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473615 octobre 2013 – On s’attache ici, d’abord et pour nous situer dans ce que nous nommerions une “actualité civilisationnelle”, à un texte d’analyse de Paul Craig Roberts, moins pour ce qu’il nous apporte de nouveau que pour ce qu’il nous signifie de l’état de l’esprit et de l’état des choses, au cœur de ce qu’on a coutume de nommer la “civilisation occidentale”. Roberts s’y attache en évoluant sur le terrain qu’il connaît bien, qui est celui de l’économie et de l’application du capitalisme libéral, devenu une sorte de monstre qu'on nommerait “hyper-capitalisme”..
Roberts fut le numéro deux du département du trésor de l’administration Reagan, puis titulaire, c’est-à-dire dans un ministère qui a pour tâche de définir les orientations de l’économie, la politique fiscale, etc. Ainsi le site iranien PressTV.ir peut-il le qualifier de «co-founder of Reaganomics», le terme Reaganomics qualifiant, lui, la “révolution économique” (ultralibérale) de l’époque Reagan, de la décennie des années 1980. En tant que commentateur politique et économique, Roberts collabora au Wall Street Journal et à Business Week... Tout cela fait de lui un homme de formation capitaliste impeccable, à l’origine conceptuellement favorable à l’hyper-capitalisme anglo-saxon. Sa furieuse critique de l’état des choses du point de vue économique et financier n’est pas nouvelle car il y a bien plus d’une décennie que Roberts est devenu lui-même un critique radical de cette politique qu’il avait contribuée à établir, et bien plus d’une décennie qu’il publie des textes dans ce sens (et des livres, tel son dernier qui vient d’être publié, sous le titre très significatif de The Failure of Laissez Faire Capitalism and Economic Dissolution of the West). On ne cherchera pas ici à mesurer les responsabilités des uns et des autres (de Roberts, en tant que reaganien dans les années 1980) mais à signifier que cet auteur est particulièrement qualifié par la connaissance de la cause de la catastrophe, pour mesurer et décrire cette catastrophe.
En effet, c’est le cas dans son dernier texte du 14 octobre 2014, sur son site PaulCraigRoberts.com, sous le titre Whatever Became Of Western Civilization?, texte repris le même 14 octobre 2013 par PressTV.ir. Roberts s’attaque au fait principal de cette crise ultime de la “civilisation occidentale”, – en fait, la “civilisation du ‘monde globalisé’”, puisqu’aucune alternative n’existe et ne peut exister tant que le modèle, ou Système comme nous le désignons, ne s’est pas effondré complètement. (On justifiera plus loin ce propos.) Il s’agit de la complète dissolution du “bien public”, du fait du gouvernement au-dessus des intérêts particuliers, du domaine régalien et des principes (souveraineté et légitimité) qui le soutiennent. Roberts signifie qu’aujourd’hui les gouvernements sont les complices actifs et même imaginatifs du monstre hyper-capitaliste devenu une nébuleuse de déstructuration par le pillage, l’illégalité, la corruption, un modèle mafieux établi à l’échelle du monde et dans lequel s’insèrent désormais sans la moindre hésitation tous les pouvoirs exécutifs et pouvoirs public démocratiquement issus de la volonté des peuples, lesquels sont ainsi détruits dans leur essence, dans leur identité, par ces activités développées par ceux qu'ils ont appelés au pouvoir.
«Not that long ago government and free market proponents were at sword’s point, but no more. With little left in the private sector to rip off, the financial gangsters have turned to the public sector and put to work for them the free market economists’ advocacy of privatization. Governments themselves became part of the conspiracy once the politicians realized that looting public assets was an efficient way to reward their private benefactors.»
La crise générale conduit ces gouvernements à solder littéralement tout ce qui ressort du “bien public”, y compris tout ce qui marque le passé historique, culturel et spirituel dont cette étrange “civilisation” prétend fort étrangement être l’héritière. (Mais le prétend-elle encore ? Elle n’a même plus l’esprit de chercher à dissimuler sa véritable nature, et s'empresse donc de rompre avec tout legs et tout héritage, mémoire ainsi dispersée et également soldée pour combler la dette.) Roberts développe l’exemple de la privatisation de la Royal Mail britannique, le service public des postes, mis à l’encan pour l’avantage des divers investisseurs-gangsters par le complice-robot de service (David Cameron). Le schéma est tellement commun aujourd’hui qu’il s’affiche dans toute son impudence inconsciente. Le conseiller, ou “consultant” comme l’on dit, du gouvernement britannique pour cette opération est Goldman Sachs, pour une facture de $33.5 millions, ces millions qui feront une petite part de l’investissement que Goldman Sachs fait en sous-main pour la mise à sac du service postal.
