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1209Présenté comme “Senior Specialist in american National Government”, expert du CRS (Congressional Research Service) de la Library of Congress, fonctionnaire dépendant du GAO (Government Accounting Office), Lou Fisher était de passage à Bruxelles le 15 juin, à l’ Institut Royal des Relations Internationales (IRRI). Il a parlé sur ce thème : « From Presidential Wars to American Hegemony : The Constitution After 9/11. » (Voir sur le site IRRI les notes de l’Institut sur la conférence.)
Le sujet abordé par Fisher est d’un particulier intérêt. Nous avons eu suffisamment d’échos, tant de la conférence que d’entretiens informels avec Fisher, pour proposer une analyse de la situation constitutionnelle actuelle à Washington. Fisher s’est montré extrêmement ouvert, avec peu de restriction dans ses propos, — ce qui apparaît comme inhabituel, par rapport aux habitudes européennes imposées aux fonctionnaires, notamment des domaines de politique de sécurité nationale. Fisher a été Interrogé sur ce comportement (une question de l’assistance : « Comment un employé du Congrès peut-il être aussi sévère sur les disfonctionnements constitutionnels américains sans être mis professionnellement en difficulté? »). En a parte , il explique qu’effectivement sa « liberté de parole est totale » mais qu’il mettrait tout de même deux restrictions:
• Ce qui n’est pas toléré, c’est une mise en cause directe et formelle de personnalités du gouvernement, essentiellement le Président.
• Il peut être licencié sur le champ, sans un mot d’explication.
Il s’agit bien d’une situation américaine, caractérisée par des extrêmes. La liberté de parole est en effet totale. Elle doit être placée dans le cadre de la nécessité de la liberté, qui est un fondement des structures américanistes. Une fois passée l’émotion bien compréhensible chez nos commentateurs européens devant ce qui paraît être une proclamation extraordinaire de la vertu en-soi, il s’agit de revenir aux réalités. La plus terre-à-terre et aussi le plus significative est celle-ci: cette liberté-là est une nécessité économique autant qu’un moyen d’empêcher que ne s’installe un gouvernement de type régalien qui pourrait, notamment, imposer une vision de l’intérêt public supérieure à la somme de tous les intérêts particuliers.
Pour l’unicité de pensée et de réflexion, c’est-à-dire l’habileté nécessaire pour ne pas “dépasser les bornes” (il y en a, et de fameuses) dans l’usage de cette liberté, on compte sur le conformisme de fer qui caractérise le système. Il s’avère en effet que Mr. Lou Fisher peut être licencié du jour au lendemain sans préavis ni explication ; ce n’est pas violer la liberté mais cela aide à comprendre l’intérêt où l’on se trouve de ne pas dépasser les bornes ; cela aide à mesurer la nécessité du respect du conformisme.
Si, pourtant, l’on distingue dans tel ou tel propos, notamment de Lou Fisher, une audace proche de dépasser la borne principale, et qu’il est demain toujours en place, on aura une bonne indication de l’état assez pitoyable du système, de son avancement dans la décadence. Le désordre qui en résulte, qui fait qu’on ne veille plus au grain comme on faisait avant, permet de passer sous les balles… (C’est une image.)
La présidence est entrée, avec Franklin Delano Roosevelt (FDR, président de 1933 à 1945), dans une ère de transformation sans précédent, qui a conduit à une prééminence absolue de l’exécutif sur le législatif. C’est une situation en contradiction formelle avec les intentions des législateurs des origines (les Founding Fathers). Cette situation, que Arthur Schlesinger avait qualifiée de “Présidence impériale”, n’a fait que s’accroître (s’aggraver). Elle atteint aujourd’hui un degré de très grande acuité.
Nous ajouterons pour notre part une remarque importante. Selon notre analyse, le tournant de FDR vers la “présidence impériale” s’est fait dans des conditions très particulières. Nous avons accepté, comme à la fois logique et de bon sens, l’interprétation de Thomas Fleming, dans The New Dealer’s War, dont une recension se trouve par ailleurs sur ce site. Ci-dessous, nous en reproduisons le passage qui concerne les circonstances de cet aspect de la présidence de FDR.
