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1357Autre anniversaire, après celui de la guerre du Golfe : celui de la guerre du Kosovo, deux ans après (démarrage des frappes le 24 mars 1999). Commémoration d'autant plus nécessaire à célébrer qu'au Kosovo, et autour du Kosovo (c'est la nouveauté), dans cette fameuse région qui est une partie de l'Europe (combien de fois l'argument fut répété pour nous convaincre de soutenir l'intervention), la crise se poursuit et continue à s'aggraver, et même “recommence” à s'aggraver en s'étendant à l'extrémité de la Serbie et à la Macédoine. Bien qu'indirectement, ce que nous allons exposer ci-après participe sans aucun doute de cette aggravation de la situation.
La façon dont la représentation de la réalité de la guerre a été construite, il y a deux ans, comme quelque chose d'absolument étranger à la réalité, conduisit évidemment aux erreurs dans la réalité qui suivirent et s'enchaînèrent jusqu'à la situation d'aujourd'hui où la KFOR semble être devenue une force de figuration là où elle prétendait être une force d'intervention et de stabilisation. La KFOR ne s'est absolument pas intégrée à la crise. La KFOR figure, impuissante, dans une zone géopolitique totalement soumise au processus d'aggravation de la crise qui la secoue, et à la limite elle apparaît même comme une force de protection des conditions qui font que la situation s'aggrave dans la région (on pense évidemment au soutien constant, pratique, complètement déstabilisateur, fourni par les USA [la CIA, jamais en retard d'une action hasardeuse depuis la baie des Cochons] aux guérillas de l'UCK et compagnie). La KFOR est devenue un acteur virtuel dont le rôle involontaire est de verser, méthodiquement, avec toute l'arrogance des certitudes de l'« hyperpuissance », avec toute l'efficacité de la bureaucratie otano-pentagonienne au travail, de l'huile sur le feu.
Deux ans après, nous voulons analyser le déroulement de la technique de présentation de la guerre. Pour cela, nous nous appuyons sur l'analyse d'un document télévisuel suffisamment complet et révélateur à cet égard, un magazine de l'émission 90 minutes, diffusé en décembre 2000 et janvier 2001 sur Canal +. Cette émission présente les circonstances du phénomène, résumé de façon satisfaisante et assez juste par le commentateur, par ces mots : « Comment ils nous ont vendu la guerre ».
Le document est intéressant, juge-t-on à la première vision. Il ne semble pas vraiment de parti-pris ; mais on découvre assez rapidement que cette objectivité se satisfait de l'apparence. L'absence de parti-pris se fait dans un sens un peu paradoxal, ou bien, disons autrement, d'une façon totalement incomplète parce qu'elle s'appuie sur des considérations qui vont de soi, posées si l'on veut comme axiome de tout le rêcit. La cause est entendue par avance et ce que nous allons voir exposé et disséqué n'a strictement aucun pouvoir de changer ce verdict, et certes c'est le verdict de la version/de l'histoire officielle : les horreurs (serbes) dénoncées, la responsabilité quasi-exclusive (serbe), etc. Curieux cas, somme toute, bien dans l'esprit du temps, dénué du sens de la logique, de la fermeté du raisonnement, de la responsabilité du jugement : on dissèque les mécanismes fallacieux et trompeurs d'une action de communication, sans vraiment dissimuler la nature de la salade vendue par cette action, en acceptant pourtant toute cette même salade comme argent comptant. « Comment ils nous ont vendu la guerre », certes, et nulle part on n'entend la conséquence qu'il faudrait en tirer, — à savoir que, dans ces conditions, la marchandise est un peu suspecte.
Passons. Pour ce cas ici choisi, cet aspect-là ne nous intéresse pas. Nous le notons pourtant, parce que cette façon de “sembler ne pas prendre parti” en tenant pour acquise, pour vérité indiscutable, la thèse officielle, est une attitude qui rejoint l'un des aspects du comportement général que nous analysons, qui est celui des médias. Par conséquent, et c'est l'explication de l'intérêt que nous lui accordons, l'aspect formel de cette présentation est, lui, prodigieusement révélateur.
