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1842“de defensa vous salue bien”? (Titre de première page et ci-dessous)…Nous parlons naturellement de la Lettre d’Analyse, de defensa (titre complet : de defensa & eurostratégie, ou dd&e), dont le premier numéro fut publié le 10 septembre 1985 et dont le dernier numéro a été publié le 10 juillet 2009. Nos lecteurs, sur ce site dedefensa.org, avaient été avertis de l’évolution, dans un Message le 15 avril 2009, de la fin de dd&e (Lettre d'Analyse, publication “papier”) mais aussi de son remplacement par dde.crisis qui sera accessible en ligne, sur ce même site, à partir du 10 septembre 2009, en même temps qu’aura lieu une refonte générale des conditions d’accès.
Nous avons pensé qu’il serait intéressant de mettre en ligne la rubrique complète de defensa du numéro du 10 juillet 2009, parce qu’il s’agit d’une réflexion sur le quart de siècle, – à quelques mois près, – d’édition de dd&e, réflexions croisées autant sur notre évolution que sur les événements que nous eûmes à commenter, avec la connexion entre ceci et cela. Nous croyons que les abonnés de dd&e nous pardonnerons cette mise à le disposition gratuite d’une partie importante de ce dernier numéro publié de la Lettre. L’aspect symbolique de cette démarche ne leur échappera pas.
Bien entendu, nous vous reparlerons souvent de cette évolution du mois de septembre, au long du mois d’août et, surtout, dès les premiers jours de septembre.
Cela commence comme la tristesse d’une aventure menée à son terme. A la veille de notre quart de siècle d’existence, de defensa disparaît. Mais vous vous doutez que c’est un phénix. Cette réflexion à la fois nostalgique et renée sera aussi l’occasion d’exposer plus avant nos conceptions, – ce que fut de defensa et ce que sera dde.crisis, – et tout cela, sous l’aile affectueuse de notre site, dedefensa.org.
La lettre d’information de defensa, plus tard devenue de defensa & eurostratégie (dd&e ou dde) publia son “numéro zéro” le 10 juillet 1985 et son premier numéro effectif le 10 septembre 1985. Plus tard, la “lettre d’information” fut plutôt présentée comme “Lettre d’Analyse” (notez les majuscules), à mesure de l’évolution de la formule et, aussi et péremptoirement, de l’évolution des événements nécessitant de plus en plus un travail d’analyse. A l’été 1985, la situation était encore assez simple, quoique sur le point d’entrer dans une phase révolutionnaire.
“Qui est ce Gorbatchev?”, – voilà la question qui commençait à être chaudement débattue, à l’automne 1985, surtout après le sommet de Genève (Gorbatchev-Reagan) où le réformisme du Premier secrétaire du PC de l’URSS commença à apparaître en pleine lumière. Il y avait déjà des théories sur Gorbatchev, “agent du KGB mis en place pour tromper l’Ouest dans une fausse impression de sécurité”. (La chose perdure et la thèse continue à être entretenue dans les milieux qui vont bien, ex-transfuges soviétiques recyclés neocons, anticommunistes recyclés en anti-russes et anti-islamistes, etc.) C’est peut-être de ce temps-là, si complètement gorbatchévien, qu’il faut dater le début du désarroi de l’Ouest, avec le commencement de la fin de la bipolarité objective (“vous êtes avec nous ou contre nous”), celle qui ne souffrait guère de discussion ni d’hésitation. Amalric n’avait donc pas eu tort, à un an près (Le Russe Andreï Amalric, auteur en 1971 d’un fameux pamphlet: L’URSS survivra-t-elle jusqu’en 1984?).
“Qui est ce Gorbatchev?” Il est vrai que le Vieux, comme certains l’appellent, mi-affection, mi-dérision, nous a peut-être répondu avec simplicité, à près d’un quart de siècle de là, le 7 juin 2009 dans le Washington Post, – un peu comme s’il saluait de defensa, c’est-à-dire le but et la mission que s’est peu à peu assignés de defensa: «It is true that the need for change in the Soviet Union in the mid-1980s was urgent. The country was stifled by a lack of freedom, and the people – particularly the educated class – wanted to break the stranglehold of a system that had been built under Stalin. Millions of people were saying: “We can no longer live like this.”» ... Il est vrai que ces mots ont plus que jamais leur place, aujourd’hui, pour nous-mêmes: “Nous ne pouvons plus continuer à vivre comme ça.”
... Par conséquent, de defensa est plus que jamais nécessaire, et s’il devient dde.crisis, quoi de plus naturel? Considérée du point de vue de l’évolution des affaires du monde, effectivement cette évolution dans l’identification est logique, elle pourrait même apparaître impérative à la réflexion. Cette réflexion peut s’amorcer en s’attachant au langage, – d’abord, très simplement, à partir de ce constat du passage du mot defensa au mot crisis, qui sont les mots latins pour “défense” et “crise”. Il n’y avait pas, au départ, dans ce changement que nous avons décidé, toute la réflexion que nous allons développer; nous sommes effectivement dans ce domaine de la magie du langage, où les mots eux-mêmes, avec leurs sens propres qui semblent précéder et inspirer notre esprit, rendent compte de significations profondes et sollicitent d’eux-mêmes la réflexion. La langue française, comme son ancêtre la langue latine, ont, pour cela, un génie particulier, ce qu’on nomme “le génie de la langue”. Elles sont évidemment bien plus que des instruments de communication; elles sont inspiratrices de l’esprit et, plus que d’autres dans l’entendement atrophié du monde moderne, portent le mystère de l’origine du langage par le fait même qu’elles portent une substance de la pensée qui leur semble spécifique.
