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1564Il y a trois mois et quelques petits jours, on discutait ou l’on discourait avec un brin d’incrédulité pour quelques-uns (très rares), avec une entière certitude et des perspectives stratégiques majeures pour d’autres (plus nombreux), avec l’aveugle acceptation de tout ce qui vient des USA et du Pentagone pour l’immense majorité des “commentateurs” américanistes-occidentalistes non-US, de la possibilité, non, de la probabilité que l’Inde s’engageât dans le programme JSF avec achat à la clef, et important. On le vit aussitôt, cette formidable analyse stratégique d’une victoire acquise des USA revenait à une décision du Pentagone, dans le cadre de l’activité courante du système de la communication, selon laquelle l’Inde, conquise, allait se décider rapidement pour le JSF ; en conséquence de cet intérêt indien décidé par lui-même, le Pentagone (le n°2 du département, Ashton Carter) décidait avec une grande ouverture d’esprit d’étudier les conditions remarquables qu’il pourrait faire à ce pays en consentant à l’accueillir dans le programme et à lui vendre le JSF. Tout cela avait été décidé sans consultation sérieuse de l’Inde, c’est-à-dire sans consultation du tout, et encore moins la moindre marque d’intérêt de l’Inde pour le JSF. L’Inde signala alors que le JSF ne l’intéressait pas, ce qui fut à peine mentionné aux USA, quand cela le fut. (Voir notre Bloc Notes du 31 janvier 2011.)
Aujourd’hui, c’est-à-dire ces derniers jours, on annonce que l’Inde est arrivée au processus d’une short list dans le cadre de son marché considérable de 126 avions de combat à acquérir pour un budget de base de $11 milliards (il s’agit du programme MRCA, ou MMRCA). Cette short list, amère “surprise” (surprise, c’est bien sûr ?), exclut du programme MRCA, en plus du MiG-35 russe et du JAS39 suédois, tout avion US, précisément le F-16 et le F/A-18 Super Hornet qui concourraient, pour ne garder que deux avions européens : le Typhoon d’une part, cet avion de combat tri-national du consortium européen Eurofighter, évoluant et interprété, comme l’on dit d’une improvisation permanente, comme un avion britannique lorsqu’une opportunité d’exportation s’ouvre à lui ; le Dassault Rafale d’autre part, avion de combat bien connu et au pedigree assez simple.
Une analyse d’AFP, (le 28 avril 2011), reprend en détails les conditions de la décision indienne.
«“Le Rafale et Eurofighter ont été sélectionnés et les quatre autres (groupes) sont écartés”, a déclaré jeudi à l'AFP une source au sein du ministère indien de la Défense, faisant référence au russe MiG, aux deux groupes américains et au suédois Saab. […] “Les motifs de leur mise à l'écart leur ont été envoyés individuellement”, a ajouté cette source sous couvert d'anonymat, précisant que le contrat final devrait être signé d'ici mars 2012. […]
»L'ambassade américaine à New Delhi a confirmé jeudi que Boeing et son avion de combat F/A-18IN Super Hornet, ainsi que Lockheed Martin, avec son F-16, ont été écartés de l'appel d'offres, lancé par l'Inde en 2007. “Nous sommes profondément déçus de cette nouvelle”, a reconnu dans un communiqué l'ambassadeur américain Timothy Roemer, qui a par ailleurs annoncé sa démission pour des raisons personnelles, après avoir été deux ans en poste. […]
»Le contrat dispose que l'Inde achète directement 18 avions d'ici à 2012 tandis que les 108 autres seront construits en Inde. C'est le premier appel d'offres lancé par l'Inde, qui passait jusqu'à présent des contrats de gré à gré et s'est reposée pendant 50 ans sur la technologie soviétique pour son aviation de défense.
»Voici quelques mois, des sources industrielles avaient assuré que les appareils de Boeing et de Lockheed Martin avaient gagné une longueur d'avance sur leurs concurrents après la fin des éreintants tests techniques.