Nous nous attachons à l'aspect technique, professionnel si l'on veut, tel qu'il apparaît dans le document ; c'est-à-dire, le fonctionnement de la machine humaine qui nous a « vendu la guerre ». Cette analyse doit nous permettre de mieux définir un phénomène unique, propre à notre temps, qui est cette re-présentation de la réalité du monde par re-fondation (re-formatage dirait-on en language informatique), dont le commentateur dit lui-même que « ce n'est pas du tout de la propagande, c'est bien plus subtil que de la propagande ». (1)
Le document de cette émission 90 minutes comprend les éléments suivants :
• Des scènes de conférences de presse et divers à-côtés, à Evère (près de Bruxelles), au siège de l'OTAN, pendant la guerre du Kosovo.
• Des documents d'illustration : scènes spécifiques de la guerre, extraits d'émissions d'information de l'époque, tout cela illustrant les scènes à l'OTAN, où sont débattus certains aspects des interventions de communication.
• Des interviews de certains acteurs, directs ou indirects, de la guerre de la communication ainsi décrite, — en fait, trois porte-paroles : Jamie Shea (OTAN), Jim Lockhardt (Maison-Blanche), Jamie Rubin (State department) ; et deux journalistes français : Luc Rozensweig, du Monde, Claude Julien, de RTL.
Cette “guerre” du Kosovo mérite tous les guillemets du monde. Il s'agit de la guerre de la communication, mais pas du tout dans le sens classique (propagande amie contre propagande ennemie). Elle “oppose” les autorités officielles dispensatrices d'information aux journalistes de leurs pays, ou, dans tous les cas, semble les “opposer”. Le qualificatif d'“opposition” qui vient d'abord sous la plume s'avère être une interprétation très fallacieuse, et nous prétendons montrer au contraire que cette opposition est en fait une complicité. La complicité commence par le fait que les journalistes acceptent complètement, sans restriction, sans la moindre gêne, sans aucun frein, que les autorités officielles de leurs pays soient effectivement la source quasi-exclusive de l'information sur le monde réel, à la place du constat du monde réel par le journaliste, ses yeux, sa tête, son coeur.
La “guerre d'Evère” menée par les spin doctors (expression en langue anglo-américaine désignant les spécialistes de publicité et des relations publiques ; littéralement : “professeurs en apparence”) est divisée en trois phases dans le document. Ces phases ne suivent que lointainement la guerre proprement dite, sur le terrain, au Kosovo. Ces phases sont les suivantes :
• Les 2-3 premiers jours. Albright avait dit que les frappes dureraient 2-3 jours (ce que femme dit...) : la guerre devait donc durer deux ou trois jours. C'était l'analyse de l'OTAN et de toutes les chancelleries, puisqu'Albright... L'OTAN (son service de communication, avec le porte-parole Jamie Shea) n'est préparée à rien de plus et n'a pris aucune disposition particulière. Elle se trouve très vite démunie.
• La guerre continue après les 2-3 jours fatidiques. Les journalistes affluent. Ils sont bientôt 400, 500. Chaque jour, ils veulent leur point de presse, pour apprendre des nouvelles et faire leurs émissions, ou leurs articles, bref revendre la salade qu'on leur a fournie une première fois. Jamie Shea doit tenir ce point de presse, chaque après-midi. « Le problème est qu'il y avait cette heure d'antenne, chaque jour, qu'il fallait remplir, explique Shea. Si nous ne l'avions pas fait, d'autres l'auraient fait. Milosecic, bien sûr! » Certains moments sont pathétiques, au-delà de l'ironie, de l'ennui et de la confusion de se découvrir dans un lieu qui est un des coeurs de l'alliance occidentale, en présence d'une telle matière intellectuelle. C'est, par exemple, ce moment où Jamie Shea lit soigneusement, article par article, les articles de la Constitution yougoslave que Milosevic serait en train de violer par son comportement. Aux 21e et 23e jours de la guerre, deux grosses “bavures” sur le terrain (attaque d'un train et attaque d'un convoi de réfugiés kossovars par l'OTAN) mettent le service de l'information de l'OTAN (Shea) en grandes difficultés devant les centaines de journalistes présents.
• La troisième phase, c'est l'intervention des spin doctors de l'extérieur, les grosses pointures, les “mecs” rouleurs de mécanique, les durs de dur, ceux de Washington et ceux du 10, Downing Street (un peu, à peine, ceux de l'Elysée), parlant anglo-américain et mâchant du chewing-gum dans leur tête. Là, c'est le triomphe de l'offensive de communication, là où, effectivement, « on nous a vendu la guerre ».
A partir de ce canevas, nous allons faire quelques remarques sur ces “scènes de la vie ordinaire”, à Evère, au printremps 1999, pendant la guerre.