Bien, le cas est lumineux. Paul Craig Roberts termine tout cela par une description générale de cet effondrement civilisationnel principalement dans le chef, pour le domaine, des activités des divers “gouvernements” occidentaux, du bloc BAO comme nous disons. Aucune surprise à éprouver là non plus, et dans des termes (de Roberts) qui seraient évidemment pris à son compte par n’importe quel “souverainiste”, notamment français, puisque la chose existe encore dans les ruines des gouvernements successifs de liquidation de la Vième République.
«...Wall Street and the City of London, the two world financial centers so beloved and misrepresented by free market economists as financiers of investment and economic growth, are in fact legal, government supported, Mafia gangs that loot. Their profits come from looting.
»We are seeing them at work in Greece, where the sanctity of financial profits requires public assets to be sold at bargain basement prices to private interests. The deal requires protected islands of the national heritage be turned over to real estate developers, and public assets such as water companies, ports, and the state lottery be sold at lucrative prices to private interests consisting of the private banks and their clients. In Italy government indebtedness is forcing the sale to private investors of historic castles and villas and the Island of San Giacomo in one of Venice’s lagoons. These national treasures will be turned into hotels, restaurants, and resorts for the one percent.
»Are the British Museum and the Smithsonian next to be privatized?
»In America prisons are privatized despite the incentive this gives to produce inmates. Public schools are being privatized in the form of “charter schools.” Charter schools are a scheme to eliminate public sector teachers unions, and to convert their pay into private profits by bringing in contract hires to teach for a few years before they are replaced by a new group of contract hires.
»Western civilization, to the extent than any civilization remains, is confronted with a total collapse of economic and government morality. Looting and exploitation rule, and the presstitute media does its best to hide the fact. Western civilization has been reduced to remnants–historical artifacts, picturesque villages in England and France, German efficiency, joie de vivre and good food in France and Italy, and architectural masterpieces and classical music created before our lifetime. In addition to Wall Street’s mechanisms for looting, America contributes technology for putting the entire world under constant surveillance, exploiting the information for economic benefit and for silencing dissenters.
»Western civilization has lost its attractiveness. As nothing remains but a shadow of its former self, it will not be missed as it disappears into a bottomless pit of corruption.»
Le désastre est complet, total, irrésistible, inarrêtable, – et réalisé d’une façon techniquement quasi-parfaite... Cette méthode, cette “quasi-perfection” nous conduit à accepter l’observation de Roberts qu’il y a donc “conspiration” de facto («Governments themselves became part of the conspiracy...»), simplement par constat de la coordination, de l’intégration de cette dynamique. Le texte de Roberts est une bonne mise à jour du phénomène, sans emportement excessif, simplement par l’emploi des termes qui conviennent (gangsters, mafia, etc.), effectivement un constat de la chose. On peut même ajouter que ces termes sont finalement insuffisants pour mesurer l’ampleur du cataclysme, et des intentions du Système : comparer l’hyper-capitalisme et le Système à un système mafieux, c'est se montrer fort injuste à l’égard des exemples mafieux historiques (la Mafia italienne, la Cosa Nostra aux USA). Ces regroupements de type mafieux évitent la déstructuration des sociétés dont ils vivent, sachant effectivement qu’une société structurée, et une certaine prospérité sont nécessaires à la bonne marche “des affaires”. A côté de comportements barbares, cruels, impitoyables, etc., les structures mafieuses originelles, aussi bien européennes que des USA, sont respectueuses de certaines tendances traditionnelles, des structures et des hiérarchies familiales, de la religion, etc. Ce n’est en rien le cas général du Système et de ses moyens opérationnels de l’hyper-capitalisme, dans le cas spécifique exposé ici.
La radicalité, l’universalité du jugement font effectivement accepter l’idée qu’il y a “conspiration”... Bien entendu, il s’agit d’un constat technique et symbolique à la fois, même si des générations d’explorateurs des dessous du monde croient suivre les traces plus ou moins fraîches de “centres” conspirationnels tout à fait humains... Bien entendu, il va sans dire, mais peut-être mieux en le répétant, que notre appréciation offre l’hypothèse fondamentale d’une “conspiration” certainement pas de nature humaine dans son inspiration fondamentale, même si le sapiens s’est activé à son application, de Goldman Sachs à Cameron pour prendre le fait du jour. Nous jugeons donc cette “conspiration” aussi bien organisée qu’inspirée par une dynamique irrésistible, surpuissante et autodestructrice à la fois (déstructuration, dissolution et entropisation [dd&e]), dont le schéma métahistorique est souvent exposé sur ce site, du “déchaînement de la Matière” au Système.
