De l’Allemagne-2014

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De l’Allemagne-2014

Dans une de ses chroniques furieuses, la plus récente d’ailleurs, Paul Craig Roberts, affirme que les USA veulent la guerre générale, nucléaire, décisive, avec la Russie et la Chine. (Le texte est repris sur divers sites, notamment PressTV.ir du 17 décembre 2013.) Le propos peut paraître exalté mais il nous apparaît pourtant substantivé par des considérations psychologiques et symboliques à partir de l’idée quasi-religieuse de “l’exceptionnalisme” qui, dans le cas des USA, ne peuvent être écartés, surtout si l’on considère que ce pays s’est constitué au cœur d’un Système dont la dynamique a ce singulier caractère d’être à la fois animée par l’affirmation de la surpuissance et la finalité de l’autodestruction. Mais pour ce cas qui n’est pas le débat de notre propos, notre intérêt n’est pas dans l’argument central de Roberts mais dans sa conclusion. Ayant posé la question des pays qui soutiennent les USA (grosso modo, le bloc BAO) et s’étant interrogé sur “leur intérêt”, ou leur aveuglement, à soutenir un pays dont le dessein est si radicalement destructeur selon lui, Roberts termine par ce paragraphe qui peut paraître énigmatique, parce que pouvant aussi bien figurer comme une spéculation gratuite ou comme une allusion à des indications plus précises :

«Germany alone could save the world from war while simultaneously serving its own interests. All Germany has to do is to exit the EU and NATO. The alliance would collapse, and its fall would terminate Washington’s hegemonic ambition.»

Cette remarque est faite au moment où l’on s’agite beaucoup à propos de l’Allemagne, et il nous paraît probable que Roberts n’a pas écrit cela sans avoir été influencé, consciemment ou non, par le comportement de l’Allemagne vis-à-vis des USA dans la crise Snowden/USA. Nous en parlons dans deux textes récents, le F&C du 19 décembre 2013, certes, et plus spécifiquement les Bloc-Notes du 4 novembre 2013 et, surtout, du 12 décembre 2013 où l’on entend un quasi porte-parole de Merkel par ses fonctions au Bundestag (Hans-Peter Uhl) tenir des propos d’une incroyable dureté à l’encontre des USA. Un autre fait impressionnant de ces derniers jours, parce que fait structurel et méthodique, bien dans la manière allemande, est la réorientation du ministère de l’intérieur dans le nouveau cabinet Merkel. (Notre F&C du 19 décembre 2013 : «Le nouveau ministère de l’intérieur allemand tel qu’il se constitue se transforme en une machine de guerre anti-NSA, reléguant la lutte contre le terrorisme qui structure la coopération transatlantique et la coopération Allemagne-USA au second plan ; le ministre Friedrich est écarté, pour n’avoir pas montré assez de fermeté face aux USA dans cette affaire, et remplacé par une équipe sûre pour Merkel, garantissant l’efficacité de cette lutte contre la NSA, et contre les USA par conséquent...»)

On connaît par ailleurs les conditions objectives de la position politique de l’Allemagne aujourd’hui. C’est un pays qui a une position triomphante en Europe, dans une Europe aux abois, position favorisée par la complète abdication française dans la stupéfiante stupidité de sa politique étrangère depuis 2007, développée par une génération politique marquée par une inculture et une perversion intellectuelle à mesure, c’est-à-dire également stupéfiantes. (Vite dit : en abandonnant la politique d’indépendance souveraine du gaullisme, – cet abandon est un fait indiscutable hors des rodomontades insipides de l’un ou l’autre, – les Français ont volontairement abandonné le levier d’une puissance principielle, exprimée tant politiquement que stratégiquement et militairement [puissance nucléaire], qui permettait d’équilibrer le poids contraignant de l’économie allemande dans les rapports franco-allemands.) Cette position d’affirmation allemande est aussi bien marquée par des affirmations de puissance dans l’orientation de l’Europe, dans des interventions à la limite de la violence et de la contrainte comme en Grèce, et débarrassée de toute retenue comme en Ukraine ; elle est aussi bien marquée par de bons rapports avec la Russie, qui n’empêchent nullement l’Allemagne de s’affirmer contre la Russie dans telle ou telle occurrence (l’Ukraine, encore). Il s’agit donc d’une situation de puissance remarquable qui se marque aussi, et peut-être plus encore éventuellement, avec l’affirmation allemande contre les USA dans la crise Snowden/NSA, sujet principal dont on débat ici.

