Coucou, revoilà Jackson (pardon, BPJ)…

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 1994

Coucou, revoilà Jackson (pardon, BPJ)…

22 septembre 2005 — On connaît Bruce P. Jackson (disons BPJ), personnage auquel nous avons consacré, directement ou indirectement, plusieurs textes (voyez principalement, sur lui, notre Faits & Commentaires du 22 février 2003, avec comme titre « Sacré BPJ »). Il est donc peu nécessaire de présenter plus en détails ce lobbyiste officieux-officiel proche de l’administration GW, ancien officier de renseignement de l’U.S. Army, ancien vice-président de Lockheed Martin, ancien (est-ce vrai? Nous serions prêts à le croire) néo-conservateur, ancien rassembleur des bonnes volontés pro-guerre d’Irak en Europe de l’Est nouvellement américanisée…

BPJ réapparaît dans une interview du Figaro du 21 septembre. Tout sucre tout miel, en un sens. BPJ se présente en un homme très compréhensif de l’Europe, notamment de cette “vieille Europe” que Rumsfeld vitupérait début 2003 avec une alacrité qu’on ne lui voit plus guère ces derniers temps. Jackson, tout sucre tout miel : «  Depuis la visite de Bush à Bruxelles les 21 et 22 février, Washington est beaucoup plus patient à l'égard des évolutions européennes et beaucoup plus sensible aux exigences politiques des différents pays. L'élection allemande a été suivie aux États-Unis avec un degré d'attention que seules les élections britanniques suscitaient jusqu'ici. Le face-à-face Sarkozy-Villepin est un sujet de grand intérêt. Je pense que la politique américaine acquiert plus de maturité dans son analyse de l'impact des évolutions européennes sur les affaires du monde. »

Cette déclaration, qui est très étrange et plutôt surréaliste pour qui connaît un peu les milieux où évolue BPJ, dissimule mal le dépit et le malaise où les résultats des élections allemandes ont plongé les milieux politiques washingtoniens. On peut entendre dans ce sens cette autre déclaration pleine de mesure un peu attristée de BPJ, qui laisse sous-entendre que, dommage, si Merkel l’avait emporté, nous serions déjà en train de sabler le champagne made in France de la réconciliation transatlantique :

« Les élections générales allemandes n'ont fait que confirmer ce que les Américains pensaient déjà de la tendance générale de l'Europe, depuis les non français et hollandais à la Constitution européenne. Une période de grande indécision, de repli sur soi, s'est ouverte. Le résultat allemand ne fait que confirmer que la réforme du pouvoir européen, le débat sur la rénovation de la relation euro-atlantique, seront reportés à 2008 au lieu de 2006. On se réjouissait du scepticisme d'Angela Merkel vis-à-vis de la Russie. On pensait qu'avec elle l'Europe était plus susceptible de s'engager sur la Turquie, au lieu d'hésiter encore. La réaction générale des Américains est de penser que les projets en cours prendront plus de temps que prévu. »

(Surprise en passant : les Américains “pensaient” donc considérablement à propos de l’Europe et ils “pensaient” si juste qu’à lire BPJ ils semblaient avoir anticipé le résultat décevant pour eux des élections allemandes [« …confirmer ce que les Américains pensaient déjà… »] ; on ne s’en serait pas douté si l’on précise qu’il fallut toutes les peines du monde aux conservateurs CDU/CSU pour convaincre les Américains de retirer une invitation directe et pressante de l’administration GW faite à Merkel de venir à Washington en juillet, de façon très publique, quasiment comme si elle était déjà chancelière triomphalement élue. Les Allemands avaient trouvé la chose imprudente et un peu précipitée, anticipant un peu trop un résultat qui n’était pas complètement joué.)

Poursuivant sur ses considérations européennes, tout sucre et tout miel à nouveau, pour la vieille Europe à nouveau, BPJ nous rassure quant à la “nouvelle Europe”, — celle de l’Est — qu’il connaît si bien pour l’avoir regroupée pour une croisade pro-américaine. Selon lui, la “nouvelle Europe” n’est plus américanisée, elle est complètement européanisée. (Idée intéressante à l’heure où l’atmosphère européenne n’est pas tendre, par exemple, pour les Polonais qui viennent de choisir une flotte complète de Boeing pour leur aviation civile, contre les offres Airbus soutenues par de fortes pressions politiques de l’UE).