Mais nous utilisons également le texte de Paul Craig Roberts, qui illustre une préoccupation très actuelle qui pèse de tout son poids sur nos esprits, pour introduire la publication d’un extrait de la cinquième Partie du deuxième tome de La Grâce de l’Histoire (non encore mis en ligne, certes), pour s’y référer, nous l’espérons, d’une façon constructive et révélatrice. Dans cette Partie du récit de La Grâce dont nous publions un extrait, nous analysons la question de la “civilisation occidentale” à la lumière de celles (les civilisations de ceux que nous nommons “les Anciens”) qui l’ont précédée. Bien entendu, l’emploi du terme “civilisation occidentale” ne doit pas dissimuler que nous gardons nos références fondamentales, et surtout celle de la division de cette soi-disant “civilisation” en deux, à partir du “déchaînement de la Matière” de la fin du XVIIIème siècle qui nous fait basculer dans une forme très spécifique et unique, que nous avons baptisée “contre-civilisation”.
Dans cet extrait, qui ne peut être pris bien entendu pour l’exposé complet de la thèse, nous discutons les conceptions d’Arnold Toynbee, ce philosophe de l’histoire que nous apprécions particulièrement. Des réflexions sur Toynbee ont déjà été publiées sur ce site (voir par exemple les 19 juin 2002 et 27 juillet 2002). Dans ce cadre de La Grâce, nous développons, élargissons et approfondissons cette réflexion sur les conceptions de Toynbee selon des axes qui permettent aussi bien d’examiner le désastre civilisationnel actuel (dans son “actualité civilisationnelle” si l’on veut) que dans la perspective de ses racines les plus anciennes.
La réflexion développée ci-dessous concerne le constat que fait Toynbee, dans les années 1945-1950, au soir de sa vie intellectuelle, du lancement d’une grande entreprise d’“occidentalisation” du monde, essentiellement sinon exclusivement par les pays anglo-saxons (“anglo-saxonnisme” ou américanisme). Le constat, pour notre compte, que Paul Craig Roberts nous invite à faire par ailleurs, est que ce mouvement d’“occidentalisation” du monde qui s’est évidemment réalisé, est en train d’exposer sa complète absurdité, ou son caractère d’entropisation jusqu’à l’entropisation de lui-même, sous les pressions à la fois de la crise générale d’effondrement et du nihilisme absolu qui caractérise ses supplétifs-sapiens. Cette absurdité et cette entropisation se manifestent sous la forme d’un cercle vicieux accompli, qui n’est rien de moins que l’“occidentalisation” de l’Occident”, ou plutôt, la “sur-occidentalisation de l’Occident” jusqu’à l’achèvement de la dissolution et de l’entropisation, – comme le décrit Paul Craig Roberts. Toynbee pensait que l’Occident (en fait les anglo-Saxons) partait à la conquête du monde sous la forme de son “occidentalisation” ; il n’allait pas jusqu’à prévoir, – ou peut-être n’osait-il pas exprimer cette pensée à haute voix, – que cette “occidentalisation” finirait par revenir sur l’Occident lui-même, pour faire subir au coupable lui-même le sort qu’il promettait à sa victime.
Ces réflexions diverses sur Toynbee nous fournissent, nous semble-t-il, les arguments pour avancer les deux hypothèses essentielles qui caractérisent notre destin actuel, savoir 1) que notre “civilisation” (notre “contre-civilisation”) est trop puissante pour qu’une alternative ou un successeur puisse se manifester et s’imposer (surpuissance), et 2) que notre “civilisation” (notre “contre-civilisation”) est trop complètement dépourvue de sens et trop complètement attachée et prisonnière d’une matière (au propre et au figuré) dépourvue de sens pour qu’elle parvienne à éviter de se détruire elle-même (autodestruction). Par conséquent, la compréhension de son éventuelle succession dépend absolument de sa destruction réalisée. (Cette destruction, d’ailleurs et comme nous le répétons souvent, n’a nul besoin de se réaliser sous la forme apocalyptique, ou disons explosive, très affectionnée par l’esprit même de cette “contre-civilisation”, y compris de certains de ses appendices religieux, comme pour s’interdire de soulever la possibilité de sa fin inéluctable.)