« Fleming remonte aux sources également, […] : pourquoi FDR voulait-il la guerre ? Pour cela, nous remontons en novembre 1936 et à la première réélection de FDR. Ce fut un triomphe, un véritable plébiscite (11 millions de voix d'avance). La situation intérieure du président était pourtant catastrophique : la crise économique repartait de plus belle et, surtout, la Cour Suprême déclarait inconstitutionnelles les diverses mesures du New Deal, les unes après les autres. Fort de son appui populaire mais acculé par l'attaque de la Cour, FDR tenta un coup de force, un véritable “coup d'état constitutionnel”. En mars 1937, il proposa au Congrès une loi qui transférait nombre des pouvoirs de la Cour à la présidence. L'instant est capital, et FDR croit l'emporter en s'appuyant sur un Congrès à forte majorité démocrate. Mais il s'agit d'une affaire d'équilibre de pouvoir, pas de politique partisane. Une partie importante des démocrates vote contre le président. Sa loi est repoussée. Le président est humilié, réduit à sa position défensive par une défaite qui le prive de tout soutien politique sérieux. Politiquement, sur la scène politique intérieure, FDR est un homme fini. C'est à ce moment, entre mars et septembre 1937 (son premier grand discours de politique extérieure “interventionniste”, à Chicago) qu'il effectue un tournant complet en orientant une part essentielle de son intérêt politique vers la politique extérieure et lance sa croisade anti-fasciste qui culminera avec l'entrée en guerre de 1941. Le président fini, estime Fleming, a choisi la seule voie de survie : s'affirmer dans le seul domaine où aucun autre pouvoir américain ne peut contester le sien, — la politique extérieure. (Cette attitude est universelle dans la République américaine. Clinton fit de même en 1994-95 : les démocrates mis en minorité au Congrès par les élections de novembre 1994, dans l'impossibilité d'imposer son programme intérieur, il se tourna à partir du printemps 1995 vers la politique extérieure d'hégémonie. Cela commença par l'intervention US/OTAN en Bosnie en août-septembre 1995.) »
En ce sens et de façon très précise, c’est-à-dire historiquement révélateur, la “présidence impériale” est un produit paradoxal du système, et peut-être une vengeance de l’Histoire puisque ce type de présidence porte (à notre sens) la mort de la Grande République. (Cela, Mr. Lou Fisher ne le dit pas mais rien dans ce qu’il nous dit ne contredit l’hypothèse.) La “présidence impériale” a été mise en place en s’appuyant sur la politique extérieure et en se justifiant au nom de cette politique extérieure, parce que le président était fini sur le plan intérieur, donc fini selon les conceptions du système.
Lou Fisher raconte, entre amis, une anecdote. Elle fixe aussi bien l’affection et le respect où est tenue la Constitution aujourd’hui (un aujourd’hui qui remonte à avant 9/11 et GW), que la qualité des gens qui sont capables de l’interpréter et de l’appliquer.
Le jour où l’OTAN “décida” l’attaque contre la Serbie et le Kosovo, en mars 1999, les cheveux de Lou Fisher se dressèrent sur sa tête, — d’où les guillemets du verbe “décider”. Où a-t-on vu que les USA puissent “décider” d’une attaque contre un pays étranger au travers d’un simple vote d’une organisation internationale dont ils font partie? Le lendemain, le New York Times publia en première page une longue analyse d’une journaliste, vantant la décision de l’OTAN en long, en large et en travers. Fisher connaissait cette journaliste. Il lui téléphona pour lui faire remarquer qu’elle chantait les louanges d’une décision qui, pour les Etats-Unis, était totalement inconstitutionnelle. Seul le Congrès peut prendre une telle décision. Une longue discussion s’ensuivit, à l’issue de laquelle la journaliste admit le bien-fondé des arguments de Fisher. A quelques temps de là, la même journaliste publia un nouvel article, un peu perdu dans les pages intérieures du NYT. Associée à un autre journaliste, elle y reconnaissait que, après tout, la décision de l’OTAN était, du point de vue législatif américain, assez suspecte.
A quelques temps de là, Fisher alla voir le sénateur Tom Daschle, démocrate et chef du groupe démocrate au Sénat, pour lui parler de cette affaire et lui exposer que cette intervention, dans les conditions où elle avait eu lieu, n’était rien qu’un viol grossier de la Constitution. Daschle ne se laissa pas convaincre. Il discuta férocement l’argument de Fisher. Enfin, pour couper court, il alla dans ses archives et sortit triomphalement ce qu’il jugea être l’argument suprême : le premier article du NYT du jour de la décision de l’OTAN, qui louait avec enthousiasme la décision de l’OTAN.
Fisher observe : « Au Congrès, aujourd’hui, combien y a-t-il de parlementaires capables de comprendre la situation constitutionnelle : dix ? Douze ? Non, dix au maximum… »
La fonction essentielle du Congrès d’assurer un pouvoir constitutionnel au moins équivalent à celui de l’Exécutif est réduite à néant. Pire, même : selon Fisher,
« le Sénat joue le rôle de supplétif de l’Exécutif, face à la Chambre qui est complètement marginalisée. Le Sénat estime que son rôle, au Congrès, est d’appuyer l’Exécutif. »
Certes, cette situation décrite par Fisher a été fortement aggravée par le 11 septembre 2001 et ce qui a suivi, qui a ajouté la conjoncture à une décadence structurelle du corps législatif, jusqu’à une situation ressemblant à une caricature des exigences constitutionnelles américaines.
