15 septembre 2008). La question est celle-ci: «Vous participez ce week-end au sommet de Washington sur la crise. Arrivez-vous à Washington avec des propositions précises?», – et cette question, en vérité, aurait aussi bien pu mentionner le sommet entre la Russie et l’UE, aujourd’hui à Nice, avant le sommet du G20 à Washington…
Voici la réponse de Medvedev:
«Non seulement je vais arriver avec des propositions mais je les ai déjà envoyées au président Sarkozy, au premier ministre Berlusconi, à la chancelière Merkel, au premier ministre Brown. Ce n'est pas un secret, nous partageons la même vision de la genèse et de la nature de la crise. Nous devons trouver des solutions pour stabiliser durablement le système financier et le réformer. Comment minimiser les dégâts de la crise actuelle ? Comment éviter la répétition d'une telle crise ? Nous devons trouver les réponses à ces deux questions clés.
»La nouvelle architecture financière mondiale doit être en premier lieu plus transparente, plus prévisible. Il faut jeter les bases d'un nouveau Bretton Woods qui comprendra de nouvelles institutions internationales de crédit, un nouveau système de comptabilité, un nouveau système d'assurance du risque. Nous avons proposé l'idée d'un système d'alerte préalable des risques, qui doit être repris à leur compte par tous les pays.»
Nos lecteurs comprendront aussitôt que l’intérêt principal de cette réponse, pour nous, est, plus que dans le contenu des propositions de Medvedev, cette précision concernant ces mêmes propositions, qui nous paraît essentielle: «…je les ai déjà envoyées au président Sarkozy, au premier ministre Berlusconi, à la chancelière Merkel, au premier ministre Brown. Ce n'est pas un secret, nous partageons la même vision de la genèse et de la nature de la crise.» Cette idée de coopération et de proximité de pensée démontrée par la nécessité de cette coopération a été confirmée par le même Medvedev hier à son arrivée à Nice, pour le sommet Russie-UE. Il a estimé que la Russie et l'Union européenne allaient pouvoir «parler d'une seule voix» au sommet de ce week-end, aux USA, sur la crise financière. (Egalement, cette déclaration du n°2 du ministère russe des affaires étrangères, Alexander Grouchko, parlant à la radio Ekho Moskvy: «I think that Russia and the European Union have similar views on essential matters such as market transparency, tighter control and regulation, and the suppression of speculations. It is most important to start a reform of the Bretton Woods system, change the role of the International Monetary Fund (IMF) and bring the financial system in line with the demand of the global economy, which, on one hand, offers vast economic growth opportunities and, on the other hand, is fraught with enormous risks that require a pool of efforts»)
D’un autre côté mais dans le même sens, bien des signes montrent une coopération renforcée du Royaume-Uni avec la France, ce qui doit être impérativement placé dans la logique du tournant complet opéré par les Britanniques vis-à-vis des Russes. (Même les relations bilatérales sont influencées par cette évolution des relations en général.). Un diplomate français observe, en rappelant que Sarko et Brown se sont vus quatre fois en un peu plus d’un mois: «Le climat de confiance entre les deux hommes est au plus haut, notre relation est aussi positive que possible.»
Un professeur à l'université de Warwick (Angleterre), Roger Duclaud-Williams, explique de cette façon ce rapprochement: «Face à l'ampleur de la crise, le gouvernement de Gordon Brown est passé d'une orthodoxie néo-libérale à une position beaucoup plus interventionniste. En temps normal, les discussions entre la France et la Grande-Bretagne sont difficiles précisément parce que les gouvernements britanniques ont plus une approche néo-libérale et pro-marchés alors que les gouvernements français, au moins en théorie, ont une position plus interventionniste, de centre-gauche, que la gauche ou la droite soit au pouvoir». Français et Britanniques s’accordent sur l'intervention massive de l'Etat dans le secteur financier, sur la nécessité d'un nouveau Bretton Woods, sur l’accélération de l'entrée des pays émergents dans les institutions internationales.
Duclaud-Williams attribue notamment ce rapprochement à un certain éloignement entre Français et Allemands, – ce qui est un mouvement classique des relations européennes. Par ailleurs et pourtant, on sait qu’Allemands, Anglais et Français étudient secrètement des formules nouvelles de renforcement d’une structure capable de susciter une politique européenne plus structurée, plus ferme. Les “mouvements classiques des relations européennes” subsistent peut-être mais, à notre sens, ils ne règlent plus pour l’essentiel les relations internationales en Europe. (Ainsi est-il inutile de voir dans le rapprochement franco-anglais une sorte d'“alliance”, temporaire ou pas, selon ces “mouvements classiques”; il faut d'abord y voir, bien sûr, la pression des crises.) De la même façon, le sommet Russie-UE qui a lieu à Nice doit être apprécié comme une réunion de travail sérieuse, au cours de laquelle on cherche, pour ce qui est des acteurs principaux, à établir de nouveaux liens, de nouveaux canaux de coopération, loin des pinaillages acrimonieux, stériles et prétentieux sur la démocratie et les droits de l’homme qui ont marqué ces quatre dernières années la “politique européenne” vis-à-vis de la Russie (essentiellement de la Commission européenne, applaudie par l’Europe de l’Est et le Royaume-Uni style précédent). On passe d’une “politique européenne” vis-à-vis de la Russie, ou plutôt à l’encontre de la Russie, dans le chef des acteurs qui comptent, c’est-à-dire les principales nations concernées, à une politique paneuropéenne générale dans laquelle la Russie tient un rôle essentiel.