Le titre dde.crisis nous est apparu s’imposer, une fois qu’il nous fût venu à l’esprit, effectivement comme si sa substance s’imposait à nous après un choix qui semblait hasardeux au départ, en même temps qu’il nous apparaissait nécessaire de modifier notre approche langagière de la situation. Depuis le 11 septembre 2001, le mot de “crise” est devenu d’un emploi universel pour désigner d’abord le fait lui-même de l’attaque; puis l’espèce de stratégie incantatoire, nettement de nature pathologique, qui en fut déduite, de “grande guerre contre la terreur” (GWOT); puis, d’une façon générale, les événements qui se succédèrent durant les années de la présidence Bush. Le mot “crise” est devenu universel, structurel, fondamental, comme définition même de notre situation, avec la crise financière éclatant le 15 septembre 2008, 9/15 comme une réplique de 9/11 sept ans plus tard, – l’Histoire a le sens des symboles. 9/15 nous signifiait définitivement que 9/11 n’avait pas été un accident ni un accident à-propos permettant l’ouverture d’une période nouvelle à nouveau maîtrisée par les USA (sorte de “deuxième American Century”, commencé par le biais d’une attaque donnant l’occasion d’une riposte décisive pour la confirmation décisive de l’hégémonie américaniste sur le monde).
De 9/11 à 9/15 s’est développée une structure nouvelle du monde, dont on mesure désormais que la période précédente, depuis l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, en préparait l’enchaînement avec une logique historique implacable. C’est alors qu’il nous vint à l’esprit qu’il fallait installer le mot “crise” dans une situation ferme, durable, en un mot une situation structurelle. Nous fîmes appel à la psychiatrie et choisîmes l’expression de “structure crisique”. Elle ne nous quittera plus.
Sans doute, dans notre souvenir, le moment le plus exaltant, plus encore que la chute du Mur qui prit le monde dans la poigne d’une surprise extraordinaire, fut-il la chute de Ceaucescu, en décembre 1989. Certes, cette “révolution” est un amoncellement de désinformations, de montages et de faux-semblants; qu’importe, elle se constitua comme un acte décisif, presque cathartique, avec la brutalité inévitable qui sanctionnait un demi-siècle de Guerre froide, qui présenta la chute de ce qu’on appelait dans le langage codé du politically correct la “Bête immonde”, – après tout, mi-communiste, mi fasciste-parano, comme était le couple Ceaucescu. A partir de là, l’Ouest se prit à croire à la chose. L’on commença à citer, plutôt qu’à commenter, l’article qu’un fonctionnaire du département d’Etat, Francis Fukuyama, venait de publier après une conférence donnée en avril 1989, qui deviendrait un livre, dont le titre allait désormais rythmer nos espérances devenues certitudes: The End of History.
Il n’y a pas d’histoire mieux écrite avant d’exister que notre destin depuis 1985-1989, y compris la tromperie de croire que “tout commence” à partir de ce que nous jugeons être notre triomphe historique en 1989 (le Mur, les Ceaucescu), alors que tout s’amorce décisivement en 1985, avec l’avertissement que constitue pour nous-mêmes l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. En effet, 1985-1989 ressemble finalement à une sorte de pré-synthèse en accéléré de notre destinée psychologique, telle qu’elle va suivre, cette espèce de “voyage au bout d’une illusion”, ou de voyage d’une illusion à une autre jusqu’à l’illusion suprême... Là aussi, l’Histoire a le génie des similitudes de périodes, des séquences si l’on veut, puisqu’elle nous offre, 19 ans plus tard, la réplique comme dans un miroir de l’arrivée à maturité de “la mère de toutes les illusions” (notre triomphe de l’automne 1989), avec l’effondrement terrible de cette illusion (le terrifiant automne de l’année 2008). D’après ce qu’il affirme lui-même, Gorbatchev fut effrayé du sentiment qu’il découvrit dans ces années-là, lorsque la perte de l’URSS et l’évaporation du communisme furent consommées. Il l’écrit encore aujourd’hui, et nous dirions bien entendu: aujourd’hui plus que jamais, – cela va de soi. Ainsi relie-t-il les deux périodes, dans le même article déjà cité:
«Years ago, as the Cold War was coming to an end, I said to my fellow leaders around the globe: The world is on the cusp of great events, and in the face of new challenges all of us will have to change, you as well as we. For the most part, the reaction was polite but skeptical silence.
»In recent years, however, during speaking tours in the United States before university audiences and business groups, I have often told listeners that I feel Americans need their own change – a perestroika, not like the one in my country, but an American perestroika – and the reaction has been markedly different. Halls filled with thousands of people have responded with applause.»
Nous privilégions toujours l’évolution psychologique parce qu’elle seule est capable de rendre compte de l’amoncellement des perceptions les plus crues, les plus primaires, celles qui précèdent le filtre de la raison et de l’intuition; et les psychologies, ensuite, nous restituent ces “acquis”, “blanchis” comme l’on dit du blanchiement de l’argent, comme s’ils venaient de nous-mêmes... Ce fut le cas pendant la Guerre froide. Sans aucun doute, l’existence de l’“équilibre de la Terreur” (nucléaire), avec son double apocalyptique de la destruction de l’espèce en cas d’affrontement nucléaire, pesa-t-elle de tout son poids pour faire accepter à nos consciences cet apport faussaire de nos psychologies infectées par la rhétorique générale de l’époque.
Quoi qu’il en soit des arguments, des fondements et des tromperies de cette dialectique, il reste que la Guerre froide fut perçue comme la domestication experte d’une situation potentielle de fin de l’espèce, – dans un premier volet; qu’elle fut perçue comme l’exacerbation morale d’une situation bien réelle de menace des valeurs de la civilisation, – c’est le second volet. De ce mélange de tous les extrêmes possibles naquit la conviction latente que cet étrange “conflit” contenait de toutes les façons tous les facteurs conduisant à “la fin de l’Histoire”, catastrophique peut-être, eschatologique éventuellement, – et contre ceci et cela, si les obstacles étaient surmontés, ce serait “la fin de l’Histoire” à l’inverse, conformément à nos convictions, nos croyances, notre puissance. A aucun moment, du côté occidental, – car c’est bien de ce côté que nous parlons, – nous ne vîmes les structures systémiques, bureaucratiques et technologiques en jeu, d’un côté comme de l’autre, autrement que comme des outils. Les Soviétiques, eux, comprirent peu à peu, à partir de la chute de Khrouchtchev, que le phénomène systémique était déstructurant et qu’il constituait le véritable enjeu de la Guerre froide, comme il en était le maître et l’inspirateur.