A ce point, nous voudrions apporter une appréciation psychologique concernant Merkel, – non pas ce qu’elle a fait, sa position politique, ses activités, etc., mais sa psychologie profonde qui nous semble s’exprimer dans la réaction qu’elle montre, et qu’elle impulse dans l’appareil du gouvernement, à l’encontre des USA dans la crise Snowden/NSA. Merkel est une Allemande de l’Est (RDA jusqu’en 1989-1991) et elle n’est nullement une “réfugiée”, un de ces citoyens de la RDA passant à l’Ouest par amour de la liberté et haine du régime communiste. (Voir sa biographie dans l’article Wikipédia, en s’en tenant aux faits et non à leur interprétation.) Au contraire, ses parents, qui avaient certaines “sympathies” communistes, avaient choisi volontairement de s’installer en RDA dans les années 1950, avec toute une période où ils firent la navette entre RFA (Allemagne de l’Ouest) et RDA. Merkel elle-même eut une jeunesse puis des années de formation qui n’avaient rien de dissidentes, suivant au contraire les filières autorisées par le parti régnant (le SED) et s’y distinguant. Il ne s’agit pas ici de faire le procès de Merkel, dans le genre affectionnée par les procureurs d’un passé éventuellement redessiné pour faire la promotion du Système, de ces procureurs-flics qui pullulent dans nos élites ; cela ne présente aucun intérêt pour nous, et nous en avons encore moins le goût. Il s’agit simplement de comprendre que les années de jeunesse consciente puis de formation de la jeune Merkel (10 ans en 1964, 20 ans en 1974) se passèrent dans une époque où la RDA n’était nullement le pseudo-pays en décomposition des années 1980, mais bien le satellite le plus sûr de lui de l’Europe soviétisée, le plus affirmé, le plus puissant du point de vue technologique et industriel, du développement économique, du point de vue des forces militaires et de sécurité, voire le plus autonome vis-à-vis de Moscou (ou disons le plus “parlant d’égal à égal” avec le maître soviétique).

C’était le temps où la RDA était baptisée “la Prusse rouge”, cette partie de l’Allemagne placée dans le camp intensivement propagandiste du communisme, et dans le camp du pays qui terrassa l’Allemagne nazie et s’affirma comme l’ennemi juré de ce nazisme. Cela produisit un effet intéressant : les citoyens de la RDA avaient certainement une grande souffrance des conditions de restriction des libertés imposées par le communisme, voire de son absurdité bureaucratique, mais ils avaient aussi, et peut-être même encore plus par contraste et réflexe de survie, un réel orgueil allemand, n’ayant pas subi l’énorme massage et pression psychologiques de la “repentance” et du complexe de culpabilité du nazisme qui régnait en RFA. Ce fait fut remarquable surtout dans la situation des années 1960 et 1970, entre l’érection du Mur de Berlin (1961) qui enfermait opérationnellement et symboliquement la RDA dans le camp communiste, et la rupture du pays entraînant le développement du climat pacifiste et politiquement plus “gorbatchévien” qu’antirusse des années 1980. Même si Merkel a souffert des contraintes de la Stasi, les dualité souvent remarquables de la psychologie font que son intervention auprès d’Obama pour dénoncer la NSA, telle que l’a révélée le New York Times, peut être interprétée de deux façons qui se complètent. Il s’agit à la fois une dénonciation des méthodes de la NSA vis-à-vis des libertés publiques et privées, où la NSA est effectivement mise sur le même banc d’infamie que la Stasi ; mais il s’agit aussi d’une critique acerbe de l’incompétence de la NSA qui pourrait être accompagnée de cette pensée non exprimée, – “la Stasi allemande, elle, ne se serait jamais faite avoir par un ‘freluquet de 30 ans’ comme Snowden”. Cette hypothèse psychologique, qui ferait l’hypothèse renversée d’une RDA conquérant “psychologiquement” à terme la RFA en 1991 alors que la RFA avalait économiquement la RDA, en dit long sur les possibilités de modification fondamentale de la position allemande vis-à-vis des USA.

Il nous paraît tout à fait concevable que cette psychologie de Merkel se soit communiquée à un appareil politique et bureaucratique allemand qui n’attendait que cela, et que nous ayons ainsi une Allemagne secrètement transformée (car la chose ne s’est pas encore exprimée de façon trop éclatante) par rapport à l’Allemagne (RFA principalement) complètement alignée sur les USA depuis 1945-1948. (On observera que l’Allemagne du camp occidental avec ses rapports avec les USA a déjà connu des périodes de triomphe économique depuis son redressement de 1948-1950, et que cela ne déboucha jamais sur les affirmations de puissance que l’on distingue aujourd’hui, – mais justement, il n’était question que de la RFA.) Cela ne signifie pas que nous fassions l’hypothèse de la résurgence d’une puissance hégémonique suivant l’affirmation bruyante de sa supériorité économique, d’une puissance comme celle qui se manifesta entre 1864 et 1945. La dimension militaire et stratégique est absente. Répétons-le, l’Allemagne d’aujourd’hui n’a pas la Wehrmacht et le reste, ni une structure capable d’en constituer le noyau (pas d’état-major général, pas d’intégration stratégique des armées, l’OTAN ayant à cet égard son mot à dire pour ce pays-là, vaincu de 1945, précisément) ; elle n’a ni les moyens technologiques ni le temps nécessaire, ni sans doute l’idée, d’en reconstituer une, etc. De toutes les façons, l’Allemagne distinguerait rapidement les désavantages d’une telle orientation, qui trouverait la Russie sur sa route sans lui apporter quelque avantage que ce soit en Europe, par rapport à sa position dominante actuelle.