Certes, l'OTAN/Shea n'était pas prête. La raison est très simple : l'OTAN tant vantée, qu'on embrasse constamment pour mieux la tenir enfermée, est un fameux bouc-émissaire. Quand les choses vont mal, comme à Evère-Kosovo au printemps 1999, tout le monde dira en finale que c'est de la faute de l'OTAN. La malheureuse OTAN n'a rien d'autre à faire qu'à subir, car elle n'a pas les moyens de faire autre chose. Dans la logique de cette situation, tous les membres qui ne cessent de lui tresser des lauriers lui mesurent chichement ses moyens. Il faut voir l'ébahissement du poids lourd (au moins un quintal) Joe Lockhardt, porte-parole de Clinton, lorsqu'il rapporte : « J'ai 30 personnes qui travaille dans mon groupe [services du porte-parole], ici, à la Maison-Blanche. Alors, j'ai été choqué d'apprendre que Jamie Shea n'avait que 4 ou 5 personnes... »
[Cette position initiale de Shea est d'une importance fondamentale. C'est à cause de ces difficultés initiales que le porte-parole de l'OTAN s'empara du thème du “génocide” dès que les premiers réfugiés se précipitèrent sur les routes du Kosovo. Cette idée de génocide, totalement outrancière, absolument démentie par les constats que l'on fit ensuite, allait influencer la stratégie, la politique, obliger à certaines décisions, amener à accroître décisivement certains soutiens (à l'UCK notamment) et finalement installer la situation si dommageable qui a suivi la guerre et dont on subit les conséquences aujourd'hui.],
Vis-à-vis des militaires du quartier-général SHAPE — c'est-à-dire vis-à-vis des Américains — Shea et l'OTAN ne sont pas mieux lotis. Ainsi le porte-parole de l'OTAN apprend-il en regardant la télévision de Milosevic, au 21e jour de l'offensive, qu'il y a eu une “bavure” majeure de l'OTAN (le train attaqué sur un pont). Il s'informe auprès de SHAPE, pour obtenir, après beaucoup de réticences, une confirmation partielle ; puis, un peu plus tard, un document prétendûment décisif (un film dans un cockpit d'avion américain) qui s'avérera être un faux. Même désordre, mêmes réticences des militaires pour la deuxième bavure majeure (un convoi de Kosovars attaqué par erreur).
Shea est en grande difficulté. Il l'est à cause du système lui-même, qui se sert de l'OTAN mais ne ménage pas les chausse-trappes à l'Organisation. C'est alors qu'on décide de renforcer Shea. Les termes employés sont martiaux, comme si nous étions sur le théâtre des opérations : « Tony Blair et Bill Clinton décident d'envoyer des renforts à Bruxelles » Et le commentateur de Canal +, suivant le chemin tracé, commente : « En 48 heures, trente Top Guns de la communication débarquent à Bruxelles ».
Bref, Evère, c'est là que tout se passe, c'est là qu'on fait la guerre. Mais, certes, c'est une guerre très particulière. Le commentateur de Canal + observe que, « pour Alastair Campbell, une bonne image vaut mieux que toute action politique ». Alastair Campbell, conseiller en communication de Tony Blair, est en effet déplacé à la tête des « Top Guns de la Communication ». Plus tard, en juillet, Campbell expliquera, résumant parfaitement l'enjeu d'Evère contre l'enjeu du Kosovo, que la bataille pour le Kosovo était gagnée d'avance, et que la vraie bataille, la plus indécise, c'était celle qui se livrait pour les esprits et les coeurs des citoyens des pays occidentaux engagés dans la guerre, pour ou contre la guerre.
Le document nous montre aussitôt les spin doctors. Il faut faire court, — des phrases courtes, des phrases-chocs, que Shea est prié de lâcher durant sa conférence de presse ; un thème chaque jour, si possible simple, frappant, bouleversant, avec un peu de folie sadique (des viols collectifs, des Kosovars forcés de donner leur sang). Un conseiller de Clinton, Jonathan Price, expédié sur place (à Bruxelles) : « Trouver le mot juste, qualifier ces exactions, constamment diriger les journalistes vers ces sujets, exposer ces faits du mieux que nous pouvions alors que nous n'étions pas sur le terrain. » Et la réalité ? Le commentateur de Canal : « Ces affirmations sont basées sur des témoignages de réfugiés, invérifiables, elles ne seront jamais confirmées. » Aujourd'hui, bien entendu, la réalité est à peu près connue. On sait que ces rêcits relevèrent pour l'essentiel du phantasme, de la rumeur, de l'erreur humaine et ainsi de suite. Mais seul compte l'instant et ce qui est dit dans l'instant, et l'effet obtenu dans l'instant. « Les vendeurs de guerre ont réussi leur coup », explique le commentateur.