Avant la citation de l’extrait, on notera que la thèse générale de ce passage de La Grâce met en évidence deux arguments à partir de la lecture critique de Toynbee, et des enseignements de notre époque, deux tiers de siècle plus tard.
• L’“occidentalisation” du monde est entamée justement, selon Toynbee, juste après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le paradoxe est que ce démarrage coïncide exactement avec le début de la décolonisation (indépendance de l’Inde en 1947, guerre d’Indochine, etc.). Cela nous conduit à considérer l’“occidentalisation”, non comme la poursuite de la colonisation, comme on l’avance souvent, mais bien comme quelque chose de tout à fait différent de la colonisation. En fait, la décolonisation, c’est-à-dire la destruction de la colonisation, était nécessaire pour permettre le lancement de l’occidentalisation. Il n’y a pas complémentarité ni substitution, mais bien opposition entre les deux termes. (Tout cela selon des jugements métahistoriques objectifs, en écartant la question de la valeur morale des deux termes considérés, valeurs de toutes les façons manipulée à son avantage par le Système... Il n’y a pas de condamnation plus forte du colonialisme au nom des valeurs morales qu’à l’intérieur du Système, ces mêmes valeurs morales justifiant par contre l’occidentalisation, ou “anglosaxonisation”/américanisation.)
• La notion de “racisme anglo-saxon” avancée par Toynbee doit être appréciée avec une extrême attention. Pour nous, les Anglo-Saxons ne sont pas racistes, ils sont suprématistes, le suprématisme n’étant pas une catégorie du racisme, mais un caractère en soi... Pour nous, le racisme se définit par rapport aux autres, de diverses façons, dans un univers relatif et circonstanciel ; le suprématisme se définit par rapport à soi, et à soi seul à l’exclusion du reste, comme un caractère identitaire dans un univers absolu. (Le racisme ne conduit pas nécessairement à l’oppression et il peut changer, évoluer, éventuellement disparaître ; le suprématisme ne peut évoluer par définition et conduit nécessairement à l’oppression.) L’anglosaxonisme, ou panaméricanisme, est suprématiste, comme le fut le pangermanisme et son rejeton catastrophique que fut le nazisme. (Le même avertissement que dans le point précédent peut être repris pour ce point : “Tout cela selon des jugements métahistoriques objectifs, en écartant la question de la valeur morale des deux termes considérés, valeurs de toutes les façons manipulée à son avantage par le Système... Il n’y a pas de condamnation plus forte du racisme au nom des valeurs morales qu’à l’intérieur du Système, ces mêmes valeurs morales justifiant par contre le suprématisme occidental, ou ‘anglosaxonisation’/américanisation”.)
L’extrait commence après la suggestion faite par nous que Toynbee, dans les textes cités (série de conférence, textes de réflexions, réunis dans La civilisation à l’épreuve, dans sa traduction française de 1951), montrait une réelle ambiguïté en présentant cette “occidentalisation” à la fois sous un jour favorable mais selon un jugement qu’on pouvait deviner extrêmement défavorable...
« ...Le point fondamental de cette ambiguïté est bien en ceci qu’en même temps qu’il prévoit cette “occidentalisation” du monde, disons d’une façon objective, sans trop paraître en faire la critique malgré tout, Toynbee réalise une critique disons indirecte mais à potentialité fondamentale et bouleversante de cette civilisation occidentale-mondiale. Nous dirions qu’il s’agit, à cet égard, de sa position la plus intéressante et la plus enrichissante, celle où il reste pleinement historien des civilisations tout en considérant l’“actualité civilisationnelle”. Ainsi, en remettant constamment la civilisation occidentale à sa place, c’est-à-dire comme un élément de la relativité de l’histoire des civilisations et non comme quelque chose de différent, d’unique, voire de sublime comme l’esprit de la modernité s’est accoutumé à en faire la promotion jusqu’à faire de ses “valeurs” des éléments objectifs sinon supra-humains de la condition humaine réalisée et qui ne peut donc se réaliser qu’au sein de cette civilisation, Toynbee détaille pour son analyse quelques considérations qui ne semblent servir qu’à l’argumentaire qui paraîtrait de circonstance, et qui sont en réalité fondamentales. Il en va dans ce sens lorsqu’il explique cette subjectivité “objectivée” de facto du regard de l’Occidental sur sa propre civilisation, c’est-à-dire pour nous cette déformation du regard du moderne sur l’accomplissement de la modernité : le regard déformé de l’Occidental dépend d’un « horizon historique [qui] s’est largement étendu, à la fois dans les deux dimensions de l'espace et du temps », mais dont la vision historique «s’est rapidement réduite au champ étroit de ce qu’un cheval voit entre ses œillères, ou de ce qu’un commandant de sous-marin aperçoit dans son périscope ».