Lorsque l’URSS s’évapora, nous conclûmes au triomphe de notre conception du monde et à “la fin de l’Histoire”, donc au triomphe et à la sanctification de notre système. Gorbatchev, lui, savait qu’avec la fin de l’URSS, la moitié d’une lourde tâche, et une toute petite moitié encore si l’on mesure la vanité occidentale, était accomplie. Restait l’autre, la plus importante. Il a fallu dix-neuf ans pour que nous comprenions que Gorbatchev avait raison. Ses actes parlaient pour lui. Ils nous disaient que la menace qui pesait sur le monde n’avait rien, et n’avait rien eu depuis que le système avait commencé à se former, à la fin du XVIIIème siècle, d’idéologique; que la définition de la menace systémique était résumée par le mot “déstructuration”; qu’elle était le fait du bureaucratisme, du technologisme, avec en flanc-garde, comme un vernis protecteur des consciences, ou un anesthésiant c’est selon, le moralisme (“droits de l’homme“, “démocratie”) qui, aujourd’hui, a réduit le génie de la politique étrangère de l’ancien régime à une bouillie pour les chats.
Ainsi commença et eut lieu notre “avant-guerre”, comme si c’était l’après-guerre, et même l’après-dernière guerre, la “der des ders”. Après la Guerre froide fut proclamée “la fin de l’Histoire”. Tout commençait.
En un sens, c’est ce que nous nommons “la communication”, – mélange de technologies, de techniques dialectiques, d’information et de diffusion de l’information, – qui a eu la peau du communisme. Gorbatchev comprit très bien l’intérêt de la chose puisque le premier fondement de sa réforme concerne la “communication”, – sa fameuse glasnost. Auparavant, lors des Jeux Olympiques de Moscou de 1984 (un an avant l’arrivée de Gorbatchev), le KGB, affolé, avait mobilisé toutes ses forces pour tenter de contenir le plus qu’il était possible les premiers instruments de communication individuelle de technologies avancées et hors du contrôle des grands réseaux officiels. (Les “fax” étaient alors les premiers systèmes de duplication et de diffusion qu’on commençait à acquérir individuellement. Le KGB était terrorisé à l’idée de l’usage que la “dissidence” pouvait en faire, avec la concentration de journalistes à Moscou pour les JO. Ce fut donc une “razzia sur les fax”, dont l’efficacité resta aléatoire. Les JO de Moscou furent la véritable ouverture de l’ère gorbatchévienne pour l’aspect de la communication.)
Le phénomène de la communication est un Janus à multiples visages. C’est lui qui a sans doute porté le coup le plus rude à l’URSS, entre les tendances mises en évidence aux JO et, surtout, et là de façon “involontairement volontaire” si vous voulez (Gorbatchev espérant un autre résultat de cette “publicité de la vérité), avec la glasnost. Les Occidentaux s’y trompèrent complètement, eux qui crurent, selon les fables des “reaganiens” et des néo-conservateurs déjà au travail, que c’était la “course aux armements” imposée par les USA dans les années 1980 qui avait achevé l’URSS. (Il n’y a pas d’interprétation plus sotte que celle-là, pourtant colportée par tous nos “experts”; et aussi, juste retour des choses, plus trompeuse pour les Occidentaux eux-mêmes qui s’enfoncèrent ainsi définitivement dans la mystique de l’armement.)
La communication, en effet, poursuivit ses ravages une fois l’URSS abattue en répandant la fable de “la fin de l’Histoire” et du triomphe occidental et américaniste. Elle alimenta au-delà de tout ce qu’on n’aurait jamais pu croire possible l’invention des caractères irrésistibles, irréversibles et suprahistoriques de la supériorité hégémonique des USA, baptisés ensuite “hyperpower”. Puisque c’était “la fin de l’Histoire”, les USA se crurent “beyond history”, selon la réponse fameuse (combien de fois l’avons-nous citée...) du croisé du marché libre Alan Greenspan faite devant le Congrès le 10 juin 1998: «La situation ne correspond pas à ce que l’évolution historique nous conduisait à attendre à ce point de l’expansion économique et, quoiqu’il soit possible, en un sens, que [notre économie] ait dépassé l’histoire, nous devons également rester vigilants au fait que des relations historiques moins favorables puissent s’imposer à nous.»
“Dépassé l’histoire” (“beyond history”)? Ce que Greenspan disait pour l’économie pouvait être repris pour les USA en général. Ils y croyaient dur comme fer, ces hommes brillants.
Ceux qui virent dans la communication en plein développement le premier phénomène technologique, idéologique et dialectique de notre temps historique, s’imaginèrent que c’était pour les canaux officiels que cet avantage s’installait, et qu’il serait décisif. Ils se trompèrent du tout au tout. Nous-mêmes, dans notre métier de journaliste qui fut absolument révolutionné durant ce quart de siècle, – le journaliste soudain placé devant la disposition de moyens exceptionnels et devant aussitôt choisir entre devenir un appointé du système en n’en usant pas, ou un chroniqueur absolument indépendant en en usant complètement, – nous-mêmes pûmes constater ce phénomène. Nous fûmes de ceux qui choisirent la voie du chroniqueur indépendant dont la fonction se rapproche désormais de l’historien visionnaire puisque l’histoire a été annexée par les censeurs du scientisme idéologique asservi par le système. En 25 ans, nous avons donc pu voir notre métier complètement modifié: d’une position dépendante des “sources” officielles avec les conditions aléatoires qu’on imagine, nous sommes passés à une position de concurrence des versions officielles dispensées par le système et ses appointés, avec des connexions diverses selon les individus et les milieux.
Ce point plus personnel, qui concerne de defensa et, bien plus encore, demain, dde.crisis, nous conduit aussi bien à constater les deux phénomènes centraux qui se développèrent dans les années 1990 et s’établirent d’une façon absolument révolutionnaire depuis 9/11:
• La tentation et la tentative de ce que nous baptisâmes, dans nos chroniques, du néologisme de “virtualisme” (l’emploi du suffixe “isme” indiquant notre intention de représenter la chose comme une véritable idéologie). Il s’agit de la mise en oeuvre technologique et psychologique par le pouvoir dominant d’une tendance humaine aussi vieille que l’allégorie de la caverne, dans La République de Platon. Cette représentation d’un monde illusoire est devenue une entreprise structurée de reconstruction du monde grâce à la puissance des technologies de communication, touchant les psychologies jusqu’à les convertir à cette nouvelle réalité, – y compris la psychologie de ceux qui lancèrent l’entreprise. La grande innovation fut la présentation explicite de la tentative pour ce qu’elle était («We’re an empire now, and when we act, we create our own reality», disait à Ron Suskind, à l’été 2002, un officiel de la Maison-Blanche).