Le mot de la fin, sur ces activités et sur les techniques employées, on le tient de Jamie Rubin, porte-parole d'Albright. Il est interrogé sur le résultat des frappes au Kosovo : 14 chars détruits confirmés, alors qu'on en avait annoncé plus de 100, peut-être 150. Constat intéressant : Rubin ne nie pas (au contraire du Pentagone, par exemple) que le véritable “score” soit de 14 chars détruits. Et alors? Semble-t-il dire. Il conclut : « But it works! » Autrement dit : les gens ont marché, ils y ont cru, l'affaire est bouclée. Le maître-mot de Rubin, c'est « créativité » : les spin doctors doivent en montrer, tout comme les journalistes eux-mêmes.
Nous ne sommes plus dans le monde de l'information (journalistes), nous sommes dans le monde des “créateurs d'événements” (publicitaires). Dans son livre Dans les griffes des humanistes, Stanko Cerovic, dissident serbe et journaliste à Radio France International, remarque : « Les médias occidentaux savent désormais si habilement occulter la réalité qu'ils créent l'illusion qu'on peut mener une politique tout en la niant. » Cerovic nous rappelle opportunément que les spin doctors ne sont pas seuls. La situation n'est pas si simple qu'elle le serait s'il s'agissait simplement de propagande, avec le rapport du fort (l'État autoritaire) au faible (la presse aux ordres). « C'est bien plus subtil que de la propagande », disait-on plus haut ; nous nuancerions : c'est bien plus compliqué que de la propagande.
Comment peut-on synthétiser et classifier l'analyse de cette période de la “guerre d'Evère”, au travers du documentaire que nous avons détaillé? Nous avons déterminé trois tendances, trois attitudes différentes et complémentaires, et l'ensemble devrait effectivement tracer le tableau dans lequel les événements d'Evère ont évolué. Ces trois attitudes sont les suivantes :
• Le front et l'arrière.
• L'indifférence pour la réalité : cloisonnement et professionnalisme.
• L'esprit critique dans les bornes du conformisme.
Le premier point est la question du front et de l'arrière. Lors de la Grande Guerre, à cause de la stratégie d'un front quasiment immobile avec ses tranchées, la distinction et l'identification entre le front et l'arrière pouvait aisément être faite et c'est de ce temps-là que date la distinction. Dans le cas de la guerre du Kosovo, on reprend cette distinction, mais en l'inversant. Alastair Campbell nous le laisse clairement entendre lorsqu'il dit, en juillet 1999, que la guerre que menait l'OTAN au Kosovo ne pouvait être perdue, qu'en un sens elle était jouée d'avance, presque comme s'il eût été inutile de la faire, parce que la puissance de l'OTAN ne pouvait évidemment souffrir le moindre soupçon de défaite face à la Serbie ; que la vraie guerre, finalement, c'est bien la “guerre d'Evère”. Ainsi le front s'est-il déplacé à Evère, et l'“arrière” de la guerre, c'est le Kosovo. Il y a une transformation psychologique remarquable qui a certainement contribué à donner à ce conflit cette impression d'irréalité si remarquable. La décision extraordinaire pour les alliés de tout faire pour éviter la moindre victime du côté allié, la tactique du zéro-mort, participe également à cette démarche : cette décision a évidemment pour but de renforcer, dans la “guerre d'Evère”, le parti des spin doctors.
Ce phénomène est marqué dans le documentaire de Canal +, notamment dans les commentaires qui l'accompagnent. Il est éclatant dans le tournant de cette “guerre d'Evère”, lorsque le commentateur décrit comme pathétique l'état de la communication de l'OTAN et annonce la décision du “haut commandement” de la guerre de la communication : « Tony Blair et Bill Clinton décident d'envoyer des renforts à Bruxelles. » Les termes sont complètement militaires, dans ce cas comme dans nombre d'occasions (les « Top Guns de la communication »), et c'est d'ailleurs dans la logique de la démarche constante des milieux de la communication, qui raisonnent effectivement en termes militaires (la “stratégie” d'une “campagne” publicitaire). La guerre au Kosovo devient secondaire. Elle tend à prendre une place annexe, une place complémentaire. On en vient à se demander s'il s'agit vraiment de la guerre. On en vient à s'interroger, comme le poilu de 1914 dans sa tranchée, qui s'interrogeait plutôt sarcastiquement : « tiendront-ils ? » C'est-à-dire, transcrit en termes militaires : effectueront-ils leurs missions selon ce qu'on en attend, zéro-mort du côté allié, pas de “bavures” médiatiquement désastreuses (c'est-à-dire, pas d'incidents collatéraux avec présence de la TV pour en faire la publicité ; on ne parle pas ici en termes humanitaires, pour éviter trop de pertes à l'adversaires ; on parle en termes d'efficacité et d'image : il ne faut pas d'incidents médiatisés allant contre le plan prévu).