» Lui-même, Toynbee, élargit son regard dans la continuité historique pour apprécier comment notre civilisation pourrait s’inclure dans la continuité des civilisations qu’il a étudiées, classées, rangées et organisées ; en d’autres termes, il veut intégrer son (notre) “actualité civilisationnelle” dans la “continuité civilisationnelle”. L’historien des civilisations observe que l'histoire de l'humanité organisée, avec son partage entre ces mouvements nommés “civilisations”, se déroule au long d'une vingtaine de ces civilisations, dont nous constituerions la vingt-et-unième. Sa vision des rapports entre ces civilisations est du type cyclique ou s’en rapprochant, avec des rapports qu’il juge établis entre les civilisations. Il note aussitôt le reproche fait par la pensée occidentale, ou « juive et zoroastrienne», à cette conception cyclique : elle réduirait l’histoire à « un récit fait par un idiot et ne signifiant rien » remarque-t-il, paraphrasant Shakespeare ; au contraire, la conception judéo-zoroastrienne voit dans l'histoire « l’exécution progressive et conduite de main de maître ... d'un plan divin ... » Faut-il trancher entre l’une et l'autre ? Toynbee tend à suggérer des compromis, – « Après tout, pour qu’un véhicule avance sur la route que son conducteur a choisi, il faut qu’il soit porté par des roues qui tournent en décrivant des cercles et encore des cercles », – suggérant en cela une conception cyclique de l'histoire en spirale (chaque passage à un même point vertical se fait dans un plan horizontal supérieur). C’est finalement la thèse qu’il recommande, en acceptant l’idée d’un sens général de progrès mais qui se constituerait au travers d'expériences accumulées d'affirmations et de chutes successives de civilisations, correspondant effectivement au schéma cyclique. Notons enfin ceci qui vaut aujourd'hui, qui n’existait pas en 1945-47, qui est un sentiment contemporain qui ne cesse de gagner en force, en ce début du XXIème siècle, qui dévaste les certitudes et les espérances, – qui justifie, en un mot, ce récit que nous menons... Il est avéré dans l’esprit public en général que le sens progressiste de l'histoire lié absolument et irrémédiablement à notre civilisation et à nulle autre, et contredisant la théorie cyclique de Toynbee comme d’autres conceptions d’ailleurs, est une notion devenue de plus en plus critiquable et vulnérable par sa propre irréalisation, par sa démonstration de plus en plus catastrophique du contraire par elle-même.
» Bien sûr, ce débat sur le “sens de l’histoire” et tout ce qui en dépend, au profit exclusif de notre civilisation, est satisfaisant pour l’esprit et sa rhétorique, et pour l’animation des diverses ambitions civilisationnelles et religieuses, mais on peut également lui trouver l’allure d’une querelle byzantine. Toynbee lui-même en convient, sans vraiment le chercher en un sens, sans conscience aigue de la chose pour ce cas, lorsqu’il glisse dans une phrase déjà citée, cette précision (soulignée pour nous en gras dans la reprise de la citation) : « ... mouvement [...] par lequel la civilisation occidentale ne vise à rien moins qu'à l'incorporation de toute l'humanité en une grande société unique, et au contrôle de tout ce que, sur terre, sur mer et dans l'air, l'humanité peut exploiter grâce à la technique occidentale moderne. » Il y revient ensuite, et là en pleine conscience, lorsqu’il s’attache un peu plus à notre civilisation et mesure les moyens mis à sa disposition pour animer sa puissance, ce qui est par ailleurs désigné par d’autres comme son entraînement progressiste, sa mission civilisatrice, – lorsqu’il parle de « ce récent et énorme accroissement du pouvoir de l'homme occidental sur la nature, — le stupéfiant progrès de son “savoir-faire technique” — et c'est justement cela qui avait donné à nos pères l'illusoire imagination d'une histoire terminée pour eux ». Soudain, cette spécificité occidentale jusqu’alors mentionnée comme un moyen somme toute innocent apparaît comme d’une importance tout simplement fondamentale, une importance que nous qualifierions de rupturielle. Elle apparaît effectivement, on s’en aperçoit, comme la cause de ce qui se dessine comme une interruption de la marche cyclique que l’historien des civilisations Toynbee définit comme les rapports des civilisations, par laquelle il mesure la possibilité de l’humanité de progresser par le moyen de cette succession de civilisations. Elle apparaît comme une sorte d’événement de rupture, de ce qu’on nommerait, selon l’idée de Toynbee, la rupture de la respiration civilisationnelle, – la civilisation, souffle coupé si l’on veut, en rupture brutale de rythme, – certes, toujours réapparaît ce concept de rupture...