Les domaines embrassés par ces différents mouvements diplomatiques concernent des questions collectives désormais urgentes, pressantes, si complètement incontrôlables qu’on peut les qualifier d’“eschatologiques”. Une autre perspective européenne importante concerne la sécurité. Elle s’élargit au moment où l’arrivée d’un nouveau président US plonge l’affaire des anti-missiles BMDE dans une crise profonde. Jusqu’alors, cette machinerie bureaucratique et de corruption typique du CMI semblait irrésistible, comme un artefact autonome et automatique qu’on ne peut prétendre stopper, qui paralysait la situation européenne de sécurité dans une posture grotesque et artificielle d’affrontement; en effet, peut-être faut-il employer le passé puisque l’événement faiseur d’une crise artificielle entre lui-même en crise.
Les projets d’intervention de l’OSCE pour étudier une nouvelle architecture européenne de sécurité, lancés par Sarkozy avec sa proposition d’une conférence de l’OSCE en 2009, acquièrent un corps très consistant. Les esprits sont ouverts et les idées des uns et des autres, quand il y en a, examinées avec attention. On observera comme exemplaires et caractéristiques les appréciations du ministre des affaires étrangères finlandais Stubb, dont le pays préside l’OSCE cette année, à propos du discours de Medvedev du 5 novembre :
«“Je pense que l'on aurait tout intérêt à lire ce discours, car il contient, à mon avis, beaucoup d'idées intéressantes sur la politique extérieure, la politique intérieure et l'ordre du jour que le président Medvedev cherche à promouvoir”, [a déclaré Stubb] mardi à Moscou à l'issue de négociations avec son homologue russe Sergueï Lavrov. “L’évocation des missiles [l'implantation possible de missiles Iskander dans la région de Kaliningrad en réponse au déploiement du système ABM américain en Europe] n'est qu'un fragment insignifiant du discours”.»
L’idée n’est pas d’évoquer telle ou telle affaire précisément, telle ou telle crise en particulier, mais d’observer l’évolution des relations intra-européennes (Russie comprise évidemment), qui ne sont dans ce cas qu’un exemple pour l’évolution des relations internationales en général. (Des indications, avec des premiers contacts pris entre des milieux européens et des représentants de la future administration Obama, vont dans le sens qu’on développe ici. Ainsi, un de ces “émissaires” présent à Bruxelles ces derniers jours a assuré ses interlocuteurs que le but essentiel de la nouvelle équipe US vis-à-vis de la Russie est «d’éviter à tous prix tout risque de conflit et de mésentente avec [cette puissance]».)
Ce qu’on observe depuis quelques mois et, plus encore, depuis quelques semaines, c’est quelque chose qui pourrait être décrit comme une “pacification” des relations internationales, une volonté extrêmement forte des principales nations impliquées dans ces relations de rechercher et de pratiquer une coopération constante sur tous les grands problèmes, – ou, soyons plus précis et explicites, face à toutes les crises qui se développent. La nécessité pousser à l’action puis à la prise de conscience. «Les heurts ne manquent pas dans les contacts avec les Russes, explique une source européenne, mais ces contacts et ces négociations sont désormais redevenus constants et la volonté qui domine absolument est de ne pas permettre de les rompre. C’est la règle impérative désormais.»
Qu’on ne s’y trompe pas une seconde: notre jugement n’est pas optimiste, il est réaliste. Ce jugement porte sur le constat que ces “acteurs essentiels” des relations internationales ont admis la puissance dévastatrice, voire mortelle si l’on n’y prend garde, de la crise systémique générale qui nous frappe (la “crise systémique générale”, qui rassemble toutes les crises dans un mouvement général de bouleversement). La nécessité s’impose de coopérer devant cette pression, ce danger universel. Répétons-le, la globalisation est une réussite sans précédent et au-delà de toute attente au niveau des crises, et la réponse n’est pas dans la globalisation qui n’existe pas dans les autres domaines mais dans la coopération entre des “acteurs essentiels” qui sont, au contraire des principes de la globalisation, bien identifiés en tant que tels. Bien entendu, ces “acteurs essentiels” sont et ne peuvent être que les nations principales. C’est le cas précisément en Europe, qui est l’archétype de cette situation, où la tentative de “globalisation régionale” qu’est le projet européen dans sa forme initiale se transforme en une réaffirmation des nations. Là aussi, et quoi qu'on puisse en penser et qui se devine aisément, notre propos est pour ce cas précisément entièrement celui du réalisme, voire du constat, et nullement d'un quelconque sentiment partisan.