Ce phénomène qui transporte le front à l'arrière et fait du front l'arrière, entraîne sur le nouveau “front”, à Evère, l'esprit même de la guerre en train d'être menée, et c'est l'esprit absolument, totalement partisan, on dirait même : l'esprit vitalement partisan (quand on doit gagner une guerre, on se trouve devant une fonction vitale). Il s'ensuit le deuxième point, qui est l'indifférence totale pour la réalité, ce qui fait en général le principal matériel pour déterminer la vérité : la recherche de la vérité, démarche nécessairement objective, n'a pas sa place puisqu'on est par nature partisan. Il n'y a pas là, en aucune façon, la moindre détermination, le moindre plan, encore moins, le moindre machiavélisme (on n'est pas contre la réalité/la vérité, on y est indufférent). Il n'est d'ailleurs plus question du fond (qui a raison ? Que nous enseignent les informations venues de la guerre ? Pourquoi cette guerre ? Est-ce la bonne façon de faire cette guerre ? Et ainsi de suite). Il n'est plus question que des moyens, de la méthode, du “comment” : comment faire passer ce message, comment illustrer le plus favorablement ce que fait l'OTAN (pour les spin doctors) ; comment débusquer l'erreur de la communication, comment prendre le porte-parole en flagrant délit d'approximation (pour les journalistes). L'enquête habituelle, le constat et le rapport de la réalité, le commentaire qu'on en fait, qui sont les activités habituelles du journaliste, sont remplacés par le professionnalisme et le cloisonnement du travail : il s'agit, pour les journalistes, de surveiller le travail des spin doctors et éventuellement de les prendre en flagrant délit de faiblesse professionnelle (comment ils ne sont pas assez convaincants, comment il ne nous vendent pas assez bien leur salade, etc) ; il s'agit de s'attacher à chaque détail du jour, celui que nous servent les spin doctors, et de jauger leur professionnalisme dans ce cadre. Il y a longtemps que la réalité du monde (de la guerre) n'est plus le problème central, naturellement, et si on la rencontre, c'est accidentellement, “professionnellement”.
Ainsi distingue-t-on déjà le troisième point parce qu'il est inévitable, et il est essentiel, — car, finalement, c'est ce qui distingue la guerre du Golfe de la guerre du Kosovo : la complicité des journalistes. En s'installant à Evère, les journalistes ont accepté les règles des spin doctors, c'est-à-dire les règles du conformisme, nullement en témoins trompés mais en acteurs complices. Ils suivent la performance de Shea avec le coup d'oeil professionnel, plutôt critique (« Jamie est un universitaire », s'exclame Rozensweig, et cela dit tout, notamment le manque de souplesse et de vigueur de Shea) ; ils apprécient les performances des nouveaux-venus, les spin doctors de la bande à Campbell, qui leur vendent enfin la salade qu'ils attendent, et ils la vendent, comme on dit, et le terme est bienvenu, — sans bavures.
Lorsqu'un journaliste (anglais, sans aucun doute, pour avoir ce ton péremptoire) s'adresse à Jamie Shea pour lui dire (c'est au moment de la deuxième bavure, celle du 23e jour de l'offensive, celle du convoi kosovar attaqué par erreur) : « Désolé Jamie, mais, cette fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Nous comprenons que vous vouliez laisser cela, cet échec, derrière vous, mais il n'y a qu'un moyen : nous dire tout ce que vous savez. » (Le paradoxe tragi-comique est que Shea ne sait rien, les militaires de SHAPE jouant le jeu de leur côté.) En fait, on a moins l'impression d'un enquêteur à la recherche de la réalité d'un point particulier pour parvenir à la vérité générale, que d'un censeur (de lycée) réprimandant l'acteur (l'élève) qui a laissé la pièce transgresser ses règles (c'est la bavure), et ainsi déranger l'agencement général. La dénonciation de la bavure ne sert en aucun cas à établir (rétablir) une réalité au service de la vérité, elle sert à rappeler les règles qui régissent l'appréciation conformiste du monde à laquelle les journalistes sont totalement, professionnellement, et, l'on dirait encore plus, moralement partie prenante. Les journalistes sont, encore plus que les spin doctors, les principaux combattants de cette “guerre d'Evère”. Au contraire de la guerre du Golfe où ils avaient été manipulés, ils ont été, en cette occurence, du côté des tireurs de ficelle.