A cette lumière tout sucre tout miel, l’Europe, nous dit BPJ, est un partenaire idéal. L’Amérique compte bien que l’Europe soit forte et qu’elle tienne son rôle, et les nouveaux-venus de l’Est qu’il connaît si bien y ont leur place : « Pour les nouveaux membres, l'idée de choisir entre l'Europe et les États-Unis est dépassée. Tous les nouveaux candidats à l'UE se comportent déjà comme des membres à part entière. Quand on voit le rôle joué par l'Europe dans le changement démocratique en Ukraine, on voit bien que cette dichotomie a été très exagérée. L'UE a pris le lead en Ukraine, dans les Balkans. Elle s'est emparée de la question de la dictature en Biélorussie. Nous avons les mêmes inquiétudes sur la fragilité des processus démocratiques cruciaux en cours, notamment à Kiev. Bref, il n'existe pratiquement plus de sujets en Europe sur lesquels nous ne fassions cause commune, alors qu'il y a encore des divergences importantes et de gros débats sur le reste du monde, sur des sujets comme Taïwan ou l'Iran, la Corée du Nord, l'Irak. »

En d’autres mots, dit BPJ, le but de Washington c’est de « renforcer l'Europe » (titre de l’interview) ; c’est aussi le constat que « la priorité n'est pas aujourd'hui de renforcer les États-Unis mais de renforcer la prochaine génération de dirigeants européens ». (Raté pour Merkel, au tour de Sarko.)

Mises à part ces palinodies, la réalité de la réflexion washingtonienne nous est paradoxalement donnée par la formulation des questions de l’intervieweuse du Figaro, Laure Mandeville. En un sens, l’intervieweuse va au-devant des désirs de BPJ, en traduisant mieux sa pensée tout en lui évitant de l’exprimer :

• La première question est celle-ci : « Loin d'être un succès pour Angela Merkel, les élections générales ont ouvert une crise politique en Allemagne. Est-ce un nouveau coup dur pour les États-Unis, qui, avec une victoire de la droite, pouvaient espérer un tour plus atlantiste de la politique étrangère allemande et plus de réserve vis-à-vis de la Russie de Poutine? ».

• La quatrième question commence de la sorte : « L'Administration Bush peut-elle être tentée de tirer avantage de cet affaiblissement de la “Vieille Europe”… » Voilà qui est curieux : l’intervieweuse semble n’avoir pas compris que ce qu’on peut considérer comme une “défaite” de Merkel (par rapport à ce qu’on attendait) est une défaite de la “nouvelle Europe” selon la terminologie US (la “vieille Europe” devenue “nouvelle” à cause du rapprochement avec les USA qu’on aurait attendu d’une victoire complète et massive de Merkel) ; il est par conséquent singulièrement illogique de qualifier la situation actuelle en Allemagne, avec l’échec de Merkel, d’ « …affaiblissement de la “Vieille Europe”…  » avantageant l’administration GW Bush.

Conclusion en tentant d’extrapoler pour traduire la véritable signification de cette intervention de BPJ et tout ce qui l’accompagne: la situation allemande embarrasse considérablement Washington.

BPJ est chargé de nous faire gober une sorte de scénario très apaisant pour les Européens et très satisfaisant pour les USA, où la “vieille Europe” devient vertueuse et la “jeune Europe” commence à vieillir dans un sens européen. Il apparaît pourtant, dans l’analyse de Washington, que les projets sempiternels d’investissement de l’Europe par les USA passant par le triomphe annoncé de Merkel subissent un sérieux coup d’arrêt. (Tout cela dans l’interprétation washingtonienne : nous pouvons aussi bien douter qu’un tel triomphe hypothétique de Merkel aurait effectivement apporté ce rapprochement décisif.) Du point de vue américain, les élections allemandes sont un événement considérable pour les relations transatlantiques. Elles signifient que, dans les vues sommaires de Washington, les relations transatlantiques attendront… D’après BPJ, elles attendront au moins 2008 pour être décisivement améliorées (c’est-à-dire réalignées sur Washington) alors que Washington prévoyait 2006 pour ce faire. Cela signifie, selon l’ami La Palisse, que ce que Washington attendait, dans ses prévisions judicieuses, avec le triomphe de Merkel (triomphe en 2005, réalignement en 2006), se fera en 2008, avec le triomphe de… Sarkozy? Vu les capacités politiques divinatoires de Washington (et de BPJ), c’est un bon indice pour donner de bonnes chances à Villepin en 2007.