»En mars dernier, une étrange affaire impliquant Dassault Aviation en Inde avait par ailleurs défrayé la chronique économique. Un porte-parole de l'armée de l'air avait déclaré que le principal représentant de l'avionneur français en Inde, notamment en charge de promouvoir le Rafale, était désormais persona non grata au siège de l'armée. Le motif: une tentative de soudoiement d'un montant de 20.000 roupies, soit 317 euros, aurait eu lieu lors du salon aéronautique de Bangalore (sud) en février pour obtenir un meilleur emplacement du groupe sur le salon.»
La nouvelle a été annoncée par diverses autres sources, d’origine anglo-saxonne, parfois dans des conditions significatives. Par exemple, Defense News, le 29 avril 2011, usant d’une dépêche AFP de Moscou qui l’arrangeait, signale que l’Inde a éliminé le MiG-35. Dans le cours de la très courte nouvelle, on lit que les deux avions US sont également éliminés, sans autre commentaire, comme si cette nouvelle était secondaire, marginale, et sans vraiment d’intérêt (notamment pour Defense News).
Ce même Defense News mettait en ligne, le 31 janvier 2011, un long article présentant l’affaire du JSF-Inde, sans noter la mise au point du désintérêt indien, insistant au contraire sur l’importance grandissante des relations stratégiques nouvelles des USA avec l’Inde. En plus de l’affaire JSF, l’article annonçait une amélioration décisive des offres US déjà faites pour le programme MRCA, lesquelles offres semblaient ainsi devoir assurer une victoire US déjà inscrite dans l’évolution des rapports USA-Inde, vus de Washington…
« The [Carter-JSF] move come just before the Feb. 9-15 Aero India 2011, South Asia’s premier airshow, where the world’s leading combat aircraft makers will show off their wares in their bid to win the Medium Multi-Role Combat Aircraft (MMRCA) contest.
»Sources said the modified bids would allow the U.S. jets to offer better radar range and electronic warfare performance. U.S. con tractors are prohibited from prom ising any more capabilities than what the government allows them to release. Indian officials, however, realize U.S. systems have greater capabilities than what is being officially offered, and want the bar raised…»
Parallèlement, le Lexington Institute, relais-lobbying des plus importants de l’industrie US d’armement, publiait deux brèves analyses de ses deux principaux animateurs, les duettistes Dan Goure et Loren B. Thompson. Le 28 janvier 2011, Goure présentait l’affaire “JSF pour l’Inde” comme une étape essentielle du développement de l’alliance stratégique entre l’Inde et les USA, à l’avantage de l’Inde, “la plus grande démocratie du monde”… «The United States has finally decided to treat India, the world’s largest democracy, as an equal when it comes to defense trade. In a continuation of its efforts to forge closer ties with the subcontinent, the Obama Administration has ended the misguided efforts of both Democratic and Republican administrations to punish India for its decision to acquire a nuclear weapon. This decision recognizes the reality that such weapons in the hands of democratic states poses no threat to the United States. It also is an acknowledgement of India’s growing importance to a stable international system. […] »The above mentioned actions [JSF] do not yet presage a U.S.-India security alliance. India must determine how it will navigate the evolving international security environment, including how close it will get to the United States. Nevertheless, India is clearly a force for stability in the world and it is good that Washington finally recognized this fact.»
Loren B. Thompson, lui, allait plus loin. C’est l’Inde qui demandait constamment depuis quelques temps de participer au programme JSF. Après avoir stupidement ignoré ces demandes, le Pentagone comprenait enfin l’intérêt de la chose, – clairement dans la perspective d’une alliance stratégique entre les USA et l’Inde contre la Chine, l’Inde jouant le rôle de tampon et de première ligne face à la Chine, pour le compte des USA selon un livret classique de l’opéra-bouffe stratégique. Loren B. écrivait donc le 1er février 2011, cela trois jours après que l’Inde ait clairement et officiellement démenti le moindre intérêt de sa part pour le JSF (nous avions effectivement fait les remarques psychologiques que justifiait, à notre sens, cette attitude) : «Last week defense acquisition chief Ashton Carter expressed a willingness to sell F-35 fighters to India when the time was right, a distinct departure from the Pentagon's previous practice of ignoring inquiries from India about the stealthy multi-role fighter. Why the change of heart? Well maybe it's because of all the recent evidence that China is building up its military power in pursuit of the long-term goal of dominating East Asia.