Cela signifie que l’Allemagne peut effectivement jouer un rôle inattendu dans un sens qui n’a guère de rapports avec les habituels modèles hégémoniques stratégiques, voire idéologiques, ni selon les orientations géographiques et ethniques correspondantes, tout cela issus de l’ère géopolitique qui a cédé la place à l’ère psychopolitique. Ce rôle inattendu, s’il se manifestait, se ferait du point de vue de l’influence et de la communication et aurait de fortes chances de se manifester plutôt à l’intérieur du Système (du bloc BAO), selon les concurrences d’influence et de prépondérance. Bien évidemment, ce n’est pas gratuitement que nous évoquons ces hypothèses à propos de l’antagonisme USA-Allemagne à propos de la NSA, qui est un “modèle parfait” à cet égard. De ce point de vue, l’antagonisme avec les USA brise, pour les dirigeants allemands, deux tabous fondamentaux : d’une part, la perception allemande d’un certain respect de la puissance allemande de la part des USA, avec une certaine loyauté dans les rapports ; d’autre part la certitude de la puissance des USA, tant du point de vue quantitatif que du point de vue qualificatif, battue en brèche par la débâcle sans précédent de la NSA.

A partir de ces possibilités de situation, naissent des perspectives intéressantes, avec notamment la question des liens de sujétion de l’Allemagne à l’OTAN, qui impliquent que les USA pourraient tourner la défense allemande anti-NSA par le biais de l’OTAN. Si la nouvelle humeur allemande se confirme, il y a là des possibilités d’actions de forte rupture, dans tous les cas de la tentation d’une distance à établir entre l’Allemagne et l’OTAN. L’argument initialement très fondé que l’Allemagne, depuis 1945, a toujours évité des situations de confrontation avec ses alliés, et essentiellement avec les USA, doit largement être nuancé par l’incertitude et le désordre des temps depuis 2008-2010, et par cette espèce de “néo-psychologie” allemande à l’image de Merkel, l’ex-Allemande de l’Est, que nous évoquions. Dans tous les cas, ce que nous voyons de l’orientation, des effets et des conséquences de la possibilité d’une telle fronde interne au bloc BAO, c’est de plus en plus de désordre au sein du bloc, avec, en flanc-garde des occasions à saisir, la Russie qui est naturellement prête, et au meilleur des motifs, à exploiter toute fissure profonde à l’intérieur du bloc BAO.

Parfois, dans une situation politique complexe, il faut suivre des maîtres inévitables sinon nécessaires, – mais souvent temporaires. C’est le cas surtout pour les entités historiques aventureuses, qui connaissent des hauts et des bas, des triomphes et des défaites au bout de leurs entreprises de tentative de domination. Les Allemands, qui alternent de façon surprenante dans l’histoire l’arrogance de l’hybris qui triomphe et la “servilité volontaire” jusqu’à la veulerie du vaincu qui assume avec discipline, pourraient se trouver au point où ils n’ont plus assez d’estime pour la puissance US pour continuer dans le registre de la servilité, d’autant qu’ils retrouvent un peu de leur hybris perdu. La psychologie-Merkel fait parfaitement l’affaire pour cette opération. C’est alors qu’on verrait se développer la position exposée ici dans son esquisse, et qu’on verrait ce retournement étonnant de l’Histoire de cet opérateur de l’“idéal de puissance” que fut l’Allemagne jusqu’en 1918-1945, se retourner contre celui qui lui succéda dans l’exercice opérationnel de ce même “idéal de puissance”, les USA depuis 1918-1945...

D’où l’hypothèse de Paul Craig Roberts ? Quoi qu’il en soit, l’hypothèse évoquée concernant spécifiquement l’Allemagne a certainement le mérite de rencontrer une indubitable potentialité. Si ce n’est pas dans le cadre de la course à la “der des ders”, la Guerre mondiale de la fin de l’espèce, cela peut être aussi bien dans le cadre déjà connu de la crise de la NSA devenue “crise haute finale”.

 

Mis en ligne le 20 décembre 2013 à 12H24