Maintenant (en guise de conclusion disons), il s'agit d'être sérieux. Lorsque le commentateur très style-Canal, voix métallique, banalités péremptoires, commente l'arrivée de Tony Blair à l'OTAN, Tony venu « remettre de l'ordre dans la communication de l'OTAN », il faut finalement en arriver à se pincer. Ainsi, on devrait réaliser où l'on est et de quoi l'on parle, et ce qui est dit. Le présentateur-Canal nous parle et nous présente les choses en termes pompeux, enthousiastes et sourcilleux, c'est selon, comme s'il décrivait le comportement de Napoleon à Austerlitz, —— c'est-à-dire, que l'on aime ou pas Napoléon, le comportement du génie stratégique. Dans le cas de Blair et compagnie, c'est au niveau de la parole qu'on nous invite à reconnaître ce qui semble un comportement assimilable au génie stratégique de Napoléon à Austerlitz. Justement, il y a les paroles, c'est-à-dire le contenu.
Ce que nous dit Blair, finalement, c'est le mensonge plus court, plus péremptoire en un sens (voilà ce que nous montre le documentaire, tous comptes faits). Du coup, le regard plus clair, l'on comprend à qui l'on a à faire. (L'on se prend à noter que Campbell pourrait aussi conseiller à Blair, pendant qu'il y est, de changer, et de tailleur, et de chemisier et de coiffeur). Alors, quel est le gênie de Blair ? Le mentir-court, le mentir-Fleet Street ? Il ment plus court que les autres, donc il distance les autres ? (Et le plus fort, et cela situe l'esprit de nos dirigeants et la confusion où ils évoluent, notre certitude est que, lorsqu'il parle et qu'il est emporté par l'atmosphère, Blair ne doit pas se voir mentir, il a l'impression de parler vrai. « Our cause is just » : effectivement, une phrase si courte ne laisse guère de place au mensonge.)
Pour autant, le lieu commun reste le lieu commun. Nous dire que « our cause is just » et que « nous faisons cette guerre et nous allons la gagner » (Blair dixit), cela n'a pas vraiment de quoi bouleverser, et cela ne distingue pas de façon décisive notre époque de celles qui ont précédé ; un truc comme « la route du fer est coupé », ou bien « nous gagnerons parce que nous sommes les plus forts », ou bien encore « la mobilisation n'est pas la guerre », aurait eu certainement sa place à Evère. Non, ce qui nous inquiète, c'est que ces 400, 500 journalistes écoutent cela, presque religieusement, et semblent y croire, et y croient finalement, et, un an ou deux ans plus tard, vous font des émissions qu'ils ponctuent d'un « chapeau », ou d'un « Bien joué ». Nous allons devoir vivre avec ce doute formidable concernant cette profession si importante des journalistes.
Nous devons aussi nous rassurer. Finalement, la guerre d'Evère n'a pas été une intense machination, une formidable machine de désinformation, une incroyable campagne de propagande subtile, « quelque chose de bien plus subtil que la propagande », non. Ces explications sont plus accessoires qu'on croit, même si elles ont leur place et si l'on doit en tenir compte. C'était simplement la traditionnelle, l'habituelle, la lourde et légère à la fois, la sottise bien-connue, multipliée par les moyens fantastiques de la technologie et de la communication. C'était « Bouvard and Pécuchet at war », mais en moins bourgeois, en moins flaubérien, en plus high tech, plus hip hop, — bref, en plus con. Rassurez-vous, c'est toujours Bouvard et Pécuchet. Il y a quelque chose comme la constance et la continuité de la tradition.
(1) Nous avons donné un nom à ce phénomène, que nous tendons à considérer comme une sorte de doctrine, d'idéologie : le virtualisme. (Voir Analyse, Volume 15, n<198>01, du 10 septembre 1999.)