Les institutions internationales continuent au mieux à tenir le rôle secondaire où on les voit cantonnées depuis le début de la crise, s’enfonçant dans la paralysie que leur impose le dogme sur lequel elles ont été bâties. Ce dogme était leur seule légitimité. Ce dogme est mis en pièces par les crises. Ces institutions n’ont plus aucune légitimité. Les “acteurs essentiels” sont les nations car elles seules disposent, tant bien que mal, de la seule arme efficace dans cette bataille, arme qui les rassemble, qui est la légitimité (légitimité dont disposent leurs dirigeants, vaille que vaille). Tant que les gouvernements des nations s’appuyaient sur ce même dogme dont l’échec paralyse désormais les institutions internationales, ils voyaient leur légitimité dramatiquement mise en question. Aujourd’hui qu’ils se battent, en coopérant, pour défendre ce qui peut l’être dans les structures nationales dont ils ont la responsabilité, ils retrouvent ce qui peut être retrouvé de leur légitimité. Ce qui compte d’abord aujourd’hui c’est la légitimité; la puissance tend à céder la place exclusive qu’elle tenait dans les relations internationales ces dernières années.
L’Europe est particulièrement en pointe dans cette transformation, au travers de la transformation ultra-rapide, actuellement en cours, des relations entre les “acteurs essentiels” de l’UE et la Russie. La situation ridiculise absolument cette évaluation des proclamations de la fin août 2008 sur l’“isolement de la Russie” (crise géorgienne), – il y a seulement trois mois! – comme celle d’une époque antédiluvienne. Il y a une dynamique historique en marche qui nous paraît irrésistible. Les USA d’Obama, avec quelque retard, devraient chercher à suivre, – cela, au lieu de l’analyse convenue d’un monde dans l’attente d’un “leadership restauré” des USA, antienne d’une autre époque, dépassée et obsolète. («Dans cette bulle [d’] “obamania”, il y a quelque part en creux l'attente d'un leadership américain mais, cette fois, éclairé, bon et éclairé»; cette analyse émouvante de Pierre Lellouche à France 24 le 7 novembre 2008, aurait sans aucun doute eu son petit succès en 1981, par exemple.) On n’a certainement jamais vu autant d’activité diplomatique de coopération et de transformation qu’en cette période d’une transition si importante aux USA, c’est-à-dire avec les USA absents, – Bush inexistant, Obama pas encore installé. L’activité diplomatique intense en cours montre que le monde n’est nullement en attente d’une “restauration” du leadership US pour recommencer à fonctionner, mais qu’il fonctionne effectivement.
Deux choses peuvent être avancées comme conclusion de ce qui est le simple constat de la situation en plein changement des relations internationales:
• Dans cette nouvelle phase des relations internationales qui s’ouvre et s’installe à une très grande vitesse, et qui voit un retour de la réaffirmation des nations par la simple évidence des moyens disponibles et de la légitimité nécessaire, l’Europe est en très bonne situation, – non pour triompher (que signifie ce terme désormais?) mais pour tenir sa place dans la dynamique qui s'installe. Elle est au cœur de cette évolution qui est celle d’une multipolarité nécessaire des “acteurs essentiels”, à cause de la nécessité de la coopération face aux crises dont on mesure aujourd’hui la puissance et la pression. Cela pose à l’Europe un certain nombre de problèmes urgents, avec des procédures dont l’archaïsme et l’inadéquation sont considérables. La perspective d’une présidence tchèque de l’UE illustre la chose. Des solutions devront être trouvées pour changer cette situation ou pour la tourner. La situation générale l’exige.
• Quel est l’enjeu de cette transformation? Est-ce de restaurer l’ancien système en crise? Poser cette question, c’est y répondre. Il n’y a guère que Bush pour plaider d’une façon presque paradoxale, dans tous les cas virtualiste selon ses habitudes, que la crise actuelle serait presque un brevet de vertu du système. La déclaration du président US, hier, ressemble effectivement à l’étrange affirmation selon laquelle la crise du système aurait démontré la validité du système; mais il s’agit d’une démarche typique de Bush, à l’heure où son secrétaire au trésor change complètement l’orientation de son “plan d’urgence” de $700 milliards pour en faire un instrument d’intervention du gouvernement dans le système bancaire. L’enjeu de cette transformation des relations internationales est difficile à déterminer par définition, puisque cette transformation se fait sous la pression d’une situation de rupture du système dont l’alternative est, par définition également, inconnue. Cette situation permet, par contre, de ressentir avec d’autant plus de forces la pression des autres crises systémiques, ou plutôt des autres aspects de la crise systémique générale (énergie, climat, etc.), ce qui devrait encore accélérer le changement en cours des relations internationales.
Il est décidément difficile de penser, à moins d’être GW Bush, que l’ébranlement qui met à jour les tares épouvantables du système en place et force à un remodelage du fonctionnement des relations internationales conduise à la restauration enthousiaste et en l’état de ce système par les acteurs de ces relations internationales. La crise, c’est-à-dire l’Histoire, ne permet pas cela; c’est elle, – la crise, c’est-à-dire l’Histoire, – qui mène le bal.
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