• La complète relativisation de l’information, avec la fin de la référence objective (auparavant représentée, qu’on le veuille ou non par la communication officielle) et la communication se transformant en un affrontement de “subjectivités objectives”. Ce point, évidemment favorisé par le “virtualisme” pour ceux qui l’identifièrent et le dénoncèrent, implique la perte totale de références stables dans l’information. Il est si important pour nous dont l’entreprise se fait avec l’information et la communication, qu’il mérite toute notre attention et un développement.
Au sortir de la première phase de la guerre d’Afghanistan, qui vit, à côté d’opérations diverses, des affirmations et professions de foi sans nuances comme celles de Rumsfeld observant que la dissimulation et la transformation de la réalité dans l’information “officielle” seraient utilisées comme autant d’armes dont on attendait effectivement qu’elles modifiassent la réalité, nous écrivions le 10 janvier 2002 (notre rubrique Contexte): «Nous sommes, nous, les analystes et les commentateurs, plus que jamais placés devant une tâche d’enquêteur. Notre enquête ne se déroule plus pour trouver les faits, mais pour distinguer, parmi les faits par multitudes incroyables qui nous sont offerts, et parmi lesquels, par multitudes également significatives, sont glissés des faits fabriqués, déformés et ainsi de suite, ceux qui valent d’être retenus et ceux qui doivent être écartés.»
Depuis, nous n’avons pu qu’approfondir encore cette affirmation, l’élargir à des niveaux beaucoup plus ambitieux, à mesure que les pratiques dénoncées se poursuivaient et se multipliaient. Nous avons observé, ces dernières années, à partir du tournant décisif qui va de la guerre du Kosovo à la première phase de la guerre d’Afghanistan, la marche d’une “virtualisation” de la réalité; et cette “réalité” ainsi reformée effectivement appréciée dans le cadre du concept de virtualisme; c’est-à-dire, prise au bout du compte pour “réelle” par ceux qui la créent. Le procédé est devenu général et s’est élargi sur l’espace et sur le temps. Toutes les fonctions ont été touchées.
La situation est devenue chaotique; non pas un côté contre l’autre, disons le “bon” indépendant contre le “méchant” officiel qui fait sa propagande, mais bien un tourbillon où aucune vérité ne peut plus se fixer. Ce tourbillon affecte les autorités elles-mêmes, et leur recours à la langue de bois, parfois jusqu’au ridicule, est beaucoup moins un acte de propagande qu’un acte de prudence, une sorte de “plus petit commun dénominateur” de la langue de bois auquel on s’accroche pour surnager (le bois flotte...), sans souci ni de la cohérence, ni de la logique.
L’information, insensiblement, n’a plus été un combat. Nous disposons de toutes les informations possibles, et jusqu’aux plus tronquées, jusqu’aux plus déformées, qui le sont si évidemment qu’elles servent d’informations précieuses par leur signification des intentions transparentes de leurs auteurs. L’information n’est plus un combat, elle est devenue un choix.
La subjectivisation du monde que nous voyons chaque jour est devenue totale. La réalité n’est plus alors le résultat de la découverte des informations “réelles”, mais le choix des informations qui s’accordent à une cohérence du monde qu’on a choisie de servir. Ainsi avons-nous découvert que le “journaliste” n’existe plus en tant que tel; il est devenu chroniqueur et, bientôt, véritablement historien; non plus “historien de l’instant” comme on le définit faussement mais concepteur immédiat de l’histoire dont il voit chaque jour une portion se faire devant lui. La subjectivisation du “réel immédiat” n’a pas tué la réalité; elle a imposé une nouvelle approche méthodologique du monde. C’est notre observation la plus importante au bout d’un quart de siècle de travail, pour asseoir notre conviction.
Du combat au choix, disons-nous... Aujourd’hui, il importe de choisir les faits qui importent, parmi la multitude qui s’offre à nous, de les habiller aussitôt d’une signification historique nécessaire, et d’ainsi assigner à chaque jour qui passe sa place dans l’histoire courante. Cette métamorphose se fait à l’aide d’une vision nécessairement trempée dans le passé, éclairée par lui, nourrie et bientôt transcendée.
Cette opération ne peut se faire qu’en acceptant une structuration des événements selon une vision historique fondamentale, qui ressortirait de ce que nous nommerions “la grande histoire”, ou l’Histoire majusculée pour la différencier du reste. Si nous ne choisissons pas un tel outil, qui a enfin la vertu d’être à la mesure de la puissance que nous devinons dans les événements, nous ne comprenons littéralement plus rien; nous nous enfonçons dans le marais de l’amoncellements des faits et contre-faits, vérités et contre-vérités, et finalement des réalités sans nombre que le système permet de dispenser; nous nous perdons dans le dédale des connaissances et nous abîmons dans le chaos intellectuel qu’est devenue la modernité dans sa phase finale, – dite “postmoderne”, car on cultive le clin d’oeil.
Cela suppose une rupture complète des méthodes historiques courantes, qui n’ont cessé de se réduire à des tendances soi-disant factuelles de plus en plus techniques, permettant effectivement de réduire l’Histoire à une histoire des artefacts techniques, laissant l’interprétation libre pour pouvoir s’exprimer dans le champ de la seule morale, – laquelle sera nécessairement humanitaire encore plus qu’humaniste et aura pour fonction de justifier toutes les grandes tendances de la politique officielle et conformiste actuelle. C’est ainsi que l’Histoire réinterprétée, caviardée, émasculée, permet aujourd’hui de justifier une diplomatie réduite au binôme “droits de l’homme-démocratie” et, d’une façon générale, toute la philosophie libérale et libérale-interventionniste qui a été entièrement mise au service de la dynamique déstructurante et globalisante de la mystique économique. Ces procédés ont été entérinés par l’establishment universitaire, qui renforce cette entreprise de déstructuration de l’Histoire, en la maquillant en “science historique”.