Actuellement, les choses sont en train de changer. L’état d’esprit se durçit (contre l’Exécutif), à mesure que l’opposition du public à la guerre en Irak grandit. L’aventure de John Bolton, dont la nomination (comme ambassadeur US à l’ONU) annoncée le 9 février traîne devant le Sénat depuis le 9 mars témoigne de ce durcissement.
Sur le fond des choses, estime Fisher, le bipartisme n’existe quasiment plus. S’ils avaient été au pouvoir lors de l’attaque du 11 septembre, les démocrates n’auraient pas fait mieux que les républicains. Ils sont terrorisé par l’idée que le public peut les percevoir comme “soft on national security and defense”, selon l’expression généralement utilisée: surtout ne pas paraître moins dur que les Républicains et autres faucons. Dans cette conjoncture, ajoute Fisher,
« les Républicains sont déterminés à faire tout ce qu’il est possible de faire pour conserver le pouvoir pendant 25 ans ».
Une brève conclusion serait alors que ce système, décadent et perverti depuis le tournant de FDR et de sa “présidence impériale”, est désormais largement entré dans une phase d’une nouvelle décadence. La vision est particulièrement sombre. Il faut observer qu’elle correspond à l’humeur générale qu’on peut percevoir dans les canaux alternatifs d’information, notamment sur Internet, qui sont seuls capables de nous donner une image acceptable de la situation (la grande presse officielle donnant une image complètement édulcorée, selon les nécessités de la propagande du régime).
Fisher se garde bien de répondre à la question de s’interroger sur les causes fondamentales de cette situation, de cette évolution. C’est une question délicate. Elle implique une plongée en profondeur dans les arcanes du système, avec la possibilité de découvertes qui pourraient s’avérer irrémédiablement décourageantes et dangereusement déstabilisantes.
Tentons de développer une hypothèse
Quoiqu’on pense des vertus théoriques et structurelles de l’américanisme, il faut observer que, dès l’origine, la Grande République est marquée par des tares qui n’ont jamais été réduites. La fameuse lettre de Jefferson à Washington, au printemps 1791 (cette lettre est une référence du parti démocrate qui sera créé plus d’un demi-siècle plus tard) dénonce déjà la corruption des élus, l’interférence des groupes d’intérêt, etc. Cette situation ne cessera jamais. A sa mort, en 1825, les derniers mots du même Jefferson sont : « Tout, tout est perdu. ». La corruption de l’administration Lincoln pendant la guerre de Sécession est connue, avec un ministre de la Guerre mettant en place une stratégie de transport par chemin de fer alors qu’il reste un membre actif de la plus importante société de chemin de fer. Quinze ans plus tard, la corruption du président Grant est un des sommets du système. L’action des grands trusts, des archi-millionnaires qui contrôlent le gouvernement, de Wall Street, de Hollywood, etc, tout cela parcourt l’histoire des USA. Finalement, GW et Enron ne font que suivre la tradition. De ce côté, il n’y a pas vraiment décadence puisqu’au départ il n’y a pas vertu.
Alors, quelle décadence?
Il semble que le passage à une “présidence impériale” (FDR) soit le point fondamental, et le fait qu’il ait été vécu à l’intérieur comme une défaite du président (quelle qu’ait été la suite) alors que les historiens, et surtout le regard extérieur aux USA le virent ensuite comme un triomphe montre la différence de situation aux USA même par rapport à notre perception. L’hypothèse qu’on peut avancer est qu’une Amérique stable était essentiellement une Amérique refermé sur elle-même, avec le système en fonctionnement interne et en circuit fermé, avec des expéditions externes limitées, comme c’était le cas grosso modo jusqu’à FDR. Dans cette situation, la Constitution, qui est l’armature essentielle du système, était respectée. A partir de la “présidence impériale”, la mise à mal de la Constitution devenait inévitable, avec le rôle de l’Exécutif supplantant nécessairement le législatif.
Le problème des USA est que toute la cohésion et l’architecture du système sont fondées sur la Constitution. Ce pays n’a aucune des traditions et racines historiques qui installent une situation régalienne où l’équilibre de la nation peut être assurée, voire garantie par d’autres voies qu’un texte qui peut être, lui au contraire, interprété, tourné, changé dans sa perception. Le point essentiel de l’Amérique est là. Sa décadence commence dès lors que la situation générale implique nécessairement une attaque contre le fondement du système qu’est la Constitution. La “présidence impériale” implique cela de facto. La Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide, par l’énormité des enjeux, ont masqué le phénomène, notamment en imposant une unité de vues Exécutif-Législatif sur le fait même. Maintenant, le motif même de la décadence du système est en pleine lumière. Le “coup d’État”, comme disait Mitterrand, est permanent, au su et au vu de tous.