» « Pourquoi la civilisation ne peut-elle continuer à avancer, tout en trébuchant, d’échec en échec, sur le chemin pénible et dégradant, mais qui n’est tout de même pas complètement celui du suicide, et qu’elle n’a cessé de suivre pendant les quelques premiers milliers d'années de son existence? La réponse se trouve dans les récentes inventions techniques de la bourgeoisie moderne occidentale. » Surgit ainsi ce fait fondamental, ce qui remet tout en cause, détruit l’harmonie de la succession des civilisations, ébranle la superbe architecture toynbiste ; surgit et s’impose cet irréfragable constat que notre puissance technicienne, transmutée en une affirmation soi-disant civilisatrice passant par la technologie, pulvérise les règles de l’évolution des civilisations et bouleverse leur succession.
» On ne sait pas précisément ce que Toynbee fait de ce constat, s’il s’en réjouit ou s’il s’en désole. Il insiste ici et là sur la responsabilité particulière de la civilisation occidentale, ce qui est une évidence à la lumière de ce qu'il nous expose, mais il ne prononce ni diagnostic, ni jugement définitif ; surtout, il passe sous silence cette possibilité d'un jugement ou d'un diagnostic. On le sent gêné ou prudent, comme s'il estimait devoir respecter quelque chose qui ressemblerait à une consigne ou simplement n’est-il pas en position de pouvoir spéculer trop précisément. Lorsqu’il évoque, a contrario dirions-nous, une hypothèse défavorable à notre civilisation, il se récrie aussitôt mais sans donner le moindre argument de poids et, surtout, en écartant la principale règle de sa philosophie des civilisations qui est cet enchaînement de civilisation en civilisation impliquant que chaque civilisation connaît une décadence et une chute, que chacune alimente la suivante en lui cédant la place et en s’effaçant dans sa décadence et sa chute qui sont alors un accident de l’Histoire et nullement une rupture... Ainsi, lorsqu’il observe : « De plus, quand nous étudions en détail les histoires de ces civilisations défuntes ou moribondes, et quand nous les comparons entre elles, nous trouvons l'indication de quelque chose qui ressemble à une forme récurrente dans le processus de leurs dislocations, de leurs déclins, de leurs chutes. [...] Cette forme de déclin et de chute est-elle gardée en réserve pour nous, comme une sentence à laquelle aucune civilisation ne peut échapper ? Dans l'opinion de l'auteur, la réponse est absolument négative. » ... Et pourquoi donc, s’il vous plaît ? (Qui plus est : question absolument justifiée, sinon impérativement nécessaire plus d’un demi-siècle plus tard, dans les temps catastrophiques que nous vivions.)
» Si nous disons notre malaise avec cette attitude de Toynbee, c’est qu’à d’autres occasions où le biais est différent, où la “civilisation occidentale” moins désignée en tant que telle, si pas désignée du tout, sa réflexion est si différente qu’elle en devient l’opposé. On pourrait juger de son soutient à la civilisation occidentale telle qu’il la décrit un peu comme Sainte-Beuve jugeait du soutien de Tocqueville à la démocratie, en se référant à Pascal, et la paraphrase donnerait alors ceci : “Toynbee m’a tout l’air de s’attacher à la civilisation occidentale comme Tocqueville à la démocratie et Pascal à la croix : en enrageant. [...] Pour la vérité et la plénitude de la conviction cela donne à penser.”