Ajouté à la révolution de la communication et à la complète subjectivisation de l’information, ce phénomène autorise effectivement la recherche de nouvelles méthodologies historiques pour comprendre l’époque que nous vivons, et la puissance de sa structure crisique. Il donne au chroniqueur les instruments pour transcrire immédiatement les événements en appréciations historiques solides, sans se soucier des politiques officielles et des commentateurs du système, au contraire en s’en gardant et en les prenant à la limite comme références négatives, ou comme contrepoints divertissants. Les commentateurs indépendants conscients de ce phénomène se trouvent au coeur du système, avec pour mission de se saisir des instruments du système pour les retourner contre lui.
Il n’y a aucune ambition intellectuelle pure dans cette méthode que nous décrivons, même si le résultat était considéré comme méritant d’avoir eu à son origine une telle ambition. Nous n’avons fait que suivre la voie de la survivance, comme le font les divers réseaux indépendants, “dissidents”, etc., qui se développent depuis les 10-15 dernières années. La civilisation, notre civilisation où elle en est arrivée, est confrontée au vide complet, non pas du pouvoir mais des élites qui, normalement, engendrent, entourent et renforcent le pouvoir, et éventuellement le critiquent sans jamais le vider de sa substance. Il s’en est suivi un phénomène surprenant. Alors que les prévisionnistes, qui s’inquiètent éventuellement des crises de survivance, des crises des maux du surdéveloppement ou du développement perverti, craignent le chaos des populations devenues incontrôlables et sans amarres, c’est au sommet que s’est installé ce chaos. S’il a une autre forme, il n’en est pas moins déstructuré et, surtout, ses effets pervers sont beaucoup plus graves. C’est un chaos déstructurant qui s’exerce par le haut.
Dans ces conditions, la seule défense efficace, dans l’époque de la communication, notre “voie de la survivance” c’est d’opposer le compte-rendu, la description et la compréhension les plus larges possibles de la situation, avec le cadre historique qui convient, pour opposer l’arme de la structuration à l’attaque nihiliste. On ne peut le faire qu’en utilisant les moyens de la communication de ces nouvelles façons que nous avons décrites, et on ne peut faire cela efficacement qu’en s’affirmant historien pour porter une condamnation contre ce chaos, qui confronte nos élites à l’Histoire en les plaçant face à leur nihilisme. Il n’y a aucune efficacité dans le fait de prendre un homme politique sur le fait d’un acte de corruption; il est dévastateur de le désigner comme un homme politique anhistorique, participant à une entreprise de déstructuration d’une civilisation qui se réfère à une logique nihiliste et entropique.
Plus encore, cette “défense”, qui se manifeste le plus souvent sous la forme d’une offensive dialectique, est effectivement un acte vital (“voie de la survivance”) dans la mesure où elle permet à celui qui la pratique de structurer sa position pour s’y adosser, donc de sauvegarder sa propre identité. Non seulement il se pose en critique radical des forces déstructurantes mais il offre lui-même des structures en formation qui peuvent servir à d’autres. Il s’agit d’une insurrection de l’esprit et d’une résistance de la plume, dans une bataille qui est effectivement devenue celle de la perception et de l’entendement.
Il y a une évidence dans cet engagement, qui répond à une force supérieure; s’il y a un “choix” pour déterminer les informations qui touchent à l’essence de la tragédie du monde, il n’y a pas vraiment de choix pour cet engagement. Une fois les conditions assurées, il n’y a d’autre choix que de s’engager dans cette bataille. Puisque l’époque est maistrienne, les résistants le sont également; mais eux, au moins, le savent.
Nous avons vécu un moment historique de sortilège. Ce fut l’attaque du 11 septembre 2001 (9/11). Il y eut un montage virtualiste spontané autour de cet événement, qui l’éleva à la hauteur du sacré, – mais, aussitôt compris, ce sacré ne pouvant être que de pacotille puisque institué par le virtualisme. C’est là, sans aucun doute, qu’il y eut complot, – complot universel, tentative où s’imposa une complicité globalisée en un sens, de sauvetage de la modernité. L’agression extérieure si indescriptible par son ampleur absolument fabriquée jusqu’à la dimension de la métaphysique, nous suggérait d’une façon irrésistible que l’attaque nous avait tous blessés, qu’elle était l’Holocauste parfait après quoi rien ne serait plus comme avant. 9/11, c’est comme cette affiche où Oncle Sam, l’oeil sévère, pointe un doigt vers vous en vous disant: “Big Brother (oups, pardon, Uncle Sam) Needs You”.
Laissons de côté l’événement tel qu’en lui-même; considéré à côté de tant de tragédies historiques, il ne tient qu’une place mineure. C’est la marque et la mesure du désarroi psychologique profond d’une époque pressentant sa chute de l’avoir sacralisé comme il le fut. Il s’ensuivit que 9/11 ouvrit une “guerre de religion”, elle aussi à la mesure de l’époque et mesure de son époque; “guerre de religion” de pacotille, sans réel fondement, mais qui participa au sortilège dont nous parlons. Après 9/11, il y eut deux types de croyants.
• Ceux qui crurent à l’attaque sacralisée, telle qu’en elle-même, cette agression des ténèbres extérieures contre la modernité devenue sacralisation pure. Tous les réseaux officiels, et surtout la presse “officielle”, type-Pravda, y participèrent. On retrouva des traces grotesques de ce montage lors de la “commémoration” du 11 septembre 2008, quatre jours avant 9/15, lorsque des journalistes vous disaient, sur antenne (ce fut notre cas), comme s’ils visitaient un hôpital psychiatrique: “Mais c’est incroyable, vous dites qu’il existe des gens qui osent mettre en cause la vérité sur cette attaque?”
• Ceux qui déterminèrent qu’il s’agissait du Complot Absolu, préparé depuis l’origine des temps américanistes et manipulé par tous les rouages de la machine du système, et qui vous dénoncent aussitôt comme un agent du Diable si vous ne souscrivez pas en tous points à une sorte de “version officielle” du montage universel. Ceux-là montrent une intolérance égale aux précédents, même s’ils ont les circonstances atténuantes de la réaction contre un système oppressif.