»As I argued in a posting last week, China does not need to have forces scattered all over the world to be the dominant global power. It need only dominate the Western Pacific, which has become the industrial heartland of the global economy. There aren't many nations in Asia that could resist the combination of economic leverage and military power Beijing will soon bring to any dispute. But one nation that could be a potent deterrent to Chinese ambitions is India – the sole country in Asia that can match the Middle Kingdom in population, productive potential and growth rates. As America confronts the limitations of its own power in the region, having an ally like India could make a big difference in managing China's rise.»
Aujourd’hui, c’est-à-dire le 29 avril 2011, Goure est bien obligé d’acter la défaite complète des USA dans cette affaire. Il développe un argumentaire hâtivement mis au point par l’industrie US et qu’il reprend à son compte, selon la coutume. On y trouve l’habituel usage de la raison, comme on use d’un chewing-gum, pour tirer une conclusion qui ne coupe pas les ponts avec l’Inde, à qui l’on continue à trouver du brio, ni à d’hypothétiques commandes indiennes de quincaillerie US, malgré tout… «The future Indian air fleets will be equipped with a mixture of Russian, European and American platforms. This is not the optimum solution from a training and sustainment perspective but makes some sense politically. If India wants to diversify its military supplier base further then there are a lot of opportunities for U.S. defense companies…»
Dans tous les cas et de toutes les façons qu’on considère cette affaire, il s’agit d’un événement d’une importance notable, et d’un tournant dans la narrative US sur l’évolution indienne. Politiquement, le programme MRCA est, de ce point de vue, moins important dans le choix final que dans le fait qu’il revienne ou non à un avion US. Tout porte donc à croire qu’il ne reviendra pas à un avion US, et cela, chose encore plus grave, trois mois après que l’Inde ait repoussé sèchement la possibilité de s’intéresser au JSF. Il s’agit d’un sévère revers stratégique et politique pour les USA, qu’il est absolument nécessaire de placer dans une perspective passant par deux points, – avec le premier de ces points, assez lointain, jusqu’en mars 2005, où les USA décidèrent qu’ils allaient “faire” une grande puissance de l’Inde, et que cette grande puissance serait bien entendu l’amie privilégiée et consentante des USA, en tout bien tout honneur. Diverse péripéties suivirent, montrant qu’on ne fabrique pas une superpuissance si aisément, même quand ce sont les USA qui l’ont décidé. Il y eut les innombrables avatars du traité nucléaire entre les deux pays, qui devait tout changer et qui n’a nullement établi des liens impératifs entre les deux pays. L’Inde restait encore entre deux eaux, peut-être bien superpuissance après tout, mais nullement alignée sur les USA… Finalement, dans tous les cas à ce jour, c’est l’énorme programme MCRA qui devint l’enjeu final temporaire, – et c’est là notre deuxième point. La narrative US était devenue implicitement que les Indiens donneraient le MRCA aux USA, scellant ainsi ce partenariat stratégique tant proclamé ; l’alternative (pas de contrat MRCA) ne fut plus guère envisagée à Washington, parce que ce sont des choses qui ne s’envisagent guère, point final.