» L’on comprend cela lorsque Toynbee revient à l’Islam, avec une succession de constatations sur les rapports de l’Occident et de l’Islam et, dans le cas qui nous importe ainsi, avec une réflexion et un jugement parallèles sur les deux. Nous nous arrêtons à cette considération où Toynbee, après avoir constaté que l’une des grandes vertus de l’Islam est d’avoir écarté les haines entre les races (le racisme lorsqu’il se découvre suprématisme), poursuit, passant à la civilisation occidentale, – dont il précise aussitôt, et cela pour notre plus grande satisfaction car la chose doit être impérativement comprise, qu’il s’agit de la civilisation occidentale d’inspiration anglo-saxonne... « [L]e triomphe des peuples de langue anglaise peut rétrospectivement apparaître comme une bénédiction pour l'humanité; mais, en ce qui concerne ce dangereux préjugé de race, on ne peut guère contester que ce triomphe ait été néfaste. Les nations de langue anglaise qui se sont établies outremer dans le Nouveau Monde n’ont pas, en général, fait office de “bons mélangeurs”. La plupart du temps, elles ont balayé, chassé les primitifs qui les précédaient; et là où elles ont permis à une population primitive de survivre, comme en Afrique du Sud, ou bien importé du “matériel humain” primitif, comme en Amérique du Nord... [...] En outre, là où on ne pratiquait pas l'extermination ou la ségrégation, on pratiquait l'exclusion ... [...] A cet égard, le triomphe des peuples de langue anglaise a donc soulevé pour l'humanité une “question raciale”, ce qui n'aurait guère été le cas, tout au moins sous une forme aussi aiguë, et dans une aire aussi vaste, si les Français, par exemple, au lieu des Anglais, étaient sortis victorieux de la lutte pour la possession de l'Inde et de l'Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Au point où en sont les choses, les champions de l'intolérance raciale sont dans leur phase ascendante, et si leur attitude à l’égard de la question raciale devait prévaloir, cela pourrait finalement provoquer une catastrophe générale. »
» Ainsi en est-il... Alors qu’en général, il fait une apologie certes incertaine d’une civilisation destinée à dominer, à “occidentaliser” et à intégrer le monde en une sorte de “fin de l’Histoire”, dont on sait désormais avec sûreté qu’elle est technicienne et technologique, et qu’elle est dans son esprit encore plus que dans les faits complètement anglo-saxonne, voilà que Toynbee met en garde, dans ce texte, contre le “racisme” des Anglo-Saxons, – en fait, leur suprématisme, qui pourrait conduire à « une catastrophe générale ». (On comprend combien cette idée pourrait être acceptée, exploitée, manipulée, développée, aujourd'hui, dans notre début de XXIème siècle.) Comment concilier deux jugements pratiquement dits dans un même souffle et presque dans une même phrase, dans un passage qui commence par « [L]e triomphe des peuples de langue anglaise peut rétrospectivement apparaître comme une bénédiction pour l'humanité » et qui se termine par « [C]ela pourrait finalement provoquer une catastrophe générale », – alors que l’on parle de la même chose, que le “cela” de la fin du passage renvoie bien, même si indirectement, au “triomphe des peuples de langue anglaise” ?
» A la lumière d’une telle démonstration de contradiction, il nous semble justifié de montrer quelque réticence pour la démarche de Toynbee, et de voir plutôt une bonne part de convenu dans ses jugements généraux. Ces textes sont écrits et même dits (conférences) à un moment crucial pour un Britannique, à la fois de triomphe de l’anglo-saxonisme (USA), à la fois du déclin de l’Empire britannique (perte des Indes et la suite) ; on ne reprochera pas à Toynbee de montrer quelque attention pour les psychologies britanniques dans un passage si délicat (“Right or wrong, my country”...). Par contre, les diverses remarques apportées ici et là, selon des approches différentes ou indirectes, nous paraissent suffisantes pour finalement constituer un dossier intéressant, et particulièrement s'il s'agit, comme c’est notre ambition, d’avancer une appréciation extrêmement spécifique sur la situation de notre civilisation dans une époque si propice à être interprétée comme un temps de rupture. C’est donc à ce point que nous réunirons nos arguments pour résumer l’essentiel de notre interprétation des propos de Toynbee, ceux qui sont réellement novateurs, de portée générale, ceux qui nous paraissent véritablement féconds. C’est en effet de cette façon qu’ayant saisi ce qui nous paraît être la substantifique moelle de la démarche de Toynbee, nous nous proposons de faire entrer cette démarche dans notre propre récit... Cela commence par les trois enseignements que nous retenons, à notre estime et sous notre responsabilité, des propos d’Arnold Toynbee.