(Bien entendu, il y eut des complots divers et variés autour de 9/11, si bien qu’il n’existe aujourd’hui qu’une seule certitude: la version officielle sortie de l’enquête officielle est fausse. Le reste n’est qu’incertitudes diverses et virtualistes.)
Entre 9/11 (11 septembre 2001) et 9/15 (15 septembre 2008), ce fut une longue bataille, non pour la vérité de l’événement mais pour la libération de la psychologie. 9/11 créa une bulle psychologique dans laquelle se réfugia la modernité, comme l’on s’enferme dans une forteresse assiégée. Le virtualisme était le rempart hâtivement dressé pour défendre la modernité contre l’agression de la réalité du monde. Cela explique combien la haine libérale si souvent exprimée contre l’administration Bush, qui semblait déformer par ses pratiques barbares et mercantiles la beauté presque classique de notre American Dream, fut marquée d’une si profonde ambiguïté. Nous posions à la victime (de l’obscurantisme bushiste) tout en lui apportant notre complicité sans réserve (contre l’obscurantisme de la réalité). Le résultat ne fut pas le chaos, – sinon la confirmation du chaos qu’on a évoqué, qui caractérise toutes les élites occidentalistes, – mais le constat de l’extraordinaire médiocrité de cette époque sacralisée une fois qu’eut éclaté la bulle psychologique (9/11).
C’est en effet une des plus grandes vertus de l’effondrement de Lehman Brothers et de sa faillite du 15 septembre 2008, que d’avoir crevé la bulle, – l’autre certes. On se dit qu’il dut y avoir une erreur de programmation infime dans la grande machinerie de l’Histoire, qui recula de quatre jours la faillite. Le complot, en effet, nous dit que Lehman Brothers aurait dû tomber en faillite le 11 septembre 2008, sous les coups de l’agression extérieure (la réalité), déclenchant l’effondrement du château de cartes. La forteresse assiégée édifiée aux jours de 9/11 disparut soudain de l’agenda de la nomenklatura de la modernité occidentaliste. Depuis lors, depuis 9/15, nous sommes entrés dans la voie classique du Calvaire. Les tentatives futiles des ouvriers du système pour réparer la chose, avec mention pour les “green shoots” du président de la Federal Reserve, ne font que mieux décrire les tourments du monde de la modernité plongé dans la réalité de son effondrement. Le Wall Street Journal écrit le 2 juillet 2009, après la publication des chiffres du chômage US pour le mois de juin: «This figure is] above a discontinued and even broader measure that hit 15 percent in late 1982, when the official unemployment rate was 10.8 percent. […] …comparisons to the Great Depression (when 25 percent of Americans were out of work) may not look so wild, even if overall economic activity is holding up better.»
Aujourd’hui, après cette guerre épuisante contre la réalité que fut l’époque 9/11, nous relevons du sortilège comme l’on sort d’une longue maladie. Notre psychologie est épuisée et la pensée, disons la pensée officielle, tourbillonne, désorientée, incrédule, comme une mouche qui se heurte à la vitre. La vision du paysage des ruines de nos illusions, et de cette étrange occurrence de l’entraînement qu’implique l’effondrement de ces ruines, en cours actuellement, provoque à la fois vertige et incompréhension. Pourtant, la chose est simple. Notre seule surprise devrait être devant la rapidité du processus, car l’enchaînement des crises en cours, avec l’accélération irrésistible de 9/15, est certainement le phénomène le plus fascinant de cette fin de civilisation. Les comploteurs de 9/11, s’ils avaient tout prévu, n’avaient pas prévu le rythme de la chose.
Peu après la Grande Guerre, Thomas Mann, alors ardent nationaliste et furieux autant que catastrophé de cette défaite qu’il jugeait injuste, nous instruit de l’esprit de l’Allemand au lendemain du 11 novembre 1918. Il décrit dans une lettre à Jacques Rivière une sorte de coma psychologique: l’Allemand était «mou comme un nouveau-né». Le mot est remarquable. Pour un peu, on dirait qu’il dit tout. A côté du drame humain véritable et qu’on ne peut songer à réduire, on dirait que l’Allemagne, littéralement, est une victime à 100%, agressée, humiliée, abaissée, pressée jusqu’au sang et vidée de toute son énergie, comme l’innocence salie par la vulgarité et la bassesse de la force. C’est un peu dans cet état que se trouve notre psychologie, aujourd’hui, après la longue guerre 9/11.
9/11 a déclenché une sorte d’hystérie d’agression, ou plutôt d’agressivité, – mais plus précisément ce qui serait nécessairement décrit par nos esprits forts des salons comme une “agressivité créative” bien entendu (le “chaos créateur” des neocons). Effectivement, la chose a une belle parenté avec l’ivresse de la brutalité guerrière caractérisant le comportement allemand à l’entrée en guerre en 1914. (Hindenburg nous parlera plus tard de son extase psychologique devant la beauté des tirs d’artillerie, au crépuscule ou bien à l’aube des offensives.) Dans Le sacre du printemps (1989), Modris Eksteins avait excellemment montré combien cette sorte de déchaînement dans la guerre, préjugeant une sorte de recréation “civilisatrice”, s’était déjà signalée par l’activisme quasiment postmoderne de l’Allemagne willhemienne de l’immédiat avant-guerre, notamment au niveau de l’avant-gardisme artistique (l’oeuvre de Stravinski est un des étendards de la période). Eksteins faisait effectivement de l’espèce de fascination pour la guerre des Allemands entrant dans la Grande Guerre un avatar fondamental du déchaînement postmoderne dans cette Allemagne qui mélangeait curieusement, – ou d’une façon révélatrice dirait-on au contraire, – le conservatisme guerrier des junckers prussiens et l’ultra-progressisme des artistes berlinois. Bien entendu, notre analogie concerne, pour notre propos actuel, l’Occident postmoderniste dans son ensemble succédant à l’Allemagne de 1914, – ditto, le «Nous sommes tous Américains», de l’un des esprits forts que nous savons. La chose avait été excellemment préparée par l’appréciation du dissident reconverti Vaclav Havel, à propos de l’attaque de la Serbie par les escadrilles otaniennes en avril 1999: «des bombardements humanitaires». L’esprit occidentaliste vole haut, avec les escadres de l’U.S. Air Force.
