De l’incontrôlabilité des choses (la crise Murdoch)

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Dans la “crise Murdoch”, c’est le rythme qui domine tout, rythme des événements, rythme des révélations, rythme des mesures nécessairement prises (démissions, arrestations, enquêtes, etc.), – le rythme à laquelle la pièce se détricote. La constat est celui d’une absence complète de contrôle des événements, le phénomène illustre une immense dynamique d’incontrôlabilité, la perspective est la poursuite d’une marche forcée dans une sorte de terra incognita qui englobe l’ensemble divers et puissant du pouvoir anglo-américaniste, ou de l’“anglosphère”.

• Au niveau du groupe Murdoch, les démissions et arrestations se multiplient, touchant désormais les structures de direction du groupe lui-même, avec la démission et l’arrestation de Rebekah Brooks, l’extrême menace qui pèse sur James Murdoch (président de News International UK, placé juste au-dessus de Brooks), les auditions aux Communes (aujourd’hui) de Brooks et de Rupert Murdoch (ce dernier, par téléconférence). On y ajoutera de nouveaux éléments autour de ce foyer central, qui relèvent à la fois du fait divers et du soupçon de la criminalité au plus haut niveau ; avec la découverte, signalée en premier par le Guardian (le 18 juillet 2011), d’un sac contenant un ordinateur, des documents et un téléphone qui appartiendraient à Rebekah Brooks, dans la voiture du mari de Rebekah ; avec la mort, dans son appartement, de Sam Hoare, le journaliste de News of the World qui a contribué décisivement à révéler l’étendue du scandale des écoutes, et une mort que la police n’explique pas mais ne juge pas “suspecte”.

• Au niveau des institutions britanniques, alors qu’on voit s’accumuler les arrestations et que l’enquête de la police est contrainte de prendre un tour extrêmement agressif, cette même police (Scotland Yard), sous le coup d’accusations massives de corruption, est décapitée avec la démission de son chef et de l’adjoint de ce dernier (Sir Paul Stephenson et John Yates), et que d’autres hauts dirigeants du même Scotland Yard sont sur la corde raide (accusations de corruption, bruits de démission). C’est donc, comme l’observe The Independent de ce 19 juillet 2011, “le chaos à Scotland Yard” alors que Scotland Yard est ce même organisme qui est dans l’obligation, sous la surveillance du système de la communication (pression médiatique, fureur défensive du monde politique, fureur tout court, – supposée et dans tous les cas affirmée, – de l’opinion publique), de mener cette “enquête agressive” dont nous parlons plus haut. Quant à l’exécutif en charge théorique de la conduite des affaires (David Cameron le Premier ministre), il suit comme il peut, le souffle court, avec un Cameron largement compromis par ses liens avec Rebekah Brooks rentrant d’urgence d’une tournée en Afrique et mobilisant le Parlement pour un jour de plus pris sur ses vacances, pour que lui, Cameron, puisse faire une déclaration. (Extrême caractère incontrôlable de la situation : d’habitude, les premiers ministres dans cette situation sont particulièrement satisfaits de voir le Parlement partir en vacances ; Cameron, lui, le retient, comme s’il voulait s’accrocher à une structure stable, lui fût-elle hostile, dans cet emportement général d’incontrôlabilité.)

• …D’où cette question assez simple et sympathique : qui dirige le pays ? Question posée par Dominic Lawson, de The Independent (le 19 juillet 2011). Lawson répond que ce n’est certainement pas (plus) Rupert Murdoch, mais que ce pourrait être, par exemple, l’acteur Hugh Grant ; lequel Grant a pris avec autorité et alacrité la tête de la croisade des victimes des écoutes, et qui, désormais, fait des déclarations extrêmement dures sur la situation politique du pays («She [Brooks] was best chums with the Prime Minister – this Prime Minister, the previous Prime Minister – and was virtually running the country»).