L’affaire du JSF devait finaliser tout cela en haussant la donne à mesure de l’émerveillement qui accompagne ce programme, elle devait enfermer l’Inde dans son choix naturellement complètement libre de s’aligner sur Washington. Dans l’esprit des improvisateurs du coup-JSF, la proposition, non l’injonction de Ashton Cater de participer au programme JSF ne devait pas empêcher le F/A-18 (le favori désigné par le côté US) d’emporter le programme MRCA ; cette victoire s’avérerait ensuite ne porter que sur une partie du programme, lorsque le JSF prendrait le relais et se substituerait au F/A-18 dans le choix indien. (Des sources indépendantes assurent que des délégués US sont allés jusqu’à proposer ce plan de programmation aux Indiens, comme s’ils s’arrogeaient le droit d’interférer sur la programmation de la Force Aérienne. L’initiative n’a pas laissé un souvenir vraiment enjoué et la fureur des militaires indiens, très susceptibles du point de vue de leur souveraineté, fut considérable.) On laissait de côté divers détails de peu d’intérêt (les retards gargantuesques du JSF, son incertitude d’arriver un jour en véritable service actif, etc.), et on lançait, – pour plus de sûreté, cela, – l’une ou l’autre opération de provocation à la corruption, comme celle, que rappelle AFP, d'une incroyable gravité et d'un sérieux abracadabrantesque comme on le mesure, avec (contre) les Français et portant sur €317. Même la déclaration de l’Inde rejetant le JSF ne fut pas vraiment prise au sérieux, mais considérée comme une manœuvre pour faire monter les enchères… L’ensemble était emballé dans une luxueuse narrative stratégique, dont le duo Goure-Thompson nous donne un aperçu au travers de leurs chroniques. On avait le temps, pensait le Pentagone, puisque le F/A-18 sécuriserait le processus en emportant le programme MCRA. On sait ce qu’il semble advenir de tout cela, par les temps qui courent.
Cette affaire est donc devenue beaucoup plus importante qu’elle ne paraissait être jusqu’alors parce que Washington a pris cette orientation à partir de pressions et d’orientations qui ont surgi comme on l’a vu, à l’intérieur même du système washingtonien, exigeant de faire de l’Inde d’une part une chasse gardée des USA, d’autre part une chasse gardée dont les USA arrangeraient eux-mêmes les modalités. Il n’y avait à cet égard aucune préméditation stratégique dans la pensée US, simplement le poids du Système exercé en faveur de sa puissance, son influence, ses bénéfices ; il s’agissait alors d’improviser un biais pour tenter de relancer, ou de rendre irréversible la certitude US de l’alignement stratégique de l’Inde. Cette croyance a subsisté jusqu’au bout, – et elle subsiste encore, d’ailleurs. Le fait important est qu’elle a propulsé le marché MRCA, en le transmutant, au niveau d’un événement stratégique fondamental, avec en arrière-plan une appréciation des relations stratégiques entre les USA et l’Inde. Les pressions énooormes et as usual des USA sur l’Inde, bien dans le style US, d’une façon générale jusqu’il y a quelques temps et transférés sur le MRCA entretemps, ont effectivement créé un événement stratégique. Il est assez raisonnable de penser que les derniers développements, la réunion du BRICS de mi-avril avec la prise de position collective des pays de ce groupe contre les actions du bloc BAO en Libye, ont pesé sur l’attitude indienne vis-à-vis des USA. Dans ce contexte, l’évolution du marché MRCA dans sa phase nouvelle, avec les seuls deux concurrents européens, est une circonstance différente de ce qui a précédé jusqu’à l’élimination des USA. Cette compétition Typhoon-Rafale est une autre affaire, qui méritera sa propre évaluation à mesure de son avancée, avec en plus la lenteur et les manœuvres innombrables de la bureaucratie indienne. (Dans ce cas, l’aspect politique nous paraît moins essentiel, notamment le contexte BRICS/opposition à l’affaire libyenne, malgré l’implication maximale des Français et des Britanniques dans cette affaire. Les Indiens savent faire la différence entre la paranoïa profonde assortie d’une schizophrénie très large des USA, et les inconséquentes agitations d’un Sarko.)
Comme on le voit, la problématique de la question de l’exportation des armements s’élargit considérablement (continue à s’élargir…), se diversifie, devient une sorte d’exercice de style massif, à la fois stratégique, politique, psychologique, de communication, etc., autant qu’elle est industrielle et d’armement. Il nous semble bien qu’on pourrait bien voir le premier ensemble d’éléments (stratégie, politique, psychologie, communication) prendre décisivement le pas sur le seconds, si ce n’est déjà fait, et la question des exportations d’armements aurait alors une substance complètement différente de celle à laquelle on est accoutumé.
Mis en ligne le 2 mai 2011 à 06H18
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