Ainsi, au sortir de l’aventure, 9/15 équivalant au 11 novembre 1918 des Allemands, notre psychologie est-elle “molle comme un nouveau-né”. L’aventure occidentaliste dans sa phase postmoderniste se poursuit, – ou bien, dirait-on qu’elle est au terme de sa charge finale. “Choc des civilisations”? Il faudrait être civilisation soi-même; nous savons, depuis Valéry, que la nôtre est mortelle et, depuis Toynbee, insensée.
Ainsi avons-nous achevé notre périple, de la liberté conquise d’il y a deux siècles, à la liberté transmutée en une magnifique unité, que nous pourrions désigner comme le conformisme éclairé par l’extrémisme postmoderniste. Cette unité systémique qui marque aujourd’hui les officiels du système, de nos dirigeants politiques aux people et gens de la communication, jusqu’à la presse officielle, dite presse-Pravda et aux philosophes de l’entreprise globalisée, cette unité permet d’entretenir un discours; ainsi a-t-elle installé une structuration de la pensée qui s’est avérée étonnamment fragile. Nous subissons, pour le discours, une dictature de midinette, si sensible aux thèmes des contes de fées qu’elle en est, cette dictature, parfois émouvante. Son penchant absolu pour l’extrémisme politique maquillé en humanisme exacerbé, qui est la marque de nos démocraties, ne parvient pas à vraiment dissimuler un désarroi qui est la marque du domaine depuis le 15 septembre 2008.
Cette crise si souvent annoncée, précédée de multiples avertissements comme autant de “répliques” effectivement originales par cette chronologie, constitua pourtant une extraordinaire surprise. Le système fut si complètement pris à contre-pied qu’il faillit basculer cul par-dessus tête. Ainsi comprenons-nous que ce système qui s’effondre ne peut imaginer une seule seconde qu’il puisse s’effondrer et ne cesse de surenchérir dans l’extrémisme pour tenter de tirer son centre de gravité hors de l’attraction de l’effondrement.
Cette situation historique est évidemment inédite. Jusqu’ici, dans les temps historiques, le travail des directions politiques était de chercher à déterminer ou à identifier les situations de tension, puis les situations de crise, pour les contenir, les éviter, les contourner, ou au pire, pour les résoudre et les terminer lorsque le pire était arrivé. Il s’agissait d’une quête de la connaissance, avec des moyens plus ou moins approximatifs, des jugements plus ou moins élaborés, des traits de génie, des erreurs tragiques, etc. La situation est aujourd’hui complètement inversée.
La bataille conduite par les directions politiques semble exactement être une quête inverse. On cherche par tous les moyens à éviter la connaissance des réalités des situations de tension et de crise, notamment et surtout dans leurs effets à moyen et à long termes. Cela rejoint évidemment cette recherche qu’on a déjà mentionnée de refus de la réalité, voire de rejet lorsque cette démarche est inconsciente (cela est le plus souvent le cas); tout se passe alors comme lorsque l’organisme rejette le greffon pour incompatibilité. Nous vivons dans une époque où la psychologie des élites et des directions politiques connaît un problème fondamental d’incompatibilité quasi-pathologique avec la réalité. On a soigné cela à vastes doses de virtualisme, selon l’observation d’ailleurs aussitôt faite que le “remède” devenait aussitôt la cause de la pathologie, agissant comme une drogue à cet égard.
Le directeur de recherche à l’Institut de Géopolitique et ancien Commissaire au Plan Laurent Carroué observait le 22 mai, après avoir daté au début 2007 le début de la crise: «Paradoxalement, les différentes autorités économiques et politiques ont mis du temps à en comprendre la vraie nature puisqu’il a fallu attendre le second semestre 2008 pour assister à des prémices de réponses multiformes et coordonnées devant l’effondrement des banques et la totale paralysie du système financier mondial. Encore aujourd’hui, on demeure frappé par la volonté d’en minimiser l’impact réel et les conséquences dramatiques, en particulier en Europe, pour des raisons à la fois politiques et idéologiques. Ainsi, de nombreux économistes, dirigeants politiques ou journalistes – en particulier en France, à Bruxelles ou à Francfort – cherchent de manière dérisoire à chaque frémissement de tel ou tel indice boursier, financier ou immobilier aux États-Unis ou ailleurs à nier une évidence: cette crise est très profonde et durable, car structurelle.»
Pour nous, certes, l’explication est fondamentalement psychologique. Les “raisons politiques et idéologiques”, qui existent ne viennent que comme l’expression apparemment rationnelle de ce blocage face à la réalité parce que la réalité rejette l’application forcée et forcenée de l’idéologie. Le résultat de cette attitude est remarquable. Il explique en bonne partie, à notre sens, le phénomène d’accélération du délai des crises d’une part (le moyen terme signalé plus haut devenant du court terme); le phénomène de la structuration des crises menant à l’installation d’une structure crisique pour caractériser les relations internationales, d’autre part. Ainsi trouve-t-on un étonnant raccourci entre l’installation d’un conformisme dictatorial comme idéologie dominante, développé à partir de ce qui est présenté comme une idéologie née des Lumières, et l’accélération exponentielle de la crise de la modernité, cette modernité également née des Lumières.
Bien entendu, ce processus ne cessera pas; il poursuivra son accélération. Il est en cours dans la séquence actuelle depuis la fin de la Guerre froide, – c’est-à-dire, pour nous, depuis l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en URSS. Il a effectivement suivi une courbe d’accélération exponentielle. Rien n’est venu le contrecarrer et tout a tendu à l’accélérer, et d’abord cette impuissance psychologique de nos directions, de nos structures de système, de notre perception et de notre langage. Il s’agit de la phase finale d’un affrontement titanesque entre un système né de la volonté d’une puissance organisée selon la condamnation et le rejet de la réalité, pour réduire et écarter définitivement la réalité, et cette réalité. Ce phénomène de l’écroulement d’un système et d’une conception du monde, plus encore de l’écroulement d’une perception du monde, renvoie à l’Histoire la plus haute où l’homme n’est plus qu’un jouet des événements. Face à cela, le chroniqueur fait historien poursuit la quête de la connaissance d’une période historique si originale, si complètement privée de précédent à ce degré d’organisation et de puissance technologique du refus de la réalité, pour tenter de l’éclairer. Il s’agit effectivement de tenter d’agir sur les psychologies, puisque là est la source du mal, par la reconnaissance de la réalité.
Barack Hussein Obama était absolument impensable dans le sort qui est le sien il y a seulement deux ans, pour absolument toutes les raisons du monde. Il est arrivé à la Maison-Blanche comme un Unidentified Flying Object, comme une énigme. comme une raison d’espérer qui s’est aussitôt transformée en un verdict absolument péremptoire: pour que cet homme soit devenu président, il faut évidemment que la puissance et le système constitutif de cette puissance, qu’il conduit prétendument, soient à un tournant absolument vital, explosif, fondamental, – de leur course historique, bien évidemment. Nous ne savons ce qu’il adviendra de l’homme par rapport à son rôle politique mais nous savons que, par le fait lui-même de son élection, BHO est un signe de l’Histoire. Nous vivons des temps historiquement marqués par la rupture non pas parce qu’il a été élu mais parce que son élection est elle-même cette rupture confirmée.
C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre l’affirmation que nous n’avons cessé de développer dans ces colonnes qu’il a été élu, non par le peuple américain mais par la crise de l’américanisme et de l’occidentalisme. Nous ne pouvons évidemment assurer que, s’il n’y avait pas eu 9/15 il n’y aurait pas eu Obama, mais nous assurons sans aucune hésitation qu’avec 9/15 ce ne pouvait être que Barack Obama. Le destin de Barack Obama est lié à cette crise, qui est notre crise à tous.
Par conséquent, nous allons un pas plus loin dans l’évaluation nécessairement historique. Barack Obama n’est pas la sauvegarde de l’Amérique mais le signe aveuglant, – ce pourquoi tant de commentateurs et d’observateurs l’ignorent et ignorent sa signification, – que les USA et le système affrontent le terme de leur temps historique commun. BHO n’est pas un diviseur mais pas non plus un rassembleur, malgré ses qualités incontestables. Il est plutôt en-dehors, avec cette étrange apparence d’indifférence presqu’ironique, ce calme et cette distance vis-à-vis des événements, que ses critiques, élargis à l’ensemble des observateurs lors des passages difficiles, traduisent par l’accusation de “l’insoutenable légèreté de l’être” («U.S. President Barack Obama has been in office less than two months, yet Steve Kroft of CBS said he’s already got a “punch drunk” problem of incurable lightness of being», résumait Martin Sieff, de UPI, le 23 mars).
Barack Obama est la trace essentielle de l’achèvement du destin du système, pour le meilleur ou pour le pire. Le seul choix qui lui est laissé dans cette époque maistrienne où les hommes sont conduits par les événements bien plus qu’ils ne les conduisent, est de savoir de quel côté il se trouvera au terme de la tempête; c’est bien entendu la question de BHO, – “American Gorbatchev” ou pas? Un chroniqueur qui veut, qui doit se faire historien, ne peut manquer de suivre ce destin à la trace, comme une des indications les plus fécondes de l’évolution si rapide de ces temps historiques.
...Par conséquent, certes, nous ne cesserons pas de suivre et d’observer Barack Obama lorsque nous monterons à bord de dde.crisis, – mais certes, Obama comme un signe des temps bien plus que comme un destin personnel dont on attendrait quelque sorte de miracle. Signe des temps? Obama l’est en 2009, exactement comme Gorbatchev le fut en 1985, pas plus un Messie que ne le fut Gorbatchev, peut-être comme un bon instrument de la puissance de l’Histoire... On verra.
Signe des temps? Bien entendu, pour nous aussi... Nous avons commencé cette aventure (de defensa) avec Mikhaïl Sergeïevitch Gorbatchev et nous la poursuivons, après un changement de forme important (dde.crisis), avec Barack Obama. Nous suivons les lignes fondamentales de cette crise du monde, exactement selon les fractures fondamentales qui les ont engendrées. Nous sommes aujourd’hui à l’une de ces fractures: qui ne sent, en effet, que l’arrivée d’Obama correspond, pour les USA, à l’arrivée de Gorbatchev pour l’URSS? Répondons finalement à la question posée plus haut: Obama sera l’“American Gorbatchev” pour le meilleur d’un point de vue historique, – s’il assume cette tâche, – ou pour le pire, – s’il l’ignore. Dans les deux cas, nous allons vers des transformations structurelles fondamentales des USA, avec la possibilité d’une forme ou l’autre de fractionnement, qui se feront bien ou mal selon ces choix d’assumer ou non ce destin.
La voie nous est tracée pour que dde.crisis poursuive de defensa, actant par son titre cette transformation fondamentale des relations internationales en une structure crisique du monde. Nous sommes persuadés que c’est de cette façon que l’Histoire observera et rangera cette période qui a commencé en 1985 et qui atteint son paroxysme aujourd’hui.
L’Histoire a déjà donné sa réponse à la tentative humaine de prendre à son compte le destin du monde, notamment en proclamant “la fin de l’Histoire” et en affirmant qu’elle soumettrait désormais la réalité à sa loi. L’Histoire a d’ores et déjà assigné, avec une certaine brutalité parce que le temps presse, la place qui nous revient. La “tentative humaine” étendue sur les deux derniers siècles ne peut se faire contre l’Histoire, – ou contre la réalité, comme nous le disons d’une autre façon. Le désarroi chaotique que connaissent nos élites aujourd’hui et l’installation de la structure crisique du monde sont la réalisation que cette loi imprescriptible de l’évolution universelle n’a pas été abrogée, malgré nos votes, nos manipulations, nos affirmations forcenées, nos expéditions guerrières et notre puissance.
Ainsi en est-il et ainsi soit-il... C’est avec la charge considérable de ces convictions, lorsqu’on les a acquises, que l’on doit poursuivre; «Fais énergiquement ta longue et lourde tâche/ Dans la voie où le sort a voulu t’appeler...», nous disait le noble loup d’Alfred de Vigny, sans préjuger du reste qui nous attend. Pour l’heure, c’est dde.crisis qui nous attend...
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