• Aux Etats-Unis, autre territoire où des parties non négligeables du système de communication sont administrées, d’une façon un peu différente qu’au Royaume-Uni, par Murdoch, là aussi c’est la situation de l’incontrôlabilité des choses. (Voir une bonne nomenclature de la présence et de l'influence de Murdoch aux USA, par John Nichols de The Nation, repris par CommonDreams.org, le 17 juillet 2011.) Il y a eu des flottements dans l’attitude officielle, avec des tensions diverses entre démocrates et républicains (démocrates plutôt inclinés à “exploiter” le scandale au niveau politique, à cause des liens supposés exclusifs entre Murdoch et les républicains, ces mêmes républicains tirant plutôt dans l’autre sens). Mais il n’est pas certain pour autant que l’administration, – du moins ceux qui, dans l’administration, restent disponibles pour quelque intérêt pour cette affaire, n’étant pas absolument obnubilés par le débat sur la dette, – tenait à en faire un cas juridique officiel, avec les possibilités d’accroissement supplémentaire de ce caractère d’incontrôlabilité. Quoi qu’il en soit, le rythme des choses en a décidé autrement, et le DoJ (ministère de la justice) s’est incliné et a ouvert une enquête sur l’affaire (le Guardian du 18 juillet 2011). Cette enquête, qui répond à la loi Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), doit être massive et globale, le FCPA faisant obligation au DoJ à mener une enquête sur toutes les ramifications nationales et internationales d’une entité privée, dès lors que cette entité possède une structure américaniste officielle (cas du groupe Murdoch). L’enquête du DoJ n’a donc théoriquement aucune limitation géographique et factuelle, dès lors qu’elle passe par cette entité (la branche américaniste de Murdoch) qui est sous sa juridiction, avec le moyen de pression du maintien ou de la suppression des licences permettant à cette unité de fonctionner aux USA.

• Aux USA même, les publications du groupe Murdoch ne sont pas vraiment à la fête. Les plus intéressantes réactions viennent du Wall Street Journal (WSJ), qui publie un éditorial le 18 juillet 2011. L’article est présenté notamment par MediaMatters.org (très actif dans la bataille anti-Murdoch) le 18 juillet 2011, qui en fait un commentaire d’une extrême sévérité, faisant de l’édito une démonstration de bassesse, représentant «just one example in recent days of Murdoch’s American properties trying desperately to come to their owner’s aid by offering up the unseemly combination of fabrications and self-pity». Notre avis serait plus nuancé. L’éditorial présente certainement des vérités approximatives, voire des contre-vérités, mais il représente surtout une tentative très offensive d’affirmer la continuité de ce qui est présenté, par le WSJ lui-même, comme ses propres capacités et éthique professionnelles, dont il est affirmé qu’elles ont été largement maintenues depuis le rachat du journal par Murdoch. En ce sens, il s’agit plutôt d’une tentative de démarcation de celles des activités du groupe qui ont été mises à jour avec le News of the World et tout ce qui est apparu avec le scandale. On distingue là une tactique naissante, aux USA, qui pourrait annoncer, selon les résultats de l’enquête, un éclatement des positions, à l’intérieur du groupe, vis-à-vis de la direction du groupe elle-même. (A noter que MediaMatters.org rappelle un très long article du WSJ sur Rupert Murdoch, du 5 juin 2007, alors que le même Murdoch négociait férocement pour racheter le journal. A noter que les anciens propriétaires du WSJ, qui ont vendu le WSJ à Murdoch, ont déclaré publiquement qu’il ne l’aurait pas fait s’ils avaient connu la réalité des activités du groupe.)

Notre commentaire

Il y a peu d’exemples pour une crise de cette importance, d’un cas où la dynamique de la chose est complètement hors du contrôle des protagonistes, avec un départ situé à un niveau certainement émouvant (la révélation des écoutes de la famille d’une petite fille assassinée) mais sans aucune espèce de correspondance avec la hauteur des enjeux qui sont impliqués actuellement. Il semble n’y avoir pas de force structurée qui soit capable, pour l’instant, de reprendre ce contrôle (même pour poursuivre une stratégie de réduction et de punition du groupe Murdoch). Ce constat nous semble conforme à une situation que nous avons tentée d’analyser dans plusieurs textes (voir le 7 juillet 2011, le 9 juillet 2011 et le 15 juillet 2011). Le principal caractère de cette situation, et d’ailleurs aussi bien USA, malgré leur position pour l’instant très en retrait, qu’au Royaume-Uni, est l’absence de références structurées. Il s’agit principalement de l’absence complète des facteurs de la légitimité, voire de la souveraineté, notamment par l'absence de quelque acteur que ce soit capable de montrer des caractères régaliens.