» • Son idée d'une approche en partie cyclique de l’évolution des civilisations nous paraît très intéressante en ce sens qu’elle convient bien à notre perception et rencontre justement notre intuition. Pour nous, par conséquent et en élargissant le propos de Toynbee pour notre compte, cette idée implique qu’on ne peut, si l’on tient à un rangement vertueux de notre évolution civilisationnelle, envisager l’évolution des civilisations indépendamment les unes des autres ; qu’il existe une certaine continuité de l’ordre du spirituel autant, sinon plus, que de l’ordre de l’historique “accidentel” ; que toute civilisation, et c’est l'essentiel de cet aspect-là, a une sorte de responsabilité spirituelle par rapport à l'histoire, y compris dans son décadentisme, dans sa façon d'être décadente ; comme si on ne pouvait être décadent et chuter qu’en assumant sa responsabilité métahistorique d’assurer la continuité et d’ouvrir la voie, d’une façon ou l’autre, à la civilisation suivante ... En un sens, c’est dire qu’être une civilisation éventuellement sinon nécessairement dominante d’une partie de la métahistoire, “cela se paye” d’une fidélité fondamentale à l’Unité originelle, avec la responsabilité structurelle qui va avec. Il s’agit, selon notre interprétation d’une sorte d’acquiescement à un destin commun, de ce sens unificateur des solidarités qui justifie d’être dans la métahistoire.
» • La deuxième idée de Toynbee comme nous la concevons, concernant notre civilisation, est que la disposition d'une telle puissance technique et technologique utilisable dans tous les recoins et dans une géographie terrestre totalement maîtrisée et contrôlée impose à cette “notre-civilisation” (les guillemets deviennent nécessaires, par prudence) une ligne de développement même si ce développement s'avère vicié et qu'elle interdit tout développement d'une civilisation alternative et/ou successible. On retrouve ici une correspondance certaine avec notre propre schéma à partir du “déchaînement de la Matière” et, en nous référant à la classification de Ferrero, une correspondance chronologique certaine avec le destin de l’“idéal de puissance” qui passe justement, avec l’effondrement allemand de 1945, son flambeau du pangermanisme à l’anglo-saxonisme, ou panaméricanisme. On comprend alors que la contradiction relevée plus haut (Toynbee annonce une offensive d’“occidentalisation” du monde au moment où s’amorce la décolonisation) n’en est pas vraiment une : l’“occidentalisation” n’a pas tant à voir avec le colonialisme, avec la saga des colonies au XIXème siècle, etc., qu’avec la disposition du technologisme, de la puissance technicienne, bref de l’“idéal de puissance” devenu le premier instrument, et l’esprit même de l’“occidentalisation” du monde, – et complètement “anglosaxonnisé” à partir de 1945.
» • Une dernière idée, implicite dans les considérations de Toynbee mais déjà très fortement présente, qui nous semble renforcée de nombreux arguments aujourd'hui, voire du simple constat de bon sens, est ce constat, justement, que l'hypertrophie technologique de notre civilisation, qui est aussi la clef de voute et l’inspiration de l’“occidentalisation” du monde, s'est accompagnée d’une atrophie des comportements et des valeurs intellectuelles et spirituelles de civilisation, que ce soit du domaine de la culture au sens le plus large, de la pensée, de l’intuition haute, de la foi au sens le plus haut. Toynbee nous le suggère lorsqu’il dit ce qu’il dit des Anglo-Saxons, qui mènent cette civilisation, de leur racisme-suprématisme qui conduit éventuellement aux pires catastrophes par opposition à ce qu’auraient pu en faire les musulmans et (c'est plus notable et intéressant) par opposition à ce qu’auraient pu en faire les Français. (Dans ce cas et en actualisant notre critique aux temps courants de ce début de XXIème siècle où les choses sont clairement dites, nous n’enfermons pas le “racisme” dans l’esprit-Système du mot, dont l’usage est invertie puisqu’il constitue, dans ce cadre, une arme de déstructuration et de dissolution. Nous l’utilisons dans l’esprit du suprématisme anglo-saxon, qui accomplit avec ce diktat suprématiste une fermeture à toute autre approche du monde que celle de l’anglo-saxonisme ; poursuivant le cas, l’on sait que l’anglo-saxonisme, sous l’empire de l’“idéal de puissance”, est le serviteur le plus empressé du Système déstructurant et dissolvant. C’est dans ce sens qu’il faut voir l’allusion contraire aux Français, qui sont étrangers et hostiles par leur nature même, malgré leurs élites anglo-saxonisées du temps courant, à une telle approche.) »
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