Par définition, les activités du groupe Murdoch, d’une façon fondamentale et quasi exclusive pour certains domaines (dont les directions politiques) pour le Royaume-Uni, d’une façon importante pour les USA, avec l’aide d’autres forces autant que de la nature du pouvoir fédéral, ont contribué décisivement depuis 15 à 20 ans à l’élimination ce qu’il restait de légitimité et de souveraineté des pouvoirs politiques. Mais, bien entendu, le phénomène Murdoch n’a remplacé ces caractères structurants par rien de structurant, ses activités étant des activités de dissolution (influence diverses, jusqu’à une réputation de terreur physique, du style crime organisée, corruption, pressions indirectes). Ces activités, qui relèvent de la contrainte et de la force en général, peuvent être efficaces tant que rien ne vient les contrecarrer et que les événements généraux vont dans leur sens, mais elles s’avèrent impuissantes à imposer des structures durables ; d’où l’absence d’une possibilité de défense solide, voire de la subsistance d’une partie des effets psychologiques de sa domination, dès lors que cette domination est mise en cause, avec même la transformation des forces de cette domination en faiblesses mortelles, parce qu’elles relèvent d’un “pouvoir” (le groupe Murdoch) totalement dénué lui-même de légitimité et de souveraineté. C’est-à-dire qu’en exerçant sa dictature, notamment par les activités qu’on sait, le groupe Murdoch a renforcé son pouvoir quantitatif mais a développé une faiblesse qualitative qui montre aujourd’hui tous ses effets. C’est un reflet désormais habituel du fonctionnement du Système, dont Murdoch est évidemment partie intégrante, avec le développement d’une surpuissance s’accompagnant d’un processus d’autodestruction.

Dans cette situation, des courants qu’on jugeait totalement soumis et jugulés, et dérisoires, reprennent une puissance inattendue, notamment tout ce qui est charrié par le système de la communication qui retrouve alors son statut de Janus. On veut parler notamment de “l’opinion publique”, cette chose extrêmement vague et quasi impossible à substantiver, mais dont tout le monde parle dans cette affaire, et dont tout le monde ressent la pression psychologique qui pourrait d’ailleurs être pour une grande part une création de la psychologie et un étrange réflexe également autodestructeur. Il n’y a eu aucune manifestation de masse, aucun incident particulier contre Murdoch, etc., de la part du public, mais l’affirmation répétée et répétée, que le public est outragé, furieux, etc. (Tout juste peut-on parler à cet égard de la réaction de l’acteur Hugh Grant et de quelques autres célébrités, dont on peut pourtant difficilement croire qu’ils représentent l’“opinion publique”.) On peut donc admettre qu’il s’agit vraiment d’une dynamique créée par les événements eux-mêmes, et à laquelle se soumettent les différents centres de pouvoir. Brad Simon, un avocat de la firme Simon and Partners de New York, spécialisé dans la défense de consommateurs et groupes de plaignants individuels face à des scandales impliquant des grands groupes, fait une remarque sur le comportement du ministère US de la Justice (DoJ), d’une ambiguïté suffisante pour s’inscrire dans cette sorte d’explication qu’on propose : Simon présente l’attitude du DoJ, – et d’ailleurs comme on la voit aujourd’hui où le DoJ engage des poursuites, soumise justement à ce rythme des évènements, – comme si la position du DoJ avait finalement assez peu à voir avec les réels caractères de l’affaire, responsabilité ou pas, probable culpabilité ou pas, gravité des actes commis ou pas, etc., et tout avec le rythme des choses  : «The US justice department traditionally responds to fast-breaking news developments and the fact that there have been resignations and arrests in the UK make it more likely than not that the US authorities will pursue this matter.»


Mis en ligne le 19 juillet 